• Aucun résultat trouvé

1.3 L E MIROIR NOIR DU MÉLANCOLIQUE

1.3.2 Le puisard

Le miroir noir se retrouve dans deux fragments autobiographiques où Tournier décrit le puisard de sa maison : le premier tiré du Vagabond immobile, le second de Petites Proses. Dans ces deux passages, particulièrement signifiants, se remarquent de légères différences : quelques ajouts, des retraits, des modifications dans l’ordre des mots et des substitutions.

Fragment 1, tiré du Vagabond immobile :

Mon puisard. Depuis toujours, des pluies abondantes entraînaient dans ma cave la formation d’une flaque, qui devenait mare, qui noyait parfois la chaudière. À force de tarabuster mon plombier, le voilà qui creuse au centre de ma cave un trou, aux parois cimentées, d’un mètre de profondeur et de quarante centimètres de côté (donc de cent soixante

82 L’image finale du roman est celle d’Idriss devant la vitrine de la bijouterie qui contient la goutte d’or. Avec son marteau-piqueur, emporté dans une danse effrénée, il n’est plus conscient du monde qui l’entoure. Il ne voit pas que la vibration de son instrument fracasse la vitre de la boutique et il n’entend pas les sirènes des voitures de police qui se précipitent pour l’arrêter.

litres de contenance). C’est ce qu’on appelle un puisard. Définition du dictionnaire : égout vertical sans écoulement. J’admire cette définition exacte, mais doublement contradictoire : un égout est un conduit horizontal, servant à l’écoulement des eaux. Depuis, je ne me lasse pas d’observer l’eau qui chaque jour monte ou descend au fond du trou. C’est un miroir noir83 où se reflète ma tête et que parcourent parfois de

mystérieux frémissements. Une semaine, il s’est trouvé complètement à sec et j’ai pu voir, et même à grand-peine palper, les viscères fauves de ma maison. Plus tard, peu s’en est fallu qu’il déborde. C’est beaucoup mieux qu’un thermomètre ou un baromètre. C’est l’anus, ou le vagin, ou l’intestin de la maison. Et il faut tenir compte de l’identification que j’ai toujours vécue entre ma maison et moi. Étrange narcissisme qui me fait descendre parfois en pleine nuit pour observer mon puisard. Une fois, rentrant d’un dîner, j’ai trouvé une sorte de bêche dans un chantier à proximité. Elle avait la forme et la longueur voulues pour atteindre le fond du puisard. J’ai peiné deux heures pour tirer du trou, par quantités infimes un sac d’une très belle terre rousse probablement tout à fait stérile. Je me demande si je parviendrais à m’y glisser tout entier comme un fœtus. Il faudrait qu’auparavant une retraite sévère me réduise considérablement. Il y a un couvercle de ciment. Si je le rabattais sur ma tête, qui donc viendrait me chercher là? Le plombier a parlé de placer au fond une pompe électrique qui évacuerait l’eau dès qu’elle atteindrait un certain niveau. Je n’aimerais pas cette violence mécanique infligée à ma maison dans ce qu’elle a de plus intime et de plus humide. (VI, p. 73)

Fragment 2, tiré de Petites Proses :

Puisard. Depuis toujours, des pluies abondantes entraînaient la formation d’une flaque dans la cave, qui devenait mare, qui noyait parfois la chaudière. À force de tarabuster mon plombier, le voilà qui creuse au centre de ma cave un trou aux parois cimentées d’un mètre de profondeur et de quarante centimètres de côté (donc de cent soixante litres de contenance). C’est ce qu’on appelle un puisard. Définition du dictionnaire : égout vertical sans écoulement. J’admire cette définition exacte, mais doublement contradictoire : un égout est un conduit horizontal, servant à l’écoulement des eaux. Depuis, je ne me lasse pas d’observer l’eau qui chaque jour monte ou descend au fond du trou.

