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1. Prendre connaissance de la mise en cause

L’affaire   peut   débuter   de   différentes   manières   plus   ou   moins   stigmatisantes   pour   le   médecin. Ce qui semble être le moins difficile est le courrier simple ou bien le coup de téléphone par lequel le médecin apprend sa mise en cause. Vient ensuite le courrier recommandé qui est le moyen le plus utilisé par les différentes instances pour signifier la mise en cause.

Didier, un médecin de 52 ans, a  reçu  une  assignation  à  comparaître  qu’il a dû aller chercher à la mairie de son domicile. Il a trouvé cela très désagréable car il a pris sur son temps de travail  pour  s’y  rendre.  De  plus,  il  a  eu  l’impression d’être  regardé  de  travers par certains des employés municipaux qui étaient aussi des patients.

Enfin, deux médecins ont vu arriver un huissier au cabinet. Cette situation semble être la plus  pénible  car  l’huissier  ne  met  pas  toujours  de  gants  pour  expliquer  le  but  de  sa  visite  au milieu  d’une  journée  de  consultation. Il signifie parfois la mise en cause assez ouvertement et   les   patients   qui   sont   dans   la   salle   d’attente   sont   alors   mis au courant. Cependant, à ce moment-là, le médecin est encore théoriquement présumé  innocent…

« Un beau matin un huissier arrive au cabinet avec un papier bleu, au vu et au su de tout le monde, hein, il y avait des patients autour, il y avait ma secrétaire, et il a dit – ben je viens pour   déposer   un   papier   pour   convoquer   le   docteur   puisqu’il   est   inculpé dans une histoire d’homicide  involontaire   – ce qui est très agréable quand ça se passe au cabinet. » Explique

Pierre, un médecin à la retraite. Cette affaire lui est arrivée quand il était encore jeune installé, dans les années 80.

Parfois le plaignant se manifeste avant même que les instances aient sollicité le médecin. Dans deux affaires les médecins ont eu à faire face à des patients très en colère. Ils ont parfois eu peur de subir de la violence physique tout en se laissant atteindre par les propos très violents des patients à leur égard.

Isabelle raconte en effet que lorsque sa patiente a su le diagnostic de sa tumeur, par le biais d’un   autre   médecin consulté en parallèle, et cela quelques semaines seulement après qu’elles se soient vues pour ce même problème au cabinet, elle a eu a subir son mécontentement : « Un jour je reçois un coup de fil, une furie, 20 minutes au téléphone en

train  de  hurler  […]  donc,  elle  vient  me  voir  au  cabinet,  une  furie,  une  furie…  je pouvais pas en caser  une  et  j’étais…  j’étais très secouée par cette histoire-là. »

Certains   ont   insisté   sur   l’opacité   des   formulations de la justice qui engendre un stress supplémentaire car ils comprennent mal ce dont on les accuse et ce qu’ils   encourent. Bernard, précise en effet à   propos   d’une plainte déposée devant la justice civile pour un retard de diagnostic de cancer par la famille de la patiente décédée : « Tu lis le papier, tu

55 Un autre médecin, Sylvie, 60 ans, souligne à quel point les mots contenus dans le document qui signifie la mise en cause peuvent être mal perçus d’autant   plus   qu’elle   se   sentait   attaquée injustement pour un retard diagnostic fautif pour une patiente très difficile et exigeante : « la mise en   cause   était   insupportable   et   puis   les   textes   qu’on   a   reçus étaient

horribles ».

D’autres   enfin   précisent   que   dans   la   mise   en   cause   formalisée   sur   le   document   qu’ils   reçoivent,   ils   ne   peuvent   aucunement   savoir   ce   qu’ils doivent faire ni ce qui va se passer ensuite et   cela   participe   à   l’anxiété   du   départ.   C’est   notamment   le   cas   de   Didier,   médecin   accusé  par  son  jeune  patient  d’un  retard  diagnostique : « Alors, oui, très agréable, on reçoit

un  papier  complètement  sec  en  plus,  c’était  pas  très  drôle. » 2. Ressenti immédiat

