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Inquiet de ce qu’il peut lui arriver
Au début de l’affaire et par la suite, après s’être renseigné, le médecin s’inquiète de ce qui peut advenir à l’issue de l’affaire. Il imagine le pire et se dit : « Si je ne parviens pas à leur partager ma version des choses, que va-t-il m’arriver ? » Ou bien encore : « Si la justice peut
105 aller jusque là, comment pourrais-je m’en sortir ? » Tant que l’affaire n’est pas terminée, ils gardent une inquiétude latente, même si ce n’est pas toujours au premier plan.
« Je ne vois pas où ça peut s’arrêter, si le juge décide que je suis coupable, je ne voyais pas comment me défendre parce que moi, j’étais de bonne foi. […] A chaque fois qu’il y avait une nouvelle étape, j’étais en droit de me demander mais comment ça va se terminer ? Garde à vue ? Prison ? On ne sait jamais ! » Pierre.
Emmanuelle, dit aussi : « Tant que l’affaire est pas terminée, on est jamais tranquille ! » Un autre point d’inquiétude durant l’affaire qu’ils sont nombreux à avoir relevé est la réception d’un courrier recommandé. Même s’il n’était pas en lien avec la mise en cause, cela engendrait chez eux un stress démesuré : « Je ne pouvais plus les ouvrir je les ai tous
portés chez l’avocat » Bertrand. Ou bien : « Quand je voyais le facteur avec une lettre recommandée, chaque fois c’était tachycardie à cent à l’heure, c’est excessivement désagréable ! » Françoise.
Caroline, avait été prévenue de cela par un confrère : « [il] m’avait dit chaque fois que tu vas
recevoir un courrier ça va te remuer le couteau dans la plaie. »
S’ils sont tous plus ou moins préoccupés pendant toute la durée de l’affaire, certains sont aussi très déstabilisés, voire se sentent dévalorisés par l’accusation dont ils font l’objet.
Dévalorisé dans ses compétences de médecin ou ses qualités relationnelles
Pour plusieurs médecins, l’accusation par le plaignant les a meurtris. Après une période de culpabilité et de dévalorisation, ils se sont beaucoup remis en question. C’est particulièrement vrai pour Sylvie qui s’est sentie complètement remise en cause par la plainte qu’elle a subie. Elle ne savait pas quoi changer dans sa manière d’exercer la médecine à partir des reproches qui lui étaient faits. Ce qu’elle vivait le plus mal dans cette affaire, c’est d’être accusée de ne pas avoir correctement informé sa patiente. En effet, l’information du patient était un combat qui lui tenait particulièrement à cœur, pour lequel elle militait depuis ses premiers pas à l’hôpital.
Encadré n°4 : Retentissement personnel pour Sylvie
« Alors ce que ça, ce que ça a déclenché, moi j’étais extrêmement mal, ça m’a profondément… démolie, ça a duré des années en plus donc ça m’a profondément démolie pendant des années, à plusieurs titres. La première c’est que je voyais pas, vous avez vu le contexte enfin la façon dont moi je travaille, heu, heu, j’ai trouvé ça profondément injuste […] Je voyais absolument pas comment je pouvais remettre en cause ma façon d’exercer, […] ça a été très, très difficile pour moi. […] Donc quand on m’a reproché de pas avoir informé ma patiente des risques qu’elle prenait en ne faisant pas de colo, j’ai trouvé ça parfaitement dégueulasse et comme en plus […] sur la question de l’information heu, compte tenu et de ma pratique militante sur cette question là, sur le fait de, de m’être beaucoup battue sur
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cette question là avec les associations de malades, heu, d’avoir toujours considéré depuis que je suis très, très jeune médecin, même depuis que j’étais étudiante en médecine que le droit d’information au patient, c’est un droit non discutable. […] Depuis toujours, l’information au patient c’est… dire à un patient qu’il a un cancer n’est pas pour moi, n’a jamais été pour moi un problème. »
Ces propos de Sylvie illustrent combien il est difficile pour les médecins d’accepter qu’une seule histoire, puisse remettre en cause toute leur vie de médecin et leur façon d’exercer la médecine. Ils ont l’impression que lorsqu’ils font face à la justice tout ce qu’ils ont fait de bien jusque-là n’est pas pris en compte et ils le vivent plutôt mal !
Dans l’entretien de Bertrand, accusé par la veuve d’un patient d’homicide involontaire dans un contexte de retard de prise en charge via la régulation du 15, je retrouve aussi des éléments qui étayent cette idée quand il m’explique : « Le hasard, le jour où je reçois le
recommandé de la mise en examen, ce jour là, j’arrive chez moi j’étais de garde et j’avais fait un diagnostic d’intoxication au monoxyde de carbone, c’est quand même pas fréquent et à l’époque, on avait pas les détecteurs. Donc sur un jeune qui a été transféré en caisson hyperbare, enfin vous voyez, ce genre de truc, enfin où j’ai sauvé la vie de quelqu’un. Alors j’arrive chez moi et ma femme me donne le recommandé qu’elle avait eu de la mise en examen je me dis putain, on fait quand même un métier vachement dur ! »
Il établit un parallèle entre ce cas, où il a montré ses compétences réelles et son affaire où ses compétences ont été remises en cause. Effectivement, il a été obligé de fournir des attestations et des diplômes à la justice pour confirmer qu’il avait bien le niveau requis. Il se revalorise auprès de moi en se montrant capable de faire un diagnostic difficile « sans détecteur ». Il souligne combien il semble lui pénible en parallèle d’être accusé, ayant l’impression d’être performant dans son métier.
