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La danse, par définition, éphémère

Avant de plonger dans le vif du sujet, il est d’abord essentiel de le définir. Qu’est-ce que la danse ?

Dans son acception la plus générale, la danse est « l’art de mouvoir le corps humain selon un certain accord entre l’espace et le temps, accord rendu perceptible grâce au rythme et à la composition chorégraphique »2. Plus simplement, selon Jean-Claude Serre, intervenant au colloque, La danse art du XXe siècle ?, organisé par l'Université de Lausanne en 1990, « [l]a danse est l’art du mouvement »3. Bien que modeste, cette définition me semble être une des plus belles et des plus justes pouvant vraisemblablement faire l’unanimité.

A l’inverse de la peinture ou de la sculpture qui émanent de l’artiste à travers un pinceau ou en modelant la matière, ce qui caractérise la danse, c’est premièrement, que le corps, lui-même, devient le support et l’instrument d’expression. Plusieurs témoignages laissés par des danseurs, chorégraphes ou pédagogues de la danse soulignent les aspects particuliers que revêt cet art:

« Les différents arts se caractérisent généralement, en effet, par la matière traitée : ainsi le bois, la pierre, la peinture… constituent le support des divers arts plastiques (sculpture sur bois, sculpture sur pierre, peinture…) ; les sons constituent la matière de la musique […]. Dans le cas de la danse, cela a été abondamment souligné, la matière de l’art c’est le corps du danseur. Lorsque l’artiste a opté pour un art, et donc pour une matière, c’est sur la forme de cette matière qu’il est essentiellement appelé à agir : le musicien utilise toujours les sons et agit sur la forme de ces sons, le danseur utilise toujours son corps et agit sur la forme de son corps »4.

« Le danseur n’a besoin d’aucun instrument, ou plutôt le corps tout entier avec toutes ses facultés est sont instrument, le plus primitif, le plus complexe, le plus fugitif, celui qui, seul, a la possibilité de créer du mouvement, car danser, c’est créer du

mouvement. C’est la façon la plus tangible que la matière a de créer de l’immatériel »5.

2 Marie-Françoise Christout, « Danse », in Encyclopédie Universalis, Paris, Editeur à Paris, 1968, p. 328.

3 La danse art du XXe siècle ?, 1990, p. 46.

4 Dominique Dupuy, « Le royaume dont le prince est un danseur » in Interprètes inventeurs, Paris, ANFIAC, 1992, p. 60. Dominique Dupuy (1930-), danseur, chorégraphe et pédagogue français est un ardent promoteur de la danse contenporaine en France.

5 Georges Pomiès, « Propos sur la danse, 1930 », in L’aventure de la danse moderne en France (1929-1970), Jacqueline Robinson, Chiron, 1990; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 113. Georges Pomiès (1902-1933) est connu pour avoir été un grand chanteur et danseur de music-hall en France.

« L’art de la danse a ceci de particulier, de proprement fou, fascinant, qu’il n’existe que totalement mêlé, identifié au corps d’un être humain »6.

« C’est par le corps, instrument du danseur, que le mouvement prend forme »7. Deuxièmement, du fait même que la danse ait pour instrument le corps, elle n’existe à nos yeux que lorsque des danseurs l’investissent. C’est donc un art éphémère, impermanent :

« La danse est un art de représentation. Dans sa réalité théâtrale, la danse dépend de son interprète légitime, le danseur. Et comme le danseur ne peut s’exprimer que pendant les brefs instants de la représentation, la réalisation artistique de la danse est limitée dans le temps et liée à l’instant »8.

Insaisissable, tel de l’eau…

« Il est difficile de parler de la danse, c’est un objet non pas tant léger qu’évanescent.

Je compare les idées sur la danse, et la danse elle-même, à de l’eau. […] Tout le monde sait ce qu’est l’eau et ce qu’est la danse, mais cette fluidité les rend

insaisissables. Je ne parle pas ici de la qualité de la danse mais de sa nature même »9. Et fondamentalement non matériel…

« La danse ne donne rien, ni manuscrits à engranger, ni tableaux à montrer sur les murs ou à suspendre peut-être dans les musées, pas de poèmes à imprimer, à vendre, rien d’autres que cet instant unique, éphémère ou se sentir vivant »10.

Tous ces points confèrent à la danse une part de fragilité. En effet, la danse ne laisse de prime abord donc pas, ou peu, de traces. Elle ne se produit que dans l’instant où un corps s’en empare. De ce fait, on peut la considérer comme immatérielle. Mais le corps n’est-il pas matière ? Une distinction apparaît alors, comme le soulève Philippe Le Moal, inspecteur de la création et des enseignements artistiques au ministère de la Culture, dans son ouvrage La danse à l’épreuve de la mémoire:

« En définitive, la matérialité de la danse, c’est le danseur et le principe fondamental qui régit la danse, est ce qu’on pourrait appeler l’adhérence au vivant.

De ce fait, ce sont les danses (les chorégraphies) qui sont immatérielles et non la danse, qui, elle, a la matérialité insaisissable du vivant, de même que ce sont les danses qui sont éphémères à l’instar de la prestation du danseur qui ne peut s’exprimer que

6 Karine Saporta, « Danse et séduction », in Théatre/Public, « Danse », n° 58-59, juillet 1984; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 46.

7 Laurence Louppe, 1994, p. 112.

8 Mary Wigman, 1966, p. 109.

9 Merce Cunningham, Le danseur et la danse – Entretiens avec Jacqueline Lesschave, Belfond, 1998; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 41.

10 Philippe Le Moal, 1998, p. 41.

pendant les brefs instants de la représentation, la danse étant, elle, tout au plus impermanente, subordonnée au temps de leur vie que les danseurs consacrent.

Tout le discours concernant les traces tourne autour de cette distinction fondamentale qui pourrait se résumer en disant que la danse n’est pas réductible à ses productions que sont les danses, mais que son objet est tout autre : c’est l’individu, l’homme, la vie elle-même, le vivant.

Dès lors, en ne s’intéressant qu’aux danses ou à leurs traces, ce qui revient à confondre la danse et les danses, on passe inévitablement à côté de quelque chose d’autrement important et qui est l’essence même de la danse »11.

Après l’introduction de cette nuance entre le produit chorégraphique constitué par un

enchaînement de pas définis comme immatériel, et le danseur en chair et en os, la question de savoir comment s’opère la conservation ou la sauvegarde de cet art s’annonce complexe vu l’enchevêtrement de l’un dans l’autre. Une chorégraphie n’existe pas sans danseur et un danseur sans danse, n’est qu’un être humain.

11 Philippe Le Moal, 1998 , p. 47.