• Aucun résultat trouvé

1. 1. 1 Les reprises : l’exemple des « restorers »

Une reprise constitue ainsi un moyen de perpétuer et de maintenir en vie une œuvre chorégraphique. Or, un des risques liés à la reprise et à tout travail de répétition est de s’écarter, peu à peu, de l’œuvre originale et d’en perdre de la substance, comme en témoigne Martha Graham (1894-1991) au sujet des tournées de sa compagnie:

« Je fais répéter et j’enseigne. Je voyage avec ma compagnie chaque fois que je le peux, et je m’installe en coulisses, généralement avec Ron à qui je confie mes

corrections, qu’il note sur son carnet jaune. Dans le public, Linda et un autre répétiteur en font autant. Et ensuite les danseurs résolvent leurs observations.

Parfois les danseurs sont bons, et je le dis. Mais parfois ils ne le sont pas. Ils font tort à la forme de l’œuvre. Des départs se produisent, des libertés sont prises, et il me faut dire non. Je dirige les répétitions, je montre, et j’enseigne. Tout se résume à ceci : quand on met son nom sur quelque chose, il faut y être présent »86.

Lorsque le chorégraphe est encore vivant, il peut donc rectifier ou corriger ces écarts, mais qu’en est-il des reprises, dont le chorégraphe est depuis longtemps disparu ? Pour tenter de prévenir ces déviances, des compagnies ou des fondations sont apparues dans le but de

86 Martha Graham, 1992, pp. 21-22.

préserver la qualité des reprises en s’engageant à être fidèle à l’œuvre originale. Ainsi, le Repertory Dance Theatre est une compagnie formée en 1966 à l’université de l’Utah à Salt Lake City spécialisée dans la reprise du répertoire de la danse moderne américaine,

notamment celle de José Garcia Limòn (1908-1972).

Aux XVIIIe et XIXe siècles, les reprises étaient marquées par une grande liberté par rapport à l’œuvre originale. Des ajouts, des coupes, des emprunts, des modifications musicales étaient des pratiques courantes allant parfois jusqu’à la recréation chorégraphique, comme dans le cas de la Fille mal aimée, du Corsaire ou Paquita. Ce procédé trouve un parallèle intéressant à la même époque dans le milieu de la restauration monumentale : au milieu du XIXe siècle, « la restauration se préoccupe ainsi de recréer un style et, en définitive, impose des

reconstructions, des réfections, des compléments, fondés sur des analogies et des parentés typologiques avec d’autres œuvres »87.

Au XXe siècle, c’est l’authenticité de l’œuvre chorégraphique qui commence à prévaloir: les chorégraphies sont remontées sans changement, à l’exception parfois des décors et des costumes. A nouveau, il est intéressant de noter qu’au même moment, cette conscience de l’authenticité ne concerne pas seulement les œuvres chorégraphiques, mais s’étend à tous les domaines de l’art confrontés aux problèmes de la restauration. Au sujet de la restauration monumentale, on peut lire: « [a]insi, vers la fin du XIXe siècle, la restauration des œuvres d’art ne s’identifie plus avec leur renouvellement, mais avec leur consolidation ou leur conservation »88.

Il semble donc se dégager des similitudes entre l’histoire et l’évolution des tendances de la conservation-restauration des œuvres matérielles et immatérielles. La rigueur du travail de documentation pour la connaissance de l’œuvre d’origine en matière de patrimoine matériel tend à se répandre au patrimoine immatériel, comme le révèlent ces propos:

« A une époque où on étudie les peintures au rayon laser, où l’on décape les fresques anciennes, où l’on redécouvre les vieilles partitions, il est important que s’instaure une attitude plus rigoureuse, plus historique face au répertoire et que l’on songe à

conserver et à rétablir les ballets dans leurs versions d’origine, les seules authentiques.

Reprendre un ballet plus d’un siècle après sa création présente d’énormes difficultés, même si l’on dispose de documents exceptionnels le concernant et notamment

87 Piero Gazzola, « Restauration des œuvres d’art », Encyclopaedia Universalis, Paris, éd. À Paris, 1968, vol.

XIV, p. 182.

88 Ibid., pp. 180-181.

d’extraits entiers transmis par la mémoire de la tradition. […] Parallèlement aux documents et aux souvenirs transmis, il est nécessaire d’étudier les mœurs de l’époque. Les pulsations, les états d’âme sont aussi importants à connaître que les notations chorégraphiques que l’on va tâcher de faire revivre. Tout a tellement changé, le goût, l’éducation, les réactions, qu’il est indispensable, pour bien saisir le style du ballet, de comprendre la manière dont il a été conçu et dont il a été reçu par le public.

Tout prend son importance ; les détails d’une pantomime, d’un geste, d’un regard, souvent même d’une respiration retenue ont souvent davantage de signification que plusieurs pirouettes. C’est seulement lorsque l’on a trouvé le ton du ballet, sa couleur réelle, l’ambiance qui l’a entouré, que l’on peut s’attacher à la reconstitution

proprement dite »89.

De tout temps, une intervention de restauration a reflété le goût, la mode et la conception des principes d’intervention préconisés à chaque époque. Tout comme entre la fin du XIXe et XXe siècles, on ne concevait pas de manière identique la restauration d’une peinture murale, en danse, la conception d’une reprise a également évolué.

