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Reproduction sociale, héritage scolaire et dissociation familiale

L A TRAJECTOIRE DE JEUNESSE DES ENFANTS DE PARENTS SEPARES

Chapitre 3 L A PERMANENCE DES DIFFICULTES D ’ ACCES AU DIPLOME DES ENFANTS DE FAMILLES DISSOCIEES 1

I- La relation entre les trajectoires familiales de l’enfance et le niveau de diplôme

1/ Reproduction sociale, héritage scolaire et dissociation familiale

diplôme

L'étude micro-sociologique des liens entre la réussite scolaire des enfants, considérée comme l’une des expressions de la mobilité sociale, et les structures familiales de l'enfance permet d’amorcer une réflexion sur les conséquences des fortes évolutions scolaires et familiales de ces dernières années. On s’appuiera à cet effet sur les résultats de l’ enquête « Jeunes » de l'INSEE datant de 19923.

On prendra d'abord une mesure générale du moindre niveau de diplôme des enfants de familles dissociées. Certaines spécificités de la configuration de la dissociation familiale ressortent des données d’enquête. Le choix de former un second couple ou de la continuation de la famille en structure monoparentale ne sont pas neutres pour le destin scolaire des enfants. Enfin, l‘analyse directe de la liaison entre la séparation des parents et la biographie scolaire des enfants paraît parfois mécanique et quelque peu imprécise. Un effet de sélection peut perturber cette liaison. La recherche des déterminismes familiaux de la réussite scolaire des enfants doit bénéficier d'une étude détaillée de l’histoire du couple parental avant son éventuelle séparation. La séparation du couple n’est souvent qu’une étape dans un processus familial entamé bien avant. Malheureusement, les informations d'enquête recueillies sur la génération des parents sont rares.

On peut montrer cependant que l'âge des parents au moment de la formation de la famille permet de repérer certaines trajectoires de couple parental qui ne sont pas sans influence sur le niveau scolaire des enfants .

1/ Reproduction sociale, héritage scolaire et dissociation familiale

3 Voir le §II de l’introduction pour une présentation détaillée de cette enquête

L’importance des facteurs de contrôle de la réussite scolaire

150). Dans tous les milieux sociaux, les fils de pères diplômés sont très significativement plus diplômés que les fils des pères sans diplôme. Ainsi le modèle dominant de compréhension de la réussite scolaire des enfants par la position sociale des parents doit intégrer le niveau de diplôme des parents comme indicateur du capital scolaire transmissible. L'inégalité sociale des performances scolaires des enfants résulte aussi de pratiques éducatives fortement différenciées du fait de l'hétérogénéité des histoires des relations de la famille avec l'institution scolaire.

L'homogamie sociale des partenaires du mariage s'accompagne d'une relative homogénéité des capitaux scolaires détenus par les deux partenaires du couple.

Les femmes inactives mariées avec un cadre possèdent une dot scolaire plus élevée que les femmes de condition plus modeste. Aussi peut-on privilégier le niveau de diplôme de la mère comme indicateur du capital scolaire hérité plutôt que celui du père. Si les pères sont loin d'être absents de la scène scolaire de leurs enfants, ce sont le plus souvent les mères qui suivent concrètement la scolarité (Héran 1994). «En français comme en math, c'est d'ailleurs le diplôme maternel qui crée le plus de différences entre élèves toutes choses égales par ailleurs» relèvent L.A.

Vallet et J.P. Caille (1996).

Tableau 3-1 Principaux facteurs de réussite à un diplôme

Origine sociale (CSP du père ou celle de la mère

si le père est inconnu)

Taille de la famille d'origine (inclut les demi frères et soeurs)

1 e n f a n t 9 , 4 8 1 , 9 5 0 , 7 1 3 , 9 2 0 , 2

Il faut conserver la catégorie socioprofessionnelle du père comme indicateur de l'origine sociale de l'enfant car beaucoup de mères d’enfants de la génération de l'enquête (1963-1974) n'ont jamais travaillé. Elles n'ont pas engagé d’investissements professionnels identiques à ceux de leurs conjoints car le capital scolaire des femmes a un rendement professionnel bien inférieur à celui des hommes (de Singly 1982). Même si la scolarité de ces mères est encore en moyenne moins longue que celle de leur conjoint, le modèle égalitaire se développe très fortement au sein de cette génération de femmes. Celles-ci jouent un rôle considérable dans la transmission du savoir et des ambitions scolaires de leurs enfants.

Enfin, après la dissociation parentale, huit enfants sur dix vivront auprès de leur mère (Villeneuve-Gokalp, Leridon 1988). La mère prend donc concrètement en charge la scolarisation de ses enfants qui devient l'un des enjeux principaux de l'attribution de la garde. Toutes ces raisons nous poussent au choix du niveau de diplôme de la mère comme meilleur indicateur du capital scolaire transmis.

