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Affaire qui fait écho à d’autres affaires ou erreurs : ils ont changé d’attitude

Durant   l’entretien, les médecins évoquent spontanément d’autres affaires qui font écho dans leur esprit à   celle  qu’ils   sont   en   train   de  me   raconter.   Ce   sont   des   histoires   d’erreurs médicales, plus ou moins dramatiques, et certaines les ont, semble-t-il, beaucoup marqués. Ils en parlent souvent en disant que dans ces affaires, où ils reconnaissent leur erreur, ils auraient  accepté  d’être  attaqués  en  justice,  ils  l’auraient compris, et ils font donc le parallèle avec   l’affaire   qui   les   a   conduits devant   une   juridiction   et   pour   laquelle   ils   n’ont   pas   eu   l’impression  d’avoir  mal  fait  leur  travail.

« Je sais parfaitement les gens qui auraient pu me faire condamner,  et  Dieu  sait  s’il  y  en  a.   Même  de  temps  en  temps  on  se  dit  mince,  c’était  ça ! Et  ça  arrivera  toujours  tant  qu’on  aura   pas   l’IRM   corps   entier   en   deux   secondes   dans   le   cabinet avec un lecteur code barre…   Et encore ! » Alain, 63 ans.

103 Il y a une espèce de discours commun et de surface : « des erreurs on en fait tous » ou bien « si on commence à avoir peur de faire des erreurs on ne fait plus ce métier » ou encore « des

erreurs, je passe mon temps à en faire ! » S’ils  reconnaissent  leur  impuissance  à  éviter  toutes  

les erreurs, ils les incluent dans une espèce de lot commun, sans   doute   dans   l’idée   de   pouvoir les supporter ; puisque tout le monde en fait, ils ne sont pas plus mauvais que tout le monde. Par ailleurs, je me permets de penser aussi que ces erreurs ainsi évoquées, ils les assimilent parfois à des « aléas »  qui  échapperaient  donc  aux  procédures  d’organisation  du   travail et contre lesquels ils seraient démunis.

J’observe  aussi  parfois  que  mes  interlocuteurs admettent faire ou avoir fait des erreurs, en revanche, dans le cas pour lequel ils sont mis en cause, ils   n’ont   souvent   pas   l’impression   d’avoir mal agi. Est-ce un biais lié au recrutement ?  Ce  n’est  pas  impossible, aucun médecin se sentant fautif, ou entièrement responsable, et ayant été condamné, n’a   accepté   de   témoigner.   Tous   ceux   qui   m’ont   répondu   ont   réussi   à   mettre   à   distance   leur   culpabilité   et   s’ils   ont   été   condamnés, ils ont   l’impression   que   c’était   à   tort. Il semble que pour eux, les affaires qui passent en justice ne sont pas toujours celles qui le méritent, il existe probablement un certain déni qui pourrait expliquer ce biais apparent.

Toutes ces erreurs qu’ils  évoquent ne sont pas suivies de plaintes. Parmi le corpus, quelques- uns ont cependant  fait  l’expérience d’autres  plaintes  de  patients  après  une première affaire. Je remarque que ces médecins se  comportent  tout  à  fait  différemment  lors  d’une  seconde, voire  d’une  troisième  affaire.  Ils  se  sentent  plus  armés  et  connaissent  mieux les rouages de la  juridiction.  L’effet  de  surprise  passe  plus vite et ils gagnent en efficacité pour se défendre. Ils ont aussi une attitude plus détachée, ne sont plus déstabilisés ni dépassé par leurs émotions. Ils sont aussi plus confiants dans leurs avocats puisqu’ils   ont   déjà   travaillé   avec   eux. Leur manière de raconter ces affaire est différente, le discours est plus rapide, plus fluide. Ils vont plus vite au but  et  n’hésitent  pas  à  dire  s’ils pensent que le patient a tort. Alain, ayant eu une première  affaire  à  l’Ordre pour laquelle il a été condamné, adopte une attitude très offensive lorsqu’une  seconde  patiente  le  met  en  cause.  

