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1 « La danse de nos enfants est celle de nos parents »

Le passé est au contraire un héritage précieux, sur lequel viennent s’appuyer les créations du présent.

17 Sylvie de Nussac, « L’art du ballet selon Bournonville », in Le Monde, 12 avril 1992; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 59. Sylvie de Nussac est journaliste et a publié une série de monographie sur diverses personnalités du domaine de la danse.

18 Caroline Carlson, Propos recueillis par Bernard Mérigaud, in Télérama, 28 août 1985; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 60. Caroline Carlson (1943-) est une danseuse et chorégraphe américaine. Elle s’occupe du Groupe de Recherches Théâtrales de l’Opéra de Paris fondé pour elle en 1975 et se fait remarquer par la création de pièces en rupture avec la tradition de la maison, devient directrice du secteur danse de la Biennale de Venise entre 1999 et 2002, puis directrice en 2004 du Centre Chorégraphique de Roubaix dans le nord de la France.

19 Susan Buirge, Propos recueillis pas Philippe Le Moal, juin 1990, non publié; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 60. Susan Buirge (1940-) danseuse, chorégraphe et pédagogue américaine, introduit activement en France les innovations de la danse américaine: performances dans des lieux insolites, remise en question du rôle de chorégraphe et de la relation au public, ou utilisation de la vidéo.

20 Dominique Dupuy, « L’indélébile éphémère », Préface à L’aventure de la danse moderne en France (1920-1970), Jacqueline Robinson, Editions Chiron, 1990; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 246.

« Tuer la mémoire, c’est tuer l’homme. (En hébreu, le masculin et se souvenir ont la même racine.) Lorsque nous confondons le passé avec ses désastres et ses faillites, sa poussière et ses ruines, nous perdons accès à ce qui se dissimule derrière – à l’abri des regards : le trésor inépuisable, le patrimoine fertile. Car bon gré mal gré nous vivons sur l’acquis multimillénaire de ceux qui nous ont précédés. Nous foulons la terre des morts, habitons leurs maisons, bien souvent ensemençons leurs terres, cueillons les fruits des arbres qu’ils ont plantés, terminons les phrases qu’ils ont commencées. Pas un coin de rue, pas une route, pas un pont, pas un tunnel, pas un paysage où n’ait œuvré une foule invisible. Cette conscience de l’intangible, loin de peser ou d’alourdir, ouvre le cœur et l’intelligence. Il y a là un héritage considérable dont nous sommes tous les légataires universels et que, trop occupés des courants d’air, des modes et des nouvelles du jour, nous oublions d’honorer »21.

Le passé constitue les racines de tout ce qui se fait dans le présent. Même la « nouvelle danse », tendances chorégraphiques apparues dans les années 80 suite à l’impact de Pina Bausch, qui se veut en rupture avec la danse postmoderne des années 60, ne fait pas table rase des apports postmodernes. Elle les détourne, les retisse, pour explorer les limites de la danse.

« Il est nécessaire de répéter cette vérité plus actuelle que jamais, si souvent dite et redite, dans toutes les langues, sur tous les tons, en tous lieux et en tous temps, mais dans l’indifférence générale, que celui qui ignore son passé, ne peut comprendre son présent, ni bâtir son avenir22.

Certains chorégraphes sont conscients de la valeur de cet héritage du passé qui contribue à l’évolution de la danse, comme en témoignent ces propos:

« Il y a dans la danse une continuité ; on a besoin de ce qui a existé avant ; on ne peut avancer qu’en partant de là »23.

« Chaque génération fait avancer organiquement ce qu’elle a reçu de la précédente.

[…] Les théories, il faut les assimiler puis les oublier »24.

« On doit connaître les pas de ses ancêtres. On doit les écouter et être fier d’eux.

Autrement vous ne savez pas d’où vous venez, où vous allez »25.

21 Christiane Singer, 2005, pp. 10-11.

22 Bruno Delmas, 2006, p. 8.

23 François Verret, Propos recueillis par Marcelle Michel, in Le Monde, Supplément spécial pour la 1ère Biennale de Lyon, 31 mai 1984; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 152. François Verret (1955-) est un danseur et chorégraphe français, formé auprès de Susan Buirge, qui développe dans ses pièces des collaborations remarquables avec des comédiens, musiciens, plasticiens, circassiens ou encore des éclairagistes.

24 Jean Cebron, Entretien avec Patricia Kuypers, in Pour la Danse, n°125, mai 1986; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 56. Jean Cebron (1927-) grand pédagogue français, mais aussi danseur et fameux interprète, par exemple, de la Mort dans la Table verte de Kurt Jooss dansé par le Ballet National Chileno en 1948.

25 Martha Graham, Propos cités pas Marcelle Michel, Fous de danse, Autrement, n°51, juin 1983; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 57. Martha Graham (1894-1991), célèbre danseuse, chorégraphe et pédagogue, est connue pour avoir marqué le paysage de la danse moderne américaine.

« Il faut étudier la tradition, l’assimiler jusqu’à devenir soi-même en quelque sorte une réincarnation de toutes les époques artistiques qui nous ont précédées »26.

« [...] la mémoire sert alors parce qu’on ne peut pas faire table rase du passé, on n’existe que par rapport à nos ancêtres ; tout ce que le passé nous lègue, on doit à la fois l’aimer, le digérer et le nier »27.

