J’ai choisi de n’interroger que des médecins dont les affaires étaient complètement terminées, pour avoir leur point de vue actuel sur l’affaire et pouvoir ainsi capter l’évolution de ce point de vue avec le temps. Systématiquement, quand dans l’entretien nous arrivons au moment d’aborder leur affaire, les médecins commencent par dire qu’ils ne se souviennent plus très bien, qu’ils essayent d’oublier puis une fois lancés dans le récit ils sont capables de rapporter avec précision des détails et cela me permet de comprendre que cette apparente contradiction n’est en réalité que le reflet de leur mécanisme de protection vis-à- vis de ce souvenir douloureux.
« La procédure a dû durer deux ans, je suis incapable de dire précisément en quelle année c’était » dit Bertrand, qui quelques phrases plus tard, évoque le contexte de la première
confrontation avec le juge d’instruction ; il parle de l’assistante de son avocat qui n’est venue qu’une seule fois le représenter : « Oui je me souviens, je me souviens, une jeune femme
blonde assez jolie, très à l’aise, qui me dit ah, mais détendez-vous à 98 % c’est le non lieu ! »
Ce qui est certain, c’est que les souvenirs temporels sont plutôt imprécis, ils admettent tous ne pas se souvenir exactement de la date du début de l’affaire ou hésitent longtemps avant de la retrouver, ils ne savent pas non plus précisément combien de temps cela a duré. Quelques médecins m’ont permis de consulter le dossier de l’affaire, j’ai alors, en effet, pu noter que les souvenirs temporels étaient souvent très imprécis : l’affaire paraissait souvent plus longue qu’elle n’avait duré en réalité. Je fais l’hypothèse que pour ceux dont je n’ai pas pu consulter le dossier on aurait pu retrouver la même contradiction. On peut sans doute mettre cela sur le fait que la discontinuité et la pénibilité des affaires les fait paraître plus longues. Bernard précise bien d’ailleurs : « C’était très lent. […] T’es convoqué plus d’un mois
après. C’est en termes de mois, c’est pas en termes de jours. […] J’ai plus les dates en tête mais ça paraît très long. »
Ils me racontent l’affaire quelques années voire quelques décennies plus tard, et leur manière de décrire les plaignants est parfois encore pleine d’émotions, selon qu’ils étaient d’accord ou non avec leurs griefs ou bien selon l’image qu’ils en avaient. Plusieurs catégories de personnages-plaignants semblent exister dans les différents récits que j’ai recueillis. Les
99 mots qu’ils utilisent pour les dépeindre, me permet de pouvoir les imaginer à travers leurs yeux. Les portraits sont plutôt caricaturaux et m’amènent à les classer selon leurs niveaux sociaux-culturels, c’est le critère qui paraît faire la différence entre ces personnages.
La première catégorie serait à mon sens celle des plaignants décrits comme étant des gens simples, limités ou encore peu cultivés. L’opinion des médecins envers eux est parfois assez franche comme je l’ai mis en évidence dans le paragraphe sur le dénigrement des plaignants. Dans quelques cas, longtemps après l’affaire, les médecins peuvent à nouveau les considérer en comprenant que ces plaignants, un peu limités, se sont sans doute trompés de combat ou ne savaient pas trop ce qu’ils cherchaient en portant plainte.
Ce type de plaignant a été bien décrit par Françoise : « c’était un monsieur très bête », un « ancien alcoolique en invalidité », « il travaille pas ». Pour compléter le tableau, elle dépeint la femme de ce monsieur, pour laquelle elle a été mise en cause, avec des mots du même registre, tout en insistant bien sur le fait qu’elle la considérait comme malade : « c’est une
psychotique […] très délirante, excessivement grave, complètement anorexique », « sa pauvre femme, elle refusait de se faire soigner » et plus tard, lorsque les complications
médicales arrivent et que la plainte survient, l’attitude change un peu : « elle commençait à
me faire suer » !
Une autre catégorie est celle des plaignants plutôt de classe moyenne, notables de petite ville ou salariés bien insérés socialement et qui comprennent un peu mieux ce qu’ils attendent en portant plainte. Ce sont d’ailleurs souvent les proches d’un patient décédé qui accusent le médecin, en vue d’obtenir des explications pour mieux comprendre et accepter le décès. Dans un cas, c’est un patient qui demande réparation pour un dommage, et qui est d’ailleurs accompagné par son généraliste dans cette démarche.
La plaignante qui a mis en cause Pierre entre bien dans cette seconde catégorie. Elle est décrite avec plus d’empathie que dans les autres exemples choisis pour illustrer ces descriptions car le médecin est d’accord avec sa démarche initiale qui consistait à rechercher la vérité. C’était « une mère célibataire », « elle était enseignante, elle raisonnait
sainement », « la pauvre mère de famille », elle a enduré toute la procédure, mais « ça lui a pas rendu son enfant », et, sans doute, « ça lui a coûté de l’argent ». Elle a été « mal conseillée ».