Le déterminisme socioculturel de la réussite scolaire n'est guère contestable.

Mais l'explication par la position sociale du chef de famille et la transmission entre générations d'un héritage scolaire est quelque peu grossière et simplificatrice. Il est donc naturel de chercher des facteurs de médiation ou même de correction du déterminisme originel. Cependant son ampleur laisse peu de marge de manoeuvre, rares sont les tentatives qui montrent qu'un tiers facteur pourrait perturber de façon significative les effets de l'origine socioculturelle.

La configuration des structures familiales vécues par les enfants peut venir renforcer ou perturber la réussite scolaire programmée par l’héritage social et la dot scolaire des parents. Une telle mesure a été prise à plusieurs reprises par les chercheurs américains mais à ma connaissance en France, aucun essai statistique

sur cette question n'a été publié4. L'intérêt de l'introduction des structures familiales dans le modèle d'évaluation des facteurs de la réussite scolaire est de rompre avec une logique purement reproductive de l’échec scolaire. On étudiera donc, au sein d'une même classe sociale et pour un niveau de diplôme de la mère donné, différentes configurations de familles. Comment les parents vivent-ils les contraintes d'un environnement conjugal plus ou moins conflictuel et expriment-ils simultanément des ambitions scolaires pour leurs enfants.

Comment le couple dissocié gère-t-il les contraintes de la scolarité de ses enfants ?

Les catégories d'étude

Pour les besoins de la démonstration, l’univers social des familles a été divisé en quatre selon la catégorie socioprofessionnelle du père. Les parents ouvriers et salariés agricoles forment un premier groupe. En haut de la hiérarchie sociale sont regroupés, dans une seconde catégorie, les cadres, professions libérales, professions intermédiaires et les petits patrons. La classe moyenne est composée des familles dont le père est employé. Enfin, les familles d’artisan, commerçant ou agriculteur forment la dernière catégorie des indépendants. Bien qu'il soit quelque peu réducteur, ce découpage forme des groupes d'effectifs suffisants pour lesquels les croisements statistiques avec d'autres indicateurs gardent un sens.

L'héritage scolaire et culturel est mesuré par le niveau de diplôme de la mère.

Conséquence de la démocratisation des études et de l'allongement de leur

4Une remarquable synthèse de J. P Terrail (1997) sur les recherches mêlant famille et école ne fait aucune mention du divorce et des recompositions familiales. Par ailleurs, l’enquête de C. Martin (1997) sur les conditions de vie après séparation consacre moins d’une page aux résultats scolaires des enfants en titrant « Scolarité des enfants : rien à signaler (ou presque) » (p. 121).

durée, le niveau de diplôme des parents des interviewés est structurellement moins élevé et plus homogène que celui de leurs enfants. Cette génération de mères est fréquemment sans diplôme. Du fait de la forte homogamie des couples, les mères détiennent un diplôme en rapport avec la condition sociale du père. Pour les mères de condition sociale aisée, on peut isoler un groupe suffisamment représentatif de bachelières ce qui n'est pas le cas dans les autres milieux. Dans les autres catégories, un partage est possible entre mère sans aucun diplôme et mère diplômée d'études secondaires (CAP, BEPC et plus). Les tableaux statistiques présentent donc des modalités de mesure de l'héritage culturel différenciées selon le milieu social.

L'objectif initial de l'enquête « Jeunes » de l'INSEE est l'évaluation des processus d'insertion des jeunes et de la formation professionnelle. Les étapes d'accès à l'emploi sont donc bien détaillées au détriment du parcours scolaire. On a donc limité ici l'analyse d'indicateurs synthétiques de la réussite scolaire finale : l'âge de fin d'études et le niveau de diplôme de l'enfant. Trois seuils croissants de niveau de diplôme ont été retenus :

- possession d'un diplôme au moins. On regroupe les titulaires d'un diplôme de fin d'études secondaires (CAP, BEPC, BEP, bac) et les diplômés de l'enseignement supérieur ;

- être titulaire du bac au moins : cette rubrique regroupe les bacheliers et l'ensemble des diplômés de l'enseignement supérieur ;

- être titulaire d'un diplôme de l'enseignement supérieur égal à bac +3 et plus (second et troisième cycle universitaire, écoles de commerce et d'ingénieurs).

Une réduction assez forte et très systématique des chances scolaires en cas de dissociation parentale

L'interaction entre la transmission du capital scolaire et les effets de la dissociation parentale est forte, mais elle peut prendre des directions contraires.

