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OU LE SAVOIR-FAIRE DU FAIRE-SAVOIR

III.2. L’ENSEIGNANT PREDICTEUR

III.2.1. REPRESENTATIONS DE LA SITUATION

Un enseignant est placé face à un environnement que l’on peut qualifier de dynamique, car il est susceptible de se transformer sans intervention de l’enseignant. Ce dernier effectue une activité dans l’environnement, activité qui découle des tâches qu’il s’est fixé. Définissons ces termes.

III.2.1.1. Environnement

L’environnement est la situation sur laquelle agit le sujet (Samurçay et Hoc, 1988, p. 187). Un environnement peut être caractérisé selon trois dimensions (ibid.) :

le contrôle des variables cruciales : le sujet peut-il contrôler les variables cruciales du processus ?

1 C’est l’auteur qui souligne.

l’accessibilité aux variables cruciales : le sujet a-t-il un accès direct ou indirect avec les variables cruciales du processus ?

processus continu vs discontinu : les variables sont-elles continues, variant continûment pendant le processus, ou discrètes ?

On peut résumer dans le tableau suivant trois professions dont les dimensions précédentes varient :

Tableau III.1 — Dimensions des environnements de trois professions : enseignant, contrôleur aérien, imprimeur.

Dimension/prof. Enseignant Contrôleur aérien Imprimeur

Contrôle des variables Certaines Non Oui

Accès aux variables (?) Non Oui

Processus Continu Continu Discontinu

Il est plausible que le stress est d’autant plus grand que le contrôle des variables est indirect, leur accès restant direct1. Un contrôleur aérien est donc plus sujet au stress qu’un enseignant maintenant un bon contrôle des variables du processus (ce qui semble être un trait de l’expérience).

Cela nous montre combien l’activité de planification joue un rôle crucial dans l’enseignement. La classe est un environnement de processus continu, il n’est donc guère possible de le stopper pour reconsidérer la planification. L’enseignant doit avoir prévu une ligne de conduite. Le travail d’un enseignant est donc — de contrôler (au mieux) les variables du processus ; — d’avoir un accès le plus direct possible à la plupart des variables ; — de rendre le processus d’enseignement le plus discontinu possible.

L’environnement est une des notions importantes à prendre en compte si l’on veut étudier l’ergonomie de l’activité mentale d’un enseignant. Il convient toutefois de modéliser précisément sa tâche et son activité, qui sont les deux facettes de son action dans une classe.

III.2.1.2. Tâche prescrite et tâche effective

Une tâche est « [...] l’ensemble des conditions objectives que le sujet est suscep-tible de prendre en compte, dans la mise en jeu de sa conduite. Il s’agit des éléments objectifs de la situation (système sujet-tâche), concernant le but à atteindre, les moyens disponibles pour y parvenir et les contraintes dans la mise en œuvre de ces moyens » (Hoc, 1980, p. 207, citant Leplat et Pailhous, 1977). En simplifiant, nous pouvons dire, avec De Montmollin (1990, p. 19) que la tâche est ce qui se présente au travailleur comme une donnée.

Il nous faut aussi prendre en compte la différence entre tâche prescrite : conçue par l’instance qui en commande l’exécution, elle peut figurer sur des documents écrits ; et tâche effective, qui requiert l’étude de l’activité afin d’identifier le but que poursuit le sujet et les conditions qu’il observe (Leplat, 1985b, p. 106 ; 1986, p. 11). On peut ici

1 Voir à ce sujet l’intéressante synthèse de Henry (1989, p. 87) qui lie les variables « exigence » et « contrôle » d’une profession donnée avec le stress.

rapprocher, pour le cas de la planification, tâche prescrite et Instructions officielles, ou bien tâche telle que la définirait un inspecteur de l’Éducation nationale.

À ce propos, il est intéressant de noter que la transmission des différentes tâches prescrites, du ministère de l’Éducation nationale aux élèves, s’opère à la manière d’une « cascade » de tâches prescrites devenant effectives, puis à nouveau prescrites au prochain niveau. Ce « téléphone arabe » peut expliquer pour beaucoup l’inertie, la non-diffusion des finalités ou tout simplement le « bruit » inhérent à toute entreprise de grande taille.

On a, avec les graphiques en arbre, un formalisme clair et efficace de représen-tation de la tâche. Moran (1981, cité par Johnson, 1992, p. 118) a créé le langage CLG

(Command Language Grammar) pour symboliser les niveaux de tâche d’un système informatique. L’arbre suivant, codé avec un sous-ensemble de CLG, représente par exemple les tâches nécessaires pour dessiner une horloge. Il se lit de gauche à droite, chaque niveau étant la segmentation exhaustive de la tâche, plus générale, du niveau supérieur. Le lecteur pourra se reporter au chapitre IV pour une utilisation de cette méthode.

Dessiner l'horloge

Dessiner le cadran Dessiner les aiguilles Écrire les heures

Dessiner la forme du cadran Colorier la forme du cadran Dessiner la forme des aiguilles Colorier la forme des aiguilles Choisir la police