Et pour finir certains plaignants sont décrits comme des gens plus cultivés dont la plainte n’aurait pour seul objet que de rendre le médecin responsable de la disparition d’un proche, ou bien, dans les cas d’attestation dans les divorces, de nuire à « l’ex » contre lequel on se trouve confronté.
Les propos de Bernard concernant un plaignant de cette catégorie sont très clairs et imagés : c’est une personne issue d’une « famille très connue », notable, « un grand intello », « on
l’avait suivi [lui] pour ses problèmes », il était « violent » et « a eu un rôle épouvantable auprès de sa femme », « ce mec se présentait en père martyr » alors que ce n’était qu’une
100 « crapule », « c’est un salaud manipulateur ». Je crois que ces mots se suffisent à eux même pour comprendre comment ce plaignant est perçu par le médecin et pour l’imaginer.
Certains sont encore très émus de revenir sur cette tranche de vie. Un des médecins était, au début de l’entretien, très en retrait, presque agressive. J’avais initialement mis ça sur le compte de ma maladresse et de la brutalité de mes questions, puis pendant l’entretien elle m’a coupée pour savoir exactement pourquoi j’avais choisi ce sujet. Peut-être avait-elle le sentiment d’être jugée, quoi qu’il en soit, ma réponse a du lui convenir puisque dès qu’elle a repris le fil de son histoire, les réponses étaient beaucoup plus personnelles et fouillées qu’au début.
Encadré n°2 : moment clé de l’entretien avec Sylvie
[nous finissons d’évoquer son affaire et elle conclut] Donc voilà, vous avez un aperçu de… Pourquoi vous avez choisi ce sujet ?
(rire) heu pourquoi ? parce que j’ai eu l’impression en tant qu’externe qu’on me sensibilisait à ça, pourquoi, je ne sais pas très bien, est-ce que j’étais plus réceptive quand on m’en parlait. On nous a parlé de pas mal « d’histoires de chasse » un peu terribles, heu. J’étais à Ambroise Paré à Boulogne, une histoire qui s’était passée aux urgences. On nous apprenait à toujours nous méfier des patients, de ce qui leur arrive, de rien rater, des examens complémentaires, donc voilà. J’ai l’impression qu’on m’apprenait à me méfier du patient et de sa famille. Et puis…
C’est qui votre directeur de thèse ? C’est François Bloedé […]
C’est vachement bien, hein d’avoir choisi ça Oui
Quand il m’a envoyé un petit mail en disant écoute, qu’est-ce que t’en penses ? Oui
Et pourtant j’ai très honnêtement j’ai plus envie de parler de ça, ça m’a… Oui
J’ai encore,
C’est encore douloureux ? Ah, très douloureux.
Oui, enfin voilà. C’est pour ça que j’ai choisi ce sujet là. J’ai moi-même fait une erreur en tant qu’interne qui m’a fait très mal parce que j’étais toute seule devant ce truc là, que j’avais fait une vraie bourde qui aurait pu être très grave, voilà. Ça a été récupéré à temps et tout ça, mais je me suis fait descendre par mon chef de service, je me suis retrouvée toute seule du coup face à ça, face à la famille, évidemment, heureusement, c’est pas allé plus loin parce que ça aurait pu être grave.
C’était en quoi ?
J’étais en médecine adulte dans un petit hôpital, le chef était pas là souvent et Il vous a descendue ?
Oui, oui, oui. Totalement.
C’est dégueulasse ! Voilà, on est exactement dans le problème, heu… […] Quand on a beaucoup de boulot, qu’on est crevée, alors moi, j’avais l’habitude de dire à une période quand je faisais encore des cours, […] j’avais l’habitude de dire, il faut se méfier de la dernière consultation quand on est crevé, c’est à dire celle où les gens, quand on accompagne les gens à la porte, on a déjà fait la consultation, on a qu’une envie c’est de rentrer à la maison et
101 Hum
Et ils nous livrent une petite information ce qui fait que de deux choses l’une, ou on passe à côté d’une information essentielle, soit on décide qu’on va se rasseoir et on remet le patient en face de nous et on lui demande de dire ce qu’il en est. C’est comme ça que j’ai suivi mon premier cancer de l’estomac chez une très jeune femme.