En effet, à milieu social donné, un fort héritage scolaire par la mère est toujours un facteur très favorable pour que l'enfant gravisse les échelons scolaires et universitaires. Mais simultanément, les chances de rupture du couple parental croissent lorsque la mère dispose d'un bagage scolaire important5. Les diplômes garantissent à la mère une indépendance économique qui lui permet d'envisager plus sereinement les conséquences pécuniaires d'une séparation. De plus, il est possible que le modèle traditionnel du couple où les dotations socioculturelles de l'homme sont légèrement supérieures à celles de la femme soit plus stable que le modèle du couple plus égalitaire. Enfin, les femmes fortement diplômées ont aussi plus de latitudes pour réussir une seconde union.

Mais lorsque l'on contrôle le milieu social et le niveau scolaire, la dissociation intentionnelle (hors décès) du couple parental avant 18 ans est systématiquement associé à une réduction des chances scolaires et de la durée des études.

L'intensité de la réduction du niveau de diplôme obtenu par les enfants de familles dissociée est maximale dans la classe de diplômes qui aurait été la plus probable en l’absence de rupture entre les parents et compte tenu de leur origine socioculturelle.

Ainsi dans la classe favorisée, l'impact de la dissociation est assez peu perceptible pour l'obtention d'un diplôme inférieur au bac. Mais lorsque la mère est peu diplômée, les chances d'obtenir le bac s'affaissent de plus de 11 points s'il y a eu rupture (63% en famille intacte contre 52% en famille dissociée, tableau 3-2) alors que les enfants d'une mère diplômée d'études supérieures qui s’est séparée conservent de fortes chances d'obtenir le bac (85% contre 93% si la famille est intacte). C'est pour leurs études supérieures que les enfants de mariages rompus en milieux privilégiés et diplômés connaissent beaucoup de difficultés : d'une fréquence égale à 45% lorsque les parents sont ensemble, le

5Il n'est pas certain que la plus forte tendance à la séparation des premières générations de mères actives et diplômées soit toujours d'actualité pour les nouvelles générations de mères (voir Desplanques 1993)

nombre de diplômés d'études supérieures chute de près de moitié à 25% lorsque les parents sont séparés.

Tableau 3-2 La réussite scolaire selon la structure de la famille, l'origine sociale et le capital scolaire de la mère Effectifs bruts, taux exprimés en % pondérés

Niveau d'études des personnes intérrogées Age moyen à la fin N % de Titulaire d'un >=BAC [2] Diplome >= des études [3]

FI= à 18 ans, la famille est intacte [1] parents diplôme [1] BAC+3 [3]

(inclut les parents décédés) séparés FI FD FI FD FI FD FI FD

FD= à 18 ans, la famille est dissociée ( M o n o p a r e n t a l e o u r e c o m p o s é e )

O r i g i n e s o c i a l e N i v e a u d ' é t u d e s d e l a m è r e (CSP du père)

Cadres/professions Aucun diplôme ou études secondaires 1920 12 88 84 63 52 18 8 21,1 20,3

Intermédiaires Diplôme d'études supérieures 548 19 96 91 93 85 45 25 22,8 21,1

Ouvriers Aucun diplôme 2712 10 63 50 20 14 3 0 18,6 18,1

Diplômée 752 12 75 71 33 28 6 3 19,5 19,0

Employé Aucun diplôme 699 21 75 66 35 16 5 4 19,4 18,8

Diplômée 475 26 89 78 53 30 16 5 20,5 19,4

Indépendant Aucun diplôme 1429 11 73 64 33 16 4 0 19,2 18,3

Diplômée 809 10 88 82 59 52 18 11 20,6 20,3

Source : enquête «Jeunes» complémentaire à l'enquête emploi INSEE 1992

[ 1 ] C h a m p : é c h a n t i l l o n t o t a l n = 9 3 4 4 .

[ 2 ] C h a m p : p e r s o n n e s d e p l u s d e 2 0 a n s a u m o m e n t d e l ' e n q u ê t e n = 6 9 3 8 . [ 3 ] C h a m p : p e r s o n n e s d e p l u s d e 2 3 a n s a u m o m e n t d e l ' e n q u ê t e n = 4 6 6 0 .

En milieu ouvrier peu diplômé, les objectifs de la scolarisation doivent être lisibles sur un horizon court. L'essentiel est d'obtenir un « bagage », un diplôme dont les parents sont en général dépourvus, pour faciliter l'intégration rapide au monde du travail. Les stratégies de formation secondaire technique souffrent de la rupture parentale. Lorsque la mère n'est pas diplômée et séparée du père, près d'un enfant sur deux quitte le système scolaire sans aucun diplôme (50%

d’enfants diplômés en famille dissociée contre 63% sans séparation). Lorsque la mère est diplômée, ce qui n’est pas la règle en milieu ouvrier, l'enjeu de la promotion scolaire des enfants se déplace au niveau du bac. Mais l’impact de la rupture semble moins important (33% contre 28%).