Encadré n°3 :  la  deuxième  affaire  d’Alain

« J’ai  eu  une  autre  plainte  de  patient  qui  a  eu  tout  faux,  hein,  qui  a  eu  tout  faux.  Mais  j’ai   quand   même   passé   un   mauvais   moment,   j’ai   perdu   du   temps   à   colliger   les   arguments,   les   courriers  les  trucs…  Elle  avait  tout  faux !  […] Elle  a  porté  plainte  comme  quoi  je  l’avais  pas   bien  soignée.  […]  J’ai  dit  heu  écoutez,  Mme  Lambda,  je  comprends, vous avez porté plainte alors  je  vous  dit  d’abord,  un,  je  ne  suis  plus  votre  médecin,  donc  heu  c’est  pas  la  peine  d’aller   voir   ma   secrétaire   pour   signer   un   nouveau   contrat   de   soins,   vous   n’êtes   plus   heu, bon. D’autre  part,  je  trouve  que vous avez  été  très  déloyale  et  moi  j’ai  vu  avec  mon  avocat  - j’ai   bluffé un peu - moi   j’ai   vu   avec   mon   avocat,   heu   c’est   moi   qui   vais,   je   vais   porter plainte contre vous. Je vais vous attaquer pour plainte abusive parce que on est, ce matin je devais être  à  l’hôpital, il est midi moins dix, il va falloir que je rattrape toute une demi journée à l’hôpital,  où  il  y  a  des  gens  qui  sont  contents  de  mes  soins  et  je  ne  veux  pas  m’embêter  avec   des gens pour qui je ne suis pas responsable et qui ne sont pas contents de mes soins. Donc

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je  vais  vous  attaquer,  je  vais  vous  faire  un  procès  et  j’espère  que  ce  procès  fera  jurisprudence   et  que  ça  calmera  un  peu  tous  les  patients  mécontents  qui  devraient  être  mécontents  d’eux- mêmes et qui sont mécontents du médecin en projetant leur mécontentement, qui nous font perdre du temps et qui en plus nous génèrent du stress. Donc je demanderai des dommages et intérêts et pour la mauvaise foi de votre dossier qui tient pas la route, contrairement à ma défense. »

Le changement  d’attitude  est très net. Le médecin qui se sent agressé devient « agresseur ». La patiente, qui,  aux  yeux  d’Alain, semble avoir tort, récupère en boomerang l’agacement  du   médecin déjà   été   échaudé   par   sa   première   affaire.   Il   n’est   plus   du   tout   empathique, considérant avoir travaillé consciencieusement et dans ce sens avoir droit au respect. Cela se manifeste quand il la menace de porter plainte pour lui faire peur. A travers ses propos, j’ai   l’impression   qu’il   la   remet   à   sa   place   vertement   pour   qu’elle comprenne la portée de sa plainte et ses éventuelles conséquences. L’attitude   d’Alain   était   probablement   en   accord   avec  la  réalité  puisqu’il  a  en effet été blanchi dans cette affaire.

Ce changement de posture s’est vérifié aussi pour Isabelle. Elle avait été bouleversée par sa première affaire, et restait fragile même après avoir été mise hors de cause. En fin d’entretien, en   dehors   de   l’enregistrement, elle   m’a   expliqué   être actuellement mise en cause  à  l’Ordre  par  un jeune homme paranoïaque qui lui reprochait son état psychique très dégradé.   Dans   cette   nouvelle   affaire,   elle   ne   se   sent   pas   responsable   et   ne   s’implique pas personnellement. Pourtant, les patients qui   l’ont mise en cause dans la première et la seconde affaire ont été assez violents dans leurs propos envers elle. La première fois, elle a été très atteinte alors que la seconde, les  menaces  du  patient  n’ont eu aucune prise sur elle. Lorsque je lui ai fait remarquer ce  changement  d’attitude, elle a simplement souri en disant qu’elle  ne  pensait  pas  avoir  tant  changé. Elle  m’a  rappelé  un  mois  après  l’entretien  pour  me   dire  que  la  conciliation  s’était  très  bien  passée.

Les  médecins  du  corpus  n’ont  pas  toujours  pu  percevoir  ce  changement  d’attitude  n’ayant   été   mis   en   cause   qu’une   seule   fois.   Cependant, quand je leur demandais quels étaient, à leurs yeux, les   retentissements   qu’avaient   eu   l’affaire   dans   leur   vie   professionnelle,   ils   avaient souvent noté quelques modifications.

C. Retentissements immédiats : plus personnels, pas seulement