C’est un miroir noir84 où se reflète ma tête et que parcourent parfois de

mystérieux frémissements. Une semaine, il s’est trouvé complètement à sec et j’ai pu voir, et même à grand-peine palper, les viscères fauves de ma maison. Plus tard, peu s’en est fallu qu’il déborde. C’est beaucoup mieux qu’un thermomètre ou un baromètre. C’est l’anus, ou le vagin, ou l’intestin de la maison. Un étrange narcissisme qui me fait descendre parfois en pleine nuit pour observer mon puisard. Une fois, rentrant d’un dîner, j’ai trouvé une sorte de bêche dans un chantier à proximité. Elle avait la forme et la longueur voulues pour atteindre le fond du puisard. J’ai peiné deux heures pour tirer du trou, par quantités infimes un sac d’une très belle terre rousse probablement tout à fait stérile. Je me demande si je parviendrais à m’y glisser tout entier comme un fœtus. Il faudrait qu’auparavant une retraite sévère me réduise considérablement. Il y a un couvercle de ciment. Si je le rabattais sur ma tête, qui donc viendrait me chercher là? Une nuit, j’ai montré mon puisard à Catherine M. En descendant, elle était verte de peur. Mais plus tard, elle m’a avoué sa déception : elle espérait que j’allais l’assommer, la couper en morceaux, et en remplir le puisard. Le plombier a parlé d’une pompe électrique placée au fond du trou et qui évacuerait l’eau dès qu’elle atteindrait un certain niveau. Je n’aimerais pas cette violence mécanique infligée à ma maison dans ce qu’elle a de plus intime et de plus humain. (PP, p. 27)

L’image du narrateur dans ce miroir noir frémit selon le niveau variable de l’eau, et quand le puisard s’assèche, elle disparaît pour faire place à un fantasme puissant, ambivalent et surdéterminé85. En tenant compte de l’identification du narrateur avec sa maison exprimée dans le premier fragment, le puisard en vient à représenter ses viscères, c’est-à-dire à la fois ses entrailles, aussi bien l’appareil digestif (intestin, anus) que l’appareil gestatif (utérus, vagin), dans les deux cas appareils excréteurs. Il faut noter ici le déplacement qui fait du

84 C’est nous qui soulignons.

85 Il y a surdétermination quand une « formation de l’inconscient – symptôme, rêve, etc. – renvoie à une pluralité de facteurs déterminants. […] La formation renvoie à des éléments inconscients multiples qui peuvent s’organiser en des séquences significatives différentes, dont chacune, à un certain niveau d’interprétation, possède sa cohérence propre » (Laplanche, J. et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Presses universitaires de France, 2016, p. 467).

corps du narrateur aussi un corps féminisé et qui marque en conséquence l’absence nette de distinction entre l’un et l’autre. Fantasme du retour à la fusion d’origine où corps-mère et fœtus ne sont encore qu’un seul et même être, fantasme clairement représenté dans le premier fragment, mais voilé dans le second au profit de la simple évocation du retour au sein maternel. Disparaître aux yeux du monde, rentrer dans le ventre maternel, dénaître en quelque sorte, tel Robinson enserré dans la grotte, lieu de sa béatitude86. Retourner dans les

limbes maternels c’est en même temps désirer la mort, là où rien ni personne ne peut pénétrer : sous « le couvercle de ciment », au fond de la tombe, « […] qui donc viendrait me chercher là? »

Parmi les modifications opérées dans ces deux fragments, la substitution finale de « humide » en « humain » est particulièrement révélatrice en ce qu’elle accentue le caractère

anthropomorphique de la maison tout en conservant en toile de fond, comme une allusion, l’élément liquide du qualificatif d’origine87. Chez Tournier, cette thèse le fera voir

subséquemment, l’élément liquide – eau et lait – est directement associé à la mère, ce qui suggère ici la mise en scène d’une naissance, mais comme à rebours. Par ailleurs, dans le second fragment, se remarque un ajout important, qui vient relancer la figure de la mort associée à la dénaissance. C’est l’introduction d’un autre personnage, Catherine M., une

86 Cet épisode peut rappeler aussi le texte fétiche de Tournier : Le Mystérieux Voyage de Nils Holgersson dans lequel le jeune héros rapetisse, devient minuscule, disparaît aux yeux du monde. De ce livre donné par son père, Tournier précise : « C’est le numéro 1 de ma bibliothèque. Par lui en effet, je suis entré en littérature. J’ai pour la première fois découvert ce qu’était un grand texte et que si je faisais quelque chose de bien de ma vie, cela ressemblerait à ce livre » (VL, p. 89).

femme sur laquelle est projetée la peur du morcellement que peut engendrer aussi l’incorporation dévorante du corps-mère. Ici, la mère qui porte l’enfant devient un ogre qui le piège et le détruit.

