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CHAPITRE II : LE RETOUR VERS LES ORIGINES

2.3 L A RÉGRESSION

2.3.4 Le retour en deçà de la vie

La régression fait également écho à la préoccupation chez Tournier d’expliquer le commencement des êtres et des choses, de revisiter le passé pour réécrire l’histoire. Dans « Pierrot ou les secrets de la nuit », Tournier reprend les personnages très connus de la Commedia dell’arte et explique à travers eux l’origine de la célèbre chanson « Au clair de la

lune ». C’est Arlequin qui, piteux, la chante pour demander gîte et couvert à Pierrot. Il souhaite descendre dans le fournil où se trouve déjà Colombine qui est revenue dans son village natal. Pierrot accepte sa demande et tous les trois partagent avec bonheur le pain brioché de la réconciliation. Les paroles de la chanson représentent donc la porte d’entrée vers le réconfort et l’harmonie.

Dans son ouvrage L’Évangile selon Michel : la trinité initiatique dans l’œuvre de

Tournier, Lorna Milne affirme qu’on retrouve dans son œuvre non pas le simple désir de

retour aux origines, mais bien un véritable parcours initiatique qui mène vers une progression, un avenir réinventé :

Pourtant, pour séduisante que soit la symétrie d’une interprétation qui fait du parcours initiatique tourniérien une boucle qui nous ramène vers une réintégration définitive de la perfection perdue des origines, il faut souligner, chez Tournier et dans la structure archétype de l’initiation elle-même, la présence de plusieurs autres éléments qui forcent l’exigence d’une lecture plus nuancée. […] le but d’une initiation est immanquablement un changement de statut, une « renaissance » mais à un niveau supérieur. Si cette renaissance dépend presque toujours en grande partie d’une certaine régression qui permet ensuite au néophyte de « renaître », l’initiation reste inachevée tant que la dynamique de la régression n’a pas été inversée pour propulser le néophyte de nouveau en avant, vers un but qui peut être très différent120.

Lorna Milne décrit bien l’aventure initiatique qui passe obligatoirement par un temps d’antécédence. Si les personnages de Tournier subissent une métamorphose et passent d’un

120 Milne, Lorna, L’Évangile selon Michel : la trinité initiatique dans l’œuvre de Tournier, Amsterdam, Éditions Rodopi, 1994, p. 50.

état inférieur à un autre supérieur, ce n’est pas de façon linéaire, dans une suite évolutive bien programmée, mais bien à travers des retours en arrière obligés, des recommencements qui relancent leur destin final. Dans l’image familière de la chenille qui devient papillon, Tournier distribue autrement sur l’échiquier dynamique leurs places respectives. Ainsi, dans

Gaspard, Melchior & Balthazar, Maalek s’exclame : « Ne dirait-on pas que la puberté qui

fait d’eux [les enfants] des hommes, est la métamorphose d’un papillon en chenille? » (p. 65) Comme quoi il faut redevenir enfant-papillon quand on est devenu adulte-chenille.

Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, Robinson régresse pour ensuite renaître meilleur, comme métamorphosé : « La lumière fauve le revêtait d’une armure de jeunesse inaltérable […]» (VLP, p. 254). Alors que juste auparavant il se trouvait « vieux et sans forces » (VLP, p. 251), il connaît maintenant une extase solaire121. Le lecteur est en droit de

se demander si c’est seulement le soleil qui redonne cette jeunesse à Robinson, lui qui souhaitait la mort122, ou si ce n’est pas aussi la proximité de son nouveau et jeune compagnon Jeudi, mis à la place de Vendredi comme le jour d’avant, celui qui représente « le dimanche des enfants » (VLP, p. 254). Dans la rousseur partagée, Robinson trouve en Jeudi son jumeau, et au cœur de Speranza, son île-mère123, il retrouve le chemin de sa jeunesse.

121 Son extase solaire est décrite dans un passage où on peut lire le mot « fauve » qui rappelle les cheveux de celui qui deviendra son nouveau compagnon : « C’était le mousse Jaan qui servait à table, à demi englouti dans un immense tablier blanc. Son petit visage osseux, semé de taches de son, s’amenuisait encore sous la masse de ses cheveux fauves […] » (VLP, p. 244).

122 Robinson cherchait un moyen de mettre fin à ses jours : « Il était sûr qu’il trouverait le moyen, en se glissant entre les blocs, de s’enfoncer assez avant pour se mettre à l’abri des animaux. Peut-être même au prix d’une patience d’insecte retrouverait-il un accès jusqu’à l’alvéole. Là il lui suffirait de fermer les yeux pour que la vie l’abandonne, si total était son épuisement, si profonde sa tristesse » (VLP, p. 252).

