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1.3 L E MIROIR NOIR DU MÉLANCOLIQUE

1.3.5 L’autre côté du miroir

Observé dans « L’Aire du muguet », le désir de passer de l’autre côté se retrouve également dans « Amandine ou les deux jardins », où un mur se dresse comme un obstacle. Amandine vit dans le jardin bien rangé de son père, en paix avec l’image que lui renvoie son

miroir, mais elle rêve, comme son chat, de « sauter le mur » (CB, p. 42) et de découvrir l’autre jardin, ce jardin sauvage, véritable lieu initiatique. Elle franchit le pas et se retrouve dans un monde de sexuation et d’érotisme qui va lui faire perdre son innocence de petite fille. Elle revient dans son jardin transformée et son miroir refuse de la reconnaître. Que s’est-il donc passé? Une métamorphose. La petite fille est devenue femme comme le montre la « traînée de sang sur sa jambe » (CB, p. 46) alors qu’elle n’a « d’écorchure nulle part » (CB, p. 46). Ce conte rappelle De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll. Comme Alice, Amandine traverse le miroir pour un monde inversé, fascinant certes, mais d’une inquiétante

étrangeté.

C’est le chat dans l’histoire d’Amandine qui permet le passage d’un monde à l’autre tout comme dans Alice au pays des merveilles, c’est le fameux chat du Cheshire qui accompagne Alice et philosophe à ses côtés. Le chat est un animal mystère pour Tournier :

Mon chat est l’âme de cette maison, de ce jardin. […] Pour un chat, un voyage est une catastrophe irrémédiable. Un déménagement c’est la fin du monde. Comme je comprends bien la leçon de sédentarité absolue qu’il me donne jour et nuit! Quelle fascination exerce sur moi son enracinement total ici même! Cela va loin. Très loin. Pas plus loin en vérité que l’autre côté du mur sud de mon jardin. Cet autre côté, c’est le cimetière du village. Parfois j’entends un bruit de bêche. Bruit métaphysique : c’est le fossoyeur qui creuse. […] Mon chat lève vers moi son visage énigmatique. Il ferme lentement ses yeux d’or et ne dit mot (PP, p. 13).

Le chat possède les lieux où il vit. Il est très important pour lui de circonscrire le lieu qu’il habite. Tournier se dit fasciné par sa sédentarité, lui pour qui la perspective de déménager et de quitter son presbytère est exclue : « […] autant me demander de me faire couper un bras ou une jambe » (PP, p. 13). Mais l’immobilisme c’est la proximité de la mort et son lieu est le cimetière. Symboliquement, le cimetière délimite le lieu de la mort, lui donne une assise. Le mélancolique est précisément celui qui souffre d’une absence de lieu qui conduit au besoin de cadre, ne serait-ce que pour circonscrire son vide. Ainsi, le chat incarne pour Tournier la parfaite aisance d’un sédentaire qui a réussi à habiter dans un lieu déterminé et rassurant. Pourtant, il est aussi celui qui sait ce qu’il y a de l’autre côté du mur et, tel un passeur potentiel, il peut sur demande, mais avec les risques que cela comporte, faire le pont entre le jardin des vivants et le cimetière des morts.

Dans Vues de dos aussi la vie et la mort se côtoient comme le suggère une superbe photo d’Édouard Boubat qui représente une fenêtre-miroir :

Nous sommes retenus dans l’ombre chaude au seuil d’un lumineux spectacle. Le rosier – doublé par son reflet dans la vitre, triplé par le bouquet du premier plan – est l’émissaire du jardin de curé ébloui de soleil que nous soupçonnons sans le voir. Mais c’est surtout ce gros chat paisible, posé sur le rebord de la fenêtre, qui nous sert de relais. Le plus sédentaire des animaux, symbole de la jouissance et de la possession des lieux, règne en notre nom sur les massifs bourdonnants d’insectes et les arbres figés dans la lumière.

La vitre reflète un décor figé. Le spectateur de cette scène est dans la pénombre de la pièce, il ne peut qu’entrevoir la luminosité du jardin à travers les rares rayons de soleil qui proviennent de la fenêtre. Le jeu des ombres conserve un côté mystérieux. Tout n’est pas dévoilé dans le reflet de la vitre, l’image reste floue comme dans un miroir noir. Le spectateur ne peut que pressentir la vie du jardin de curé qui n’est accessible que par des relais comme les déclinaisons du rosier ou encore le chat, en position de celui qui voit tout, passeur94 entre

deux mondes. Avant de naître à la lumière du jour, le bébé flotte dans les entrailles maternelles. Son univers est restreint, figé dans un en deçà de la vie qui le protège des agressions extérieures. Le monde ne lui est pas directement accessible, il est de l’autre côté de l’existence.

94 Dans Relire Tournier, op. cit., aux pages 93 et 94, Danièle Henky précise que les animaux chez Tournier ont souvent ce rôle : les lapins dans « La Fugue du petit Poucet », le chat dans « Amandine ou les deux jardins », l’oiseau dans « Barbedor » et nous pourrions ajouter le chien dans Vendredi ou les limbes du Pacifique.

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