Certains témoignages semblent unanimes, le passé est un tremplin sur lequel il est possible de prendre appui pour ensuite mieux rebondir, voire s’en écarter. Quant à savoir si les créations chorégraphiques doivent être conservées, là les avis divergent :

« Dans mon testament, j’ai demandé que toutes les traces de mon travail qui sont en ma possession soient détruites »28.

« J’ai toujours eu le souci de garder mes ballets. Tout, depuis le début de la carrière, a été conservé. Au début, j’esquissais de petits dessins dans des cahiers. Puis par hasard, j’ai rencontré une notatrice, Noémie Perlov, qui m’a indiqué ce moyen et a noté mes œuvres. Depuis deux ans, je travaille avec Dany Lévêque, choréologue Benesh.

Aujourd’hui, je ne pourrais pas envisager de créer un ballet sans notateur. Cela fait partie de mes exigences lorsque je signe un contrat.

Je conserve tout, même les pièces ratées, parce que dans chaque œuvre peut naître le germe d’une création future.

A votre avis, un chorégraphe a-t-il le droit de refuser que son œuvre soit conservée ? Son œuvre appartient au patrimoine culturel. S’il disparaît, il doit nous la donner. Et il nous faut garder la trace de chacun. Dans les autres arts, on ne se pose même pas la question.

Pour ma part, j’ai fait un choix : pour engager une notatrice à temps plein, je renonce à des costumes ou des décors trop onéreux. La priorité doit être accordée à la

conservation du répertoire »29.

« Tant d’œuvres magnifiques sont perdues ! On ne connaissait pas l’écriture Laban.

Les films étaient trop chers, donc on ne faisait rien ! De tous les arts, il reste des traces. En revanche, tout ce que j’ai fait, c’est du vent – c’est effrayant ! Un artiste a envie de laisser quelque chose au monde »30.

26 George Balanchine, Propos cités par Marcelle Michel, « Post Modern Dance », in Avant-scène Ballet Danse, n°2, avril 1980; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 57. George Balanchine (1904-1983) est un célèbre danseur et chorégraphe américain d’origine russe.

27 Propos de Maurice Béjart, La danse art du XXe siècle ?, 1990 p. 80. Maurice Berger, dit Béjart (1927-2007), célèbre danseur et chorégraphe français naturalisé suisse.

28 Susan Buirge, Propos recueillis par Philippe Le Moal, juin 1990, non publié; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 58.

29 Angelin Preljokaj, Propos recueillis par Aude Richard, in Le journal de Genève, 31 juillet 1993; cité dans Philippe Le Moal, 1998, pp. 177-178. Angelin Preljocaj (1957-) est un danseur et chorégraphe français réputé pour son souci de la mémoire de ses chorégraphies.

30 Janine Charrat, Propos recueillis par Olga Grimm-Weissert, in Adage, n°6, 2e trim. 1986; cité dans Philippe Le Moal, 1998, p. 234. Janine Charrat (1924-) danseuse et chorégraphe française, est directrice du Ballet du Grand-Théâtre de Genève de 1962 à 1964, puis conseillère au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou.

D’autres points de vue affirment au contraire que garder une mémoire de la danse devrait être une obligation et aller de soi :

« La fixation matérielle d’un ballet est indispensable pour des raisons tant juridiques que pratiques. Pourquoi la fixation obligatoire ? D’abord parce que la loi l’impose.

Elle précise : […] sont considérées comme œuvres de l’esprit les œuvres

chorégraphiques […] dont la mise en œuvre est fixée par écrit ou autrement. Le choix n’existe pas, la fixation est impérative. L’existence de droit pour les chorégraphes est difficile à établir sans la présence de documents concrets.

Mais les raisons ne sont pas que d’ordre juridique. La danse n’a pratiquement pas de mémoire contrairement à l’architecture, la peinture ou la sculpture. Les archives conservent essentiellement les décors et les costumes, du moins jusqu’à l’apparition de la première notation structurée.

Depuis le début du XXe siècle, la multiplicité des styles a fait éclater la notion uniforme d’écriture chorégraphique. Il est pourtant indispensable que nous

conservions la mémoire de toutes ces créations. L’archivage systématique ne doit pas aboutir à de nouveaux cimetières de la pensée. Les documents conservés quelle que soit la forme, doivent être d’une qualité suffisante pour permettre leur utilisation ultérieure. Les mémoires individuelles ne suffisent pas pour remonter une œuvre chorégraphique.

Comment fixer les œuvres chorégraphiques ? Le texte de loi n’impose pas le mode de fixation, laissant toute liberté au chorégraphe »31.

Garder mémoire des chorégraphies passées permet de constituer et de connaître l’Histoire de la danse, de pouvoir suivre l’évolution des mouvements, leur filiation, raisons pour lesquelles il est nécessaire de mettre en œuvre des dispositifs de mémorisation.

Bien sûr tout n’est pas digne d’être conservé. Un déhanchement produit spontanément sur un air léger dans nos cuisines n’a pas le même poids qu’une chorégraphie montée après des heures de travail et de répétition. Mais les chorégraphes devraient prendre conscience de l’importance de conserver ou sauvegarder leurs pièces. La distinction de ces deux verbes est importante, comme le démontre le chapitre suivant.

31 Olivier Le Cove, « La fixation matérielle des œuvres chorégraphiques », in Lettre de la danse, n°2, décembre 1985; cité dans Philippe Le Moal, 1998, pp. 205-206.