Au   moment   où   le   médecin   comprend   qu’il  est  mis   en   cause  par  un   patient   ou   sa  famille   il   ressent toujours cela comme une mauvaise nouvelle  avec  un  degré  d’intensité  variable  mais   souvent élevé. La surprise est souvent totale comme   je   l’ai   montré précédemment. A la lumière des différents entretiens, je  peux  aussi  affirmer  qu’elle  est  en tout cas vécue comme telle par les médecins interviewés. Pour ceux qui ne savaient pas du tout ce qui était arrivé à leur  patient,  c’est  parfois  l’occasion  de  découvrir un décès ou une aggravation importante, et cela augmente   l’impression   de   catastrophe.   Les   mots   qu’ils   utilisent   pour   désigner   ce   moment sont : « on ressent un grand vide », « un stress intense », ou bien « une sidération » « ça fait peur parce qu’on  sait  pas  ce  qui  va  nous  arriver ».

Bernard, ce médecin à la retraite, rapporte pudiquement son ressenti après avoir signé l’assignation  que  lui  apportait  l’huissier  à  son  cabinet : « la  première  chose  que  ça  fait,  c’est  

un  drôle  d’effet,  sur  le  moment ça  m’a  fait  un   drôle  de  coup. » C’était  pour  lui  la  première  

fois   qu’il   était   mis   en   cause   par   un   patient   devant   une   juridiction   après   de   nombreuses   années  d’exercice.  

Françoise, médecin de ville de 54 ans, raconte au  sujet  d’une  affaire  où  elle  a  été  mise en cause   par   le   mari   d’une   de   ses   patientes   psychotiques : « C’est   vraiment   une   situation   de  

stress,  la  tachycardie,  une  situation  d’urgence.  Vous  imaginez  pas  que  ça  peut  vous  tomber   dessus. » La  mise  en  cause  est  arrivée  bien  après  le  début  de  l’histoire médicale litigieuse, et

peu de temps avant, le mari était  venu  la  voir  pour  qu’elle  remplisse  le  dossier  de  sa  femme   pour la MDPH3. Ils avaient alors discuté de ce qui arrivait à la patiente qui était encore hospitalisée.  A  aucun  moment  elle  n’a  pu  ressentir  d’animosité  ni  de  rancœur  de ce patient envers elle au cours de la consultation. Les   mots   qu’elle   choisit   pour   désigner   ce   moment   sont très forts tels   que   ‘situation   d’urgence’.   Elle   établit   une   comparaison   avec   l’urgence  

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MDPH : Maison Départementale des Personnes Handicapées, le dossier à déposer pour obtenir des prestations   sociales   est   à   remplir   par   le   médecin   traitant,   c’est   assez   long   et   fastidieux.   Plus   d’info : www.MDPH.fr

56 médicale   dans   laquelle   la   vie   d’un   patient   est   en   jeu.   C’est   dire   si   elle   a   mal   vécu   ce   moment !

Hélène, jeune médecin, explique  qu’après  avoir  ouvert  le  recommandé dans lequel la plainte était signifiée : « Je  savais  pas  que  j’allais  déjà  avoir  des  problèmes ! Enfin ça a tout de suite

voulu dire problèmes. Je sais pas pourquoi, mais problèmes.  Fallait  que  je  m’explique,  que  je   me justifie donc beaucoup de surprise heu, et pas savoir comment faire parce que jeune installée hein,  au  moment  d’ouvrir  la  lettre  heu,  oui,  tiens,  c’est  quoi  c’t’histoire ? Beaucoup de surprise et des ennuis !» Elle  était  mise  en  cause  à  l’Ordre  par  un  employeur  pour  un  arrêt  

de travail supposé de complaisance et  ne  se  souvenait  pas  très  bien  de  ce  qu’elle  avait  écrit   dessus. A ses yeux, la surprise est majorée par le  fait  qu’elle  n’y  connaît  rien.  Elle est face à deux découvertes, celle de la plainte et cette facette de la responsabilité médicale.

Nicole, une médecin de 53 ans installée dans une banlieue plutôt défavorisée, m’a  expliqué la   seule   image   qu’elle   avait   du   contentieux   en   responsabilité   médicale.   Il   s’agissait   d’une affaire dans laquelle un de ses confrères s’était   retrouvé   menotté   entre   deux   policiers   à   l’instant  même  où  on  lui  signifiait  son  accusation.  Et  ce,  devant  ses patients. Il était mis en cause pour avoir soigné une plaie par balle sans la déclarer. Quand Nicole a reçu sa propre mise en cause, elle a craint que le même scénario lui soit infligé.