Enfin les chances d'ascension scolaire vers le second cycle universitaire des enfants d'ouvriers sont très minces et la dissociation familiale annihile quasiment ces rares cas de réussites scolaires.

Le niveau de fin d'étude est aussi globalement plus faible pour les enfants des classes moyennes dont les parents ont divorcé. Dans ces familles, l'obtention du diplôme moyen, le bac, est plus compromis après une dissociation.

Chez les ouvriers et les classes moyennes, l’ampleur de l'association entre rupture conjugale des parents et échec scolaire est proche des associations de l'échec scolaire avec l'origine sociale ou le diplôme de la mère. Ainsi à niveau de diplôme de la mère comparable, un enfant d'ouvriers ayant grandi dans une famille intacte aura un peu plus de chances d'obtenir le bac (33%) qu'un enfant d’origine « employé » dont les parents se sont séparés (30%). De même pour les enfants d’employés, l’avantage d’une mère instruite peut être annulé par la discorde des parents : le taux de succès au bac est supérieur lorsque la mère est sans diplôme et vit avec le père (35%) que lorsque la mère est diplômée mais séparée du père (30%).

Ces constats sur la stabilité de la structure familiale pourraient expliquer une partie de la mobilité sociale entre la classe ouvrière et la classe moyenne. La stabilité du noyau familial est une garantie aussi forte d'obtention du bac que l'héritage d'un capital scolaire par la mère. Et pour les enfants d'ouvriers, obtenir

le bac est aujourd'hui une condition nécessaire (et insuffisante) pour échapper à la condition sociale des parents. De même le statut social de l'employé est plus précaire que d'autres, et nombre d'enfants des classes moyennes de familles dissociées pourront devenir ouvriers à la suite d'échecs scolaires. Les fréquences de dissolutions de couples plus fortes dans les classes moyennes que chez les ouvriers semblent conforter ces logiques de mobilité par la famille entre les deux classes. Des mesures plus précises de l'évolution du statut social entre deux générations sont cependant nécessaires pour valider cette hypothèse.

Les incidences de la dissociation parentale sur la scolarité sont donc les plus nettes pour l'obtention du diplôme « modal » conforme au milieu social et à l'héritage scolaire. Toutes les classes sociales sont concernées et la durée moyenne des études est raccourcie d'une année en cas de dissociation. Plus le capital potentiel de départ est élevé, plus la solidité des liens familiaux est une garantie d'atteindre un haut niveau d'études. La « force de rappel » de l'héritage scolaire reste efficace : en famille dissociée, le taux de diplômés du second cycle universitaire reste élevé (25%) si la mère est diplômée d'études supérieures.

Mais ce même taux est très inférieur à celui des enfants de familles intactes (45%).

En niveau absolu, les enfants des classes favorisées ont beaucoup à perdre du conflit de leurs parents car le capital scolaire potentiel de départ est élevé.

La différenciation sociale est le déterminisme majeur de la réussite scolaire. Il existe une inégalité scolaire considérable entre les enfants des classes favorisées d'un côté et les enfants des classes moyennes ou ouvrières de l'autre. Mais certaines combinaisons défavorables de l'héritage scolaire et de la trajectoire familiale peuvent inverser cette logique de reproduction sociale. Ainsi les taux d'accès au bac (52%) et au second cycle universitaire (8%) des enfants à faible héritage scolaire de parents séparés des classes supérieures sont significativement inférieurs à ceux des enfants de famille intacte à héritage scolaire d’origine employé et indépendant (Employé : respectivement 53% et 16%, Indépendant : respectivement 59% et 18% ) (Tableau 3-2).

Bien que le rendement des diplômes soit inégalitaire selon les milieux (Galland 1996), chacun reconnaît l'importance du diplôme pour la détermination du statut social au début du parcours professionnel. Le parcours social est alors largement conditionné par cette position initiale. Ainsi à âge fixe, la hiérarchie des diplômes acquis est très proche de la hiérarchie socio-économique (Thélot 1982).

Sur la scène de la mobilité sociale, l'origine sociale et le capital scolaire sont les facteurs lourds de l'inertie des parcours des générations des parents et des enfants. Mais la stabilité familiale est un tiers facteur qui peut troubler les cartes sociales. En milieu favorisé, la mésentente des parents peut être associée à une mobilité descendante du fait d’une reproduction scolaire plus incertaine et chaotique. La rupture des parents peut entraver une brillante scolarité programmée. A contrario, la cohésion familiale des parents autour d'ambitions scolaires prioritaires est un gage de la réussite scolaire des enfants et rend possible une certaine mobilité sociale ascendante de la classe ouvrière et des classes moyennes.