En matière de préservation du répertoire, nombreuses sont les institutions mises sur pied en vue de sauvegarder le répertoire d’un chorégraphe disparu, comme la Fondation Maurice Béjart90, Martha Graham Resources91 ou Les Carnets Bagouet92. Un exemple intéressant est le cas de The George Balanchine Foundation93 fondé en 1983 et The George Balanchine Trust94, créé en 1987, dont le but est de préserver et protéger les œuvres de George Balanchine (1904-1983), célèbre danseur et chorégraphe américain d’origine russe.

Ces organismes complémentaires – l’un s’occupant des droits d’auteur, l’autre de la transmission des œuvres – visent à la sauvegarde des chorégraphies de Balanchine avec la fidélité la plus grande envers l’œuvre originale. Si une compagnie est intéressée à reprendre un ballet, elle doit fournir une demande écrite, mentionnant quel ballet elle souhaite

reprendre, le nombre de représentation, le prix des entrées et le nombre de danseuses et danseurs de cette compagnie.

Cette fondation veille également à ce que les danseurs susceptibles de danser ces œuvres aient un niveau suffisant. Pour cela, les compagnies doivent faire parvenir une vidéo récente qui

89 Pierre Lacotte « La reconstitution d’un ballet », in Le Ballet, Bordas, 1981; cité dans Philippe Le Moal, 1998, pp. 192-193.

révèle la technique, l’agilité et la vitesse des danseurs. De plus, il est précisé que les femmes doivent porter des pointes et les hommes des collants. C’est donc The George Balanchine Trust qui détient tous les droits sur les chorégraphies de Balanchine et qui autorise ou non la reprise des œuvres.

Dans le cas où une reprise est autorisée, The George Balanchine Trust met à disposition des compagnies des repetiteurs chargés de transmettre les pièces les plus fréquemment

reproduites. Les répétiteurs peuvent être engagés comme enseignant dans des classes ou des compagnies et suivront la mise sur pied de la pièce jusqu’à la première du spectacle. Une assistance d’un restorers 95 peut être envisagée si la chorégraphie en question est moins couramment reproduite et nécessiterait des recherches plus poussées en vue d’une reconstruction.

L’utilisation des termes répétiteur et restaurateur en dit long sur la déontologie de la

fondation. En effet, il s’agit de faire répéter, de reproduire ou de restaurer, c’est-à-dire revenir à l’état d’origine du ballet et d’éviter le moindre faux pas. Les variations ou les relectures sont proscrites car elles représenteraient une dérive et donc un risque d’éloignement par rapport à l’œuvre d’origine. Le droit de regard que se permet The Balanchine Trust est une manière de garantir une qualité de travail, une rigueur, une fidélité à l’œuvre d’origine. D’autres

fondations se réservent ce droit, comme la Fondation Maurice Béjart qui précise : « Ces ballets peuvent êtres remontés par des compagnies de danses professionnelles sous réserve d’un accord avec la Fondation et son président Gil Roman et sous un strict contrôle artistique qui inclus la collaboration d’un répétiteur agréé par la Fondation pour les répétitions et la production du ballet »96.

Il est intéressant de noter également que pour garantir la correcte transmission d’une pièce, il est nécessaire de recourir à des répétiteurs et des restaurateurs, c’est-à-dire des être humains dotés d’un savoir-faire, de connaissances et de compétences pour transmettre ces ballets. On en déduit que l’utilisation de partitions ou de vidéos ne sont pas des sources suffisantes. Cette pratique est bien révélatrice de la manière dont se transmet une danse. Ce point fera l’objet des chapitres suivants.

95 http://balanchine.com/content/site/show/licensing

96 http:/www.maurice-bejart.ch/droits.html

Enfin, une page de site de The Balanchine Trust soulève une dernière réflexion. Des renseignements précis sont fournis pour chaque ballet, le titre de la pièce, le nom du compositeur, la durée, les nombre de danseur, s’il y a des décors ou des costumes à

disposition97. Une énumération de produits, qui dans une vision extrême, pourrait faire penser à une liste d’achat. Le public consomme donc un produit fini avec un gage de qualité et une garantie de fidélité envers l’œuvre d’origine.

Malgré les mesures strictes prises pour assurer la reproduction de ces ballets, il n’en reste que sur les environ cinq cents ballets créés par Balanchine seuls nonante-quatre sont susceptibles d’être repris, soit un quart de sauvés ou trois quart de perdus. Selon Florence Poudru,

historienne de la danse, en moyenne 15% de l’œuvre totale d’un chorégraphe résisterait au temps98.

Les reprises sont donc des entreprises périlleuses, qui sont loin d’être assurées. Je pense notamment au cas de la Table verte de Kurt Jooss, fameuse danse macabre dénonçant l’absurdité de la guerre créée en 1932, dont le succès a contribué à sa circulation sur le plan international de manière exceptionnelle, près de quatre-vingt reprises depuis les années 60. Le remontage et la transmission sont assurés par Anna Markard, la fille de Kurt Jooss, qui

s’engage à respecter l’œuvre originale au plus près. Elle a également publié un ouvrage comportant toutes les notations de la Table verte. Mais le temps avançant, que se passera-t-il le jour où cette passeuse de connaissance disparaîtra, elle qui pour l’instant est la seule habilitée à cela ? Qui assurera la relève?