Préoccupé donc nécessairement moins disponible pour ses patients ou sa famille
Parmi les interviewés, nombreux sont ceux qui ont admis que, immédiatement après la mise en cause ou après un nouveau rebondissement de l’affaire (courrier ou expertise), ils sont tellement préoccupés qu’ils ne sont plus totalement présents à ce qu’ils font. « C’est sûr que
le jour où vous avez reçu la lettre recommandée, vous êtes moins disponible. Peut-être pas le jour mais au moins dans les deux heures qui suivent. Quand vous êtes convoqué à un truc, c’est sûr que de tout façon vous êtes pas disponible, enfin beaucoup moins disponible parce que après ça, ça habite vos pensées tout le temps, quoi. » Pierre.
Un des médecins, Bertrand, a expliqué que pour faire face à la situation et se protéger il s’est constitué une « carapace » et a beaucoup travaillé à la fois pour son cabinet mais aussi pour sa défense. Il s’est donc isolé de sa famille et a finalement divorcé quelques temps après la fin de l’affaire. « Je m’étais complètement occulté de ma vie de famille et autre. C’était
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invivable pour la famille ! Je m’en rendais pas compte. Si, j’en parlais à ma femme et à mes enfants, mais j’étais complètement enfermé dans ma bulle. Les enfants ont souffert de ça. »
Les autres médecins du corpus ont souvent cherché du soutien auprès de leur conjoint mais n’ont pas su me dire si l’affaire avait eu un impact dans leur vie familiale. L’un ou l’autre a pu évoquer l’inquiétude de son conjoint qu’il a donc essayé de préserver en lui livrant le minimum d’information sur l’affaire.
Pour Isabelle, l’affaire a fait tâche d’huile car ses propres enfants étaient dans la même école voire dans la même classe que les enfants de la patiente qui l’accusait. Elle a donc cessé de rentrer dans l’école avec ses enfants du jour au lendemain sans pouvoir tellement leur en expliquer la cause. Elle craignait en effet que cette affaire ait un impact sur eux : « Donc, les
enfants étant dans la même classe, heu, je me dis faut que je les prévienne, mais je suis tenue au secret, je peux pas dire qui c’est, donc j’ai dit aux enfants, il y a quelqu’un de l’école qui est fâché contre moi, si jamais tu en entends parler, tu leur dis heu moi je m’en fous, c’est pas mes histoires, c’est les histoires de ma mère. Parce que, comment… ‘fin c’est ce que j’ai trouvé après avoir réfléchi, donc je ne vais plus dans la cour de l’école, les chercher, je les attends dans ma voiture sur le trottoir, parce qu’on était en avril, parce que je me dis mais furibarde comme elle est, heu, infecte comme elle est, elle est capable de, elle est peut-être capable de me faire une scène dans la cour de l’école. Et moi, comment je vais m’en sortir, quoi. Je voyais pas comment je pouvais m’en sortir ! »
Hyper vigilant = énergivore
Deux ou trois m’ont expliqué qu’immédiatement après le début de l’affaire, ils ont redoublé d’attention pour éviter de passer à côté d’un symptôme. Cette vigilance extrême qu’ils exerçaient en vue de prévenir le risque d’un nouveau procès les a souvent fatigués : « Je
dirais presque, quand il y a un problème comme ça, on fait encore plus attention à ce qu’on fait pour éviter de faire une bêtise quelconque, quoi. » Pierre.
Déprimé, atteinte psychique
Pour certains, comme relevé précédemment, le recours ponctuel à un psychanalyste a été nécessaire afin de prendre le recul suffisant pour aborder la situation et construire leur défense. Parmi ceux-là, pour deux médecins, un homme et une femme, le soutien supplémentaire d’un psychiatre et un traitement par antidépresseurs ont été indispensables tant ils avaient été déstabilisés psychiquement par leur affaire. J’imagine que la durée de l’affaire a pu contribuer à un tel retentissement sur ces médecins qui ont épuisés leurs ressources psychiques. J’ai noté que ces deux personnes ont en commun d’être très impliquées dans différents projets autour de la médecine, plutôt sur le plan social ou éthique. Ce sont des médecins qui ont possiblement idéalisé à minima le statut de médecin et ont le désir, en tant que médecin, d’améliorer les choses autour d’eux.
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« J’ai perdu le sommeil pendant plusieurs années. […] J’étais très, très déprimée. […] Moi, ma douleur au cabinet, je dirais… Il y a des moments où ils l’ont senti par contre mes associés. J’étais… Parfois il m’arrivait de pleurer dans mon bureau et tout ça. C’était une période difficile, hein. […] Je me suis retrouvée dans un gouffre. […] J’ai pris un traitement antidépresseur pendant plusieurs années. » Sylvie.