Le Journal extime décrit un épisode similaire, mais écrit avec un certain détachement puisque le narrateur n’y est que spectateur :

Ma cuve à mazout qui fonctionne depuis vingt-cinq ans est vide, et un spécialiste vient la récurer. Pour ce faire, cet homme – qui n’est ni jeune ni mince – se glisse à l’intérieur par le « trou d’homme » de quarante- cinq centimètres de diamètre avec tout juste quarante centimètres d’espace jusqu’à la voûte de la cave. Le plus curieux, c’est qu’il a l’air d’aimer ça. Je me demande comment on le sortirait de là s’il avait un malaise dans l’air empesté de la cuve. Faudrait-il le couper en morceaux ou fendre la cuve comme pour une césarienne? (JE, p. 89)

La narration présente sensiblement la même image et suppose que le personnage est heureux d’être dans cet espace exigu. Le fantasme de morcellement, qui se retrouve uniquement dans le texte de Petites Proses, revient également, mais en conjonction avec la maternité présente dans celui du Vagabond immobile. Fantasme d’un corps maternel qui met ici davantage l’accent sur la dimension excrémentielle jouissive mise en scène également dans le synopsis d’un conte fantastique : « […] il est victime d’un envoûtement. Son pire ennemi est pharmacien et sculpte des suppositoires à son image. Il les vend ensuite à telle ou telle personne. Le narrateur a un rêve obsessionnel : se glisser tout entier dans cet anus et y fondre de plaisir » (JE, p. 71). La référence à l’espace anal dans cette description évoque le désir de sodomie du narrateur, mais aussi son dépassement. Ce qui est jouissif ici, c’est se retrouver

dans un lieu clos, l’anus, mais aussi le ventre maternel, pour une expérience hors cadre, pleine et complète. Le désir de sodomie devient une substitution réparatrice, l’effet d’après-coup d’un désir plus profond de retour au sein maternel. Cette plongée bienheureuse dans le trou-

ventre maternel, qui n’est pas sans violence, précipite le sujet dans le tout et le rien, là où le

plein et le vide se côtoient88. Le Pied de la lettre joue de cette opposition du vide et du plein.

C’est le mot « comble » qui y est encensé par Tournier :

Comble. Plénitude. Débordement. Sommet intérieur, obscur et secret d’une maison. L’un des plus beaux mots de la langue française (PL, p. 49).

Combler le vide veut dire remplir, d’où les mots « plénitude » et « débordement », mais

Tournier enchaîne ensuite avec les combles d’une maison, c’est-à-dire sa charpente. Il s’agit donc d’une contraction de deux sens : remplir pleinement, mais aussi structurer le vide. « Obscur » et « secret » permettent de faire un rapprochement avec un autre terme de prédilection de Tournier :

Gravide. Se dit de la femme enceinte et de la femelle pleine. Ce beau mot sombre et mystérieux (Comment vide peut-il signifier plein?) nous rappelle que dans les situations les plus fondamentales, l’homme ne se distingue pas de l’animal (PL, p.92).

88 Le « plein » et le « vide » sont des concepts qui évoquent aussi le manque originel qui affecte la structure hystérique (qui sera étudiée dans la seconde partie de cette thèse), le « vide » étant cette forme en « creux » qui demande à être comblée.

S’impose ici la liaison entre le vide et le plein dans l’image de la femme enceinte, comblée. La cohérence ici n’est pas de l’ordre du langage, mais dans le fantasme de la « femelle pleine ». En fait, il s’agit d’un jeu sur les mots qui n’a rien à voir avec l’étymologie gravis

qui signifie lourd et non pas vide comme Tournier veut le laisser entendre. Le mot « taciturne », synonyme de peu loquace, est défini également par Tournier avec les mêmes

qualificatifs :

Taciturne. L’un des plus beaux mots de la langue française, sombre, étrange, d’une sonorité mate avec une pointe d’acidité (PL, p. 167).

La répétition de sombre-obscur et secret-étrange-mystérieux, qui revient dans ces définitions différentes, établit une parenté dans le fantasme. « Taciturne » signifie silencieux, qui parle peu. Ce terme porte en lui une part de vide. Ainsi, même dans l’évocation de la béatitude fusionnelle, les figures du vide, du silence et de la mort restent présentes et interpellent la mélancolie du sujet.

Documents relatifs