Cet extrait permet de comprendre combien sa question arrive de manière abrupte dans le dialogue. J’ai été un peu déstabilisée puis ai répondu avec beaucoup de franchise, en me plaçant dans la position de celle qui avait fait une erreur et en avait été meurtrie. On comprend bien qu’à ce moment-là, elle change d’attitude et s’ouvre davantage. Sa position physique a d’ailleurs changé, au départ, elle était enfoncée dans son siège, les bras croisé en me regardant de côté puis après ma réponse, elle s’est penchée en avant, s’est rapprochée du bureau et a planté son regard bien en face du mien. Après mon explication, elle me voit plus comme une « élève » puisqu’elle fait allusion au cours qu’elle donnait aux internes en médecine générale, elle ne se sent donc pas jugée. Elle a admis souffrir encore beaucoup de son affaire et avoir donc hésité à en parler et c’est seulement après l’avoir informée de l’origine de ma démarche que le climat de confiance, propice à un échange plus libre, s’est installé.
Trois médecins ont admis être encore très touchés par l’affaire qui avait marqué profondément leur vie et si, globalement ils étaient d’accord pour dire qu’ils étaient passés à autre chose, le fait d’en reparler éveillait chez eux de mauvais souvenirs. Un de ceux-là, Alain, m’a dit : « c’est pour ça que ç’aurait pas été toi, j’aurai eu du mal à en parler. J’essaye
d’étouffer quelque part, j’y repense jamais. »
Au gré de mes multiples lectures des entretiens, j’ai remarqué que souvent les réponses à mes questions concernant leur ressenti étaient bien plus plates que certaines phrases dissimulées ça et là dans le fil du récit. Elles apportaient alors bien plus d’informations sur ce qu’ils avaient réellement ressenti pendant tel ou tel moment de l’affaire. Véronique semblait tout à fait à l’aise de me raconter son histoire, absolument pas émue, d’autant plus qu’elle avait le sentiment d’avoir fait tout ce qui était possible pour le patient concerné. En surface, elle répond effectivement à mes questions de manière très générale : « C’est quelque chose
d’intéressant, c’est une expérience particulière qui à mon avis n’est pas archi-fréquente mais n’est pas forcément si rare que ça » mais plus tard elle dit « il n’en reste pas moins que c’est une expérience désagréable » dans une phrase où elle répondait à une tout autre question.
C’est elle aussi qui désigne l’affaire comme étant un « caillou dans la chaussure ».
Ils livrent souvent, au cours de l’entretien, leur interprétation de l’histoire en montrant que leur opinion sur les protagonistes a évolué avec le temps. Ils ont essayé de comprendre la démarche du plaignant, de savoir pourquoi la personne est allée jusqu’à la plainte.
102 Le jeune médecin, Caroline, accusée d’avoir produit un faux certificat de virginité à une jeune fille qui était enceinte raconte : « Parce que le souci, en fait, c’est que c’est pas moi qui
l’ai mise enceinte la gamine, hein. […] Et je pense que la fille avait peur, après, que son copain soit inquiété, parce que, justement, elle était mineure et il était majeur, […]. Donc, euh, je pense que la solution pour elle c’était, au départ, de faire la morte et je pense qu’après ses parents ont dû être assez autoritaires et assez influents pour que… Enfin, c’est mon analyse maintenant, au départ je lui en voulais quand-même. Parce que moi, dans ma tête, je n’avais pas fait ça pour lui nuire mais plutôt pour la protéger. Parce que quand je l’ai eu toute seule au cabinet, que sa mère était sortie de la consultation, elle avait vraiment très peur de ses parents et surtout de son père. »
Leur point de vue sur leur propre culpabilité peut aussi évoluer énormément au cours du récit et à distance de l’affaire. C’est en effet le cas pour Bernard : « C’est par rapport à ta
propre culpabilité que c’est le plus dur, essayer de te persuader que ce que t’as fait, c’était pas si mal vu le contexte », puis plus loin dans l’entretien et dans l’histoire : « Quand le jugement est prononcé, c’est fini, on en parle plus. Je me sentais pas coupable. Je mets tout ça dans un carton je le sors plus. » Dans cette affaire le médecin a été condamné à verser à la
famille une somme d’argent modique en réparation des dommages liés au décès de la patiente. Je trouve tout à fait étonnant de constater que, si ce médecin se sentait plutôt coupable au début de l’affaire, lorsqu’elle se termine et qu’il est condamné, donc considéré comme coupable par la justice, lui-même a réussi par un processus tout à fait extraordinaire à se dédouaner et à éloigner toute mauvaise culpabilité possiblement destructrice
Il apparaît donc bien que le temps écoulé, entre l’affaire et l’entretien, permet que les sentiments vis-à-vis des protagonistes ou du jugement évoluent. Je constate aussi que pour quelques uns, l’émotion est encore vive longtemps après les faits.
B. Affaire qui fait écho à d’autres affaires ou erreurs : ils ont