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CHAPITRE II : LE RETOUR VERS LES ORIGINES

2.3 L A RÉGRESSION

2.3.3 Le fantasme d’autoengendrement

Le roi se baissa, ramassa la plume et la posa en équilibre sur la paume de sa main. Alors la plume tourna et s’immobilisa dans la direction sud- sud-ouest, celle qu’avait choisie l’oiseau pour disparaître. C’était un signe, une invite. Nabounassar, tenant toujours la plume en équilibre sur sa paume, s’élança dans l’escalier du palais […] Lorsqu’il se trouva dans la rue […] personne ne parut le reconnaître. […] Était-ce que ce comportement insolite leur paraissait incompatible avec la dignité d’un roi? Ou bien autre chose, par exemple un air de jeunesse nouveau qui le rendait méconnaissable? (GMB, p. 118)

Dans ce passage de « Barbedor », conte tiré du roman Gaspard, Melchior & Balthazar, un roi régresse en âge et retrouve, comme par magie, une nouvelle jeunesse. C’est le récit

d’un monarque sans enfant, préoccupé de sa succession, qui triomphe comme personne de la vieillesse et de la mort, qui échappe à la loi commune et redevient petit garçon. Réputé pour sa magnifique barbe « fluviatile et dorée » (GMB, p. 113) qu’il admire chaque jour dans son miroir, Nabounassar III s’aperçoit bientôt que celle-ci commence à blanchir. Malgré lui et de façon mystérieuse, on lui arrache un par un ses poils blancs pendant ses siestes d’après-midi. Au dernier retiré, il réussit à apercevoir l’oiseau responsable de ce préjudice et se met à sa poursuite grâce à une plume qui, comme une boussole, lui indique la direction à prendre. Il découvre en haut d’un arbre le nid de l’oiseau, fabriqué des poils blancs de sa barbe, qu’il décide d’emporter avec lui. Sur le chemin du retour, il se sent incroyablement léger et agile. Aux portes du palais, on l’acclame : « Vive notre nouveau roi Nabounassar IV! » (GMB, p. 121) C’est le début d’un règne « nouveau ». La boucle est bouclée. Le lecteur revient au point de départ.

L’arrachement des poils de barbe est l’élément déclencheur qui fait rupture et amène le roi à vivre une régression positive, voire une renaissance. Plusieurs indices dans la narration soulignent que Nabounassar III redevient un enfant, par exemple la façon cavalière dont les gens l’interpellent sur le chemin du retour : « Nabou », « petit galopin » et « petit Nabou »(GMB, p. 120). La succession problématique de ce roi sans enfant se résout sous le signe du même alors que la narration, dans un formidable court-circuit, évite les lois de la filiation qui sont aussi celles du vieillissement et de la mort. Au lieu d’accepter de renaître dans un autre, le narcissisme ici devient circulaire, dans le retour à soi, le repli sur le même, excluant toute intervention fécondatrice. Un miraculeux autoengendrement.

Insérée au centre d’un roman Gaspard, Melchior & Balthazar, l’histoire du roi Barbedor est de fait un récit inventé expressément pour Hérode, qui en impose le sujet à son conteur Sangali, à savoir les problèmes d’un roi devenu vieux qui s’inquiète de sa succession. Ce conte est donc une mise en abyme annonciatrice du dénouement que prendront les événements à venir. Hérode en est bien conscient :

Le conte que nous a fait Sangali est assez instructif. L’étoile errante ne saurait être à mes yeux que l’oiseau blanc aux œufs d’or que poursuit le vieux roi Nabounassar en quête d’une progéniture. Le vieux roi des Juifs se meurt. Le roi est mort. Le petit roi des Juifs est né. Vive notre petit roi! (GMB, p. 152)

Ayant eux aussi compris la portée prophétique de ce conte et confirmés dans leurs soupçons sur les mauvaises intentions du roi par l’archange Gabriel, les mages se garderont bien de rendre compte à Hérode de leur visite à l’Enfant Jésus. C’est la fin d’un règne et l’avènement d’un autre, cette succession n’étant pas une cassure ou un rejet, mais bien une reprise et un renouvellement. Le Nouveau Testament, c’est l’Ancien régénéré119.

Il existe une correspondance entre le conte « Barbedor » et Vendredi ou les limbes du

Pacifique. Après l’explosion sur l’île, Vendredi tend à Robinson un miroir. L’image de lui

119 Tournier le souligne lui-même : « […] la loi du pardon qui n’abolit pas la loi du talion, mais la transcende infiniment » (GMB, p. 217). Il fait référence ici à la parole de Jésus : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes; je ne suis pas venu abroger, mais parfaire » (Matthieu, 5:17).

que celui-ci reçoit préfigure le début de la renaissance à un nouvel ordre des choses, à une nouvelle jeunesse :

Du même coup, il avait perdu son aspect solennel et patriarcal, ce côté « Dieu-le-Père » qui appuyait si bien son ancienne autorité. Il avait ainsi

rajeuni d’une génération, et un coup d’œil au miroir lui révéla même qu’il existait désormais – par un phénomène de mimétisme bien explicable – une ressemblance évidente entre son visage et celui de son compagnon. Des années durant, il avait été à la fois le maître et le père de Vendredi. En quelques jours il était devenu son frère – et il n’était pas sûr que ce fût son frère aîné (VLP, p. 191).

Robinson rajeunit, comme Barbedor, ce qui entraîne le changement radical de son rôle dans l’ordre générationnel. De « père » qu’il était, il devient le jeune frère de Vendredi. À partir de ce moment, au lieu de chercher à dominer Vendredi, Robinson s’identifie à lui. Cette transformation, qui le place dans une position égalitaire est, bien sûr, une façon de biffer la figure autoritaire du père qui s’impose comme tiers Autre, mais aussi, et surtout de faire retour au même.

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