• Aucun résultat trouvé

Vous vous regardez dans un miroir. Vous êtes tranquille, tout est en ordre, votre cravate, votre raie, votre sourire. Mais soudain, il s’efface, ce sourire. Car vous venez de remarquer un détail bizarre, anormal, inquiétant, monstrueux : le bracelet-montre que vous portez au poignet gauche, oui, il est bien là, la montre marche. Seulement pas dans le miroir. L’homme qui s’y reflète, c’est bien vous indiscutablement. Mais il n’a pas de bracelet-montre. (MA, p. 188)

Anecdote inquiétante que cette image qui semble ne pas correspondre à la réalité et laisse sous-entendre la présence d’un phénomène surnaturel inexplicable. Bien sûr, le lecteur va supposer que la seule explication logiquement acceptable est que le fameux bracelet- montre disparu au poignet gauche réapparaît forcément au poignet droit dans l’image inversée du miroir. Mais le texte est clair : l’homme du miroir n’a pas de montre. Elle manque à sa place. Inquiétante étrangeté d’une image qui précipite le sujet dans une sidération angoissante. Jacques Hassoun parle d’une absence énigmatique78 chez le sujet mélancolique.

L’autre du miroir, qui existe en dehors du temps, est une énigme. Le bracelet-montre, objet disparu dans l’image spéculaire, est symbole du temps, ce temps perdu et impossible à rattraper. Il montre in absentia un sujet immobilisé, hors temps, dans une sorte d’à-côté de la

vie, au bord de la mort. Freud souligne en effet que, pour beaucoup de gens, l’inquiétante étrangeté « se rattache à la mort79 ». Le mélancolique l’éprouve plus qu’un autre, jusqu’à en être traversé d’angoisse dans cette image de lui-même qui en fait un être amputé, incomplet, différent. Un monstre?

L’image inversée du miroir est également mise en évidence dans un épisode où Tournier raconte de mémoire « La Reine des neiges » d’Andersen80 :

Le Diable a fait un miroir. Déformant, bien entendu. Pire que cela : inversant. Tout ce qui s’y reflète de beau devient hideux. Tout ce qui paraît mauvais semble irrésistiblement séduisant. Le Diable s’amuse longtemps avec ce terrible joujou, puis il lui vient la plus diabolique des idées : mettre cet infâme miroir sous le nez de... Dieu lui-même! Il monte au ciel avec l’objet sous le bras, mais à mesure qu’il approche de l’Être Suprême, le miroir ondule, se crispe, se tord et finalement il se brise, il éclate en des milliards de milliards de fragments. Cet accident est un immense malheur pour l’humanité, car toute la terre se trouve pailletée d’éclats, de miettes, de poussières de ce verre défigurant les choses et les êtres. On en ramasse des morceaux assez grands pour faire des vitres de fenêtre – mais alors malheur aux habitants de la maison! – et en plus grand nombre des éclats pouvant être montés en lunettes – et alors malheur à ceux qui portent ces sortes de lunettes! (VP, p. 50)

79 Freud, Sigmund, L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 246.

80 Le conte d’Andersen comprend plusieurs sections. Voici celle qui concerne la réécriture de Tournier étudiée ici. Le Diable a fait un miroir où le bien et le beau disparaissent presque entièrement au profit du mal et du laid. Les diablotins transportent le miroir jusqu’aux cieux pour se moquer des anges et de Dieu. À cause des objets divins qui s’y reflètent, la glace tremble tellement que les petits diables l’échappent. Elle se fracasse à la surface de la terre en de multiples fragments qui causeront la désolation. La « mémoire » du narrateur Tournier est ici excellente. Un seul point diffère dans sa réécriture : Tournier insiste sur les contrastes en prêtant au Diable lui- même l’intention de jouer un tour à Dieu.

Le miroir diabolique ne peut supporter de s’approcher de Dieu, comme s’il refusait de briser la perfection divine. Comme le vampire, Dieu est un être hors cadre, « irreprésentable ». Éclaté en une multitude de petits fragments, le miroir se coupe pour toujours de l’image d’origine, véritable catastrophe qui signe l’impossibilité de voir les choses comme elles sont, de faire du regard le lieu de la vérité.

Dans le texte d’Andersen, un éclat de miroir se loge dans l’œil du jeune Kay et glace son cœur. Le miroir satanique change non seulement le regard du jeune homme sur le monde, mais aussi l’aveugle. Il ne peut plus reconnaître les siens ni déceler la beauté des choses et des êtres. Chez le mélancolique, c’est le regard maternel indifférent, insensible, ou pire encore, glacial et méprisant, qui paralyse le sujet et l’évide de son être. L’éclat du miroir est cette blessure qui engourdit le personnage au point où son esprit oubliera toute sa vie passée et sera plongé dans une inertie proche de la mort. Seule son amie Gerda, qui a fait un long voyage pour le revoir, pourra espérer le sauver. Quand elle le retrouve enfin, il ne la reconnaît pas. Mais les larmes de la jeune fille viennent déloger l’éclat dans l’œil de Kay et parviennent à réchauffer son cœur. L’amour secoue l’engourdissement mortel, ranime le jeune homme, permet la reconnaissance.

Documents relatifs