123 Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, Robinson se love dans le passage étroit d’une grotte, (ce qu’il nomme « l’alvéole », mentionnée dans la note précédente), cavité décrite comme un ventre maternel : « À ce

C’est donc bien un retour qui apporte à Robinson une vie nouvelle à l’abri du temps et des vicissitudes de la société, comme s’il avait une seconde chance d’être heureux sur son île avec un jeune compagnon. L’île lui offre le spectacle de ses beautés, des « fleurs qui […] pivotèrent toutes ensemble sur leurs tiges en écarquillant leurs pétales du côté du levant. Les oiseaux et les insectes emplirent l’espace d’un concert unanime » (VLP, p. 253). Robinson vit désormais en harmonie avec la nature. Parmi tous les personnages des grands romans de Tournier, Robinson est sans doute le seul, même si justement sa solitude est grande sur son île déserte, à pouvoir envisager un avenir heureux. Il choisit de rester sur l’île comme dans un à-côté de l’existence. Il n’existe plus pour le reste du monde. Peut-être ce dénouement est- il possible grâce justement à la fusion avec son île, avec les éléments naturels et maternels qui le préservent de tout exil hors du paradis. En conséquence, s’il y a initiation, ce n’est pas par le passage de l’enfance au monde adulte, mais plutôt, comme dans « Barbedor », par une

transformation qui est une hésitation à assumer pleinement la fonction symbolique, qui

permet à l’adulte de redevenir un enfant dans une régression positive. À la fin d’un long parcours initiatique, Robinson ne se présente plus comme le père du jeune mousse roux, mais plutôt comme son frère, voire son jumeau tel que décrit dans le tirage du tarot, mise en abyme du roman. Dans l’incipit, en effet, tout est symboliquement raconté à travers les cartes du tarot et la scène finale qui représente Robinson et Jeudi est décrite à partir de l’arcane du Lion : « Deux enfants se tiennent par la main devant un mur qui symbolise la Cité solaire »

degré de profondeur la nature féminine de Speranza se chargeait de tous les attributs de la maternité » (p. 107). Arlette Bouloumié précise que Speranza est vue à la fois comme la mère et l’épouse dans Michel Tournier : Le

(VLP, p. 12). L’image est très forte qui immobilise l’enfance dans un monde préœdipien aux portes du symbolique.

Dans Les Météores, le voyage en train de Paul pour récupérer son frère fuyard se fait manifestement à rebours : « Nous sommes partis de la borne 2879,7 et nous remontons vers le 0. Cela n’est pas pour me déplaire : ce voyage est bien un retour124 » (p. 558). À la fin de

ce périple, Paul survit à un parcours initiatique sous le mur de Berlin : « Il s’arc-boute, rassemble un matériel dérisoire et hétéroclite autour de lui, et lorsque la mâchoire molle et ruisselante se referme lentement sur son corps crucifié, il sent ces pièces dures le broyer comme des dents d’acier » (LM, p. 603). Cette dure épreuve le laissera à moitié mort, à jamais immobilisé. Marie-Claude Lambotte rappelle que ce sentiment d’immobilité, où le temps se fige et les repères temporels deviennent flous, est souvent décrit par les sujets mélancoliques :

Notons alors, à la suite du sentiment de fixité des choses que décrivent les patients, que, du point de vue phénoménologique, le temps paraît s’« éclipser » de l’expérience vécue du malade, et laisser celui-ci sur une impression contradictoire d’écoulement et d’immobilité, sans qu’aucun repère n’indique une direction passée ou future125.

Tournier souligne que la vieillesse pousse parfois les gens à s’enfermer dans leurs souvenirs : « À nos âges, le passé est un abîme béant où il est mortellement doux126 de se laisser

124 Le mot « retour » est souligné par Tournier.

125 Lambotte, Marie-Claude, Le Discours mélancolique, op. cit., p. 53. 126 Nous soulignons.

glisser » (JE, p. 35). Il devient facile alors de consentir au flot des souvenirs qui ressurgissent et de se laisser enserrer par le passé comme dans des entrailles maternelles, espace mortifère, mais enveloppant, où on peut s’enliser pour l’éternité. Cet oxymore laisse voir la presque simultanéité de l’angoisse et du soulagement, montre la fascination du mélancolique pour le vide, le néant de la mort.

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