Une idée récurrente qui revient quelques entretiens c’est  la crainte éprouvée au tout début de  l’affaire  par  les  médecins  d’avoir  à  verser  eux-mêmes une indemnité financière du fait de leur mise en cause.

3. Importance de la mémoire du cas

Au moment où le papier de mise en cause arrive, dans la majorité des cas étudiés ici, le médecin ne souvient pas toujours du patient   qui   l’incrimine, ni à quelle histoire cela fait référence.   D’autant   plus qu’il   existe   parfois un délai entre la prise en charge et la plainte. Tout ceci contribue à augmenter   la   sensation   d’incompréhension   et   d’arbitraire   et   en   conséquence de stress.

Bernard le dit bien clairement et spontanément : « Ma première angoisse ça a été de me

dire  ben,  je  me  souviens  plus   de  cette  histoire.  C’est  une  histoire  qui   avait  été  classée. » La

plainte arrive en effet 2 ans après la dernière consultation.

Au   début  de   l’entretien, les médecins disent qu’ils   ne   se   souviennent   plus   de   ce   qu’il   s’est   passé au moment de la prise en charge du patient pour lequel ils sont mis en cause. Progressivement   dans   la   suite   de   l’entretien,   ils se remémorent l’histoire   et finalement la racontent la prise avec des   détails   d’une   précision   surprenante.   Ils   peuvent même parfois décrire dans le détail le   contexte   dans   lequel   a   eu   lieu   la   consultation   à   l’origine   du   contentieux. Cette apparente contradiction est étonnante et met en valeur  le  souhait  qu’ils   ont  d’oublier  ce patient sans y parvenir.

57 A contrario, certains se souviennent parfaitement du cas qui peut être récent. Ayant d’emblée  l’impression d’avoir  parfaitement  fait  leur  travail, ils ne comprennent pas la mise en cause. Ils   étaient   bien   conscients   d’être   face   à   une   situation   d’urgence   et   d’incertitude   ayant la sensation que   le   patient   n’allait   pas   bien sans savoir pourquoi. Ils ont donc eu à leurs yeux une attitude adaptée.

4. Avertissement

Au   début   de   l’affaire,   quelques médecins savaient que le patient et / ou sa famille étaient mécontents. Ils avaient parfois été informés de  la  décision  de  porter  l’affaire  en  justice  mais, invariablement, ne   s’attendaient pas à de telles conséquences et   n’avaient   pas   anticipé   le   contentieux.

Bernard  explique  encore,  un  peu  plus  tard  dans  l’entretien : « Le  chirurgien  m’avait  appelé  

en me disant - j’ai  vu  [le  proche]  il  est  très  revendicatif,  heu,  je  préfère  vous  prévenir - . Ça, pendant deux ans, j’en ai pas entendu parler et  puis  quand  le  petit  papier  bleu  est  arrivé,  j’ai   compris  que  c’était  [le  proche]  qui  avait  porté  plainte  […]. » Le chirurgien a en effet opéré la

patiente   en   extrême   urgence   mais   elle   est   décédée   pendant   l’opération. Il a donc été en contact   avec   la   famille   à   ce   moment   là   et   a   pu   leur   expliquer   ce   qui   s’était   passé.   Etant   donné la soudaineté de ce décès, la famille a sans doute été très choquée. Je comprends à travers ses propos que le Dr. Bernard avait  été  averti  mais  qu’il  a  sans doute pensé que cette menace de plainte arrivait dans un contexte de peine et de colère, et donc que les proches n’iraient  pas  au  bout  de  ce  processus  une  fois  la  douleur  apaisée. Cette réaction de mise à distance   initiale   d’un   mécontentement   repose   sans doute sur sa grande expérience du comportement des patients. Tout ceci est bien confirmé par la réalité chiffrée du nombre de contentieux, les médecins savent bien, en effet, que   ce   n’est   pas   parce   que   le   patient   manifeste  un  mécontentement  qu’il  va  nécessairement porter plainte. Cette expérience des patients favorise clairement cette attitude de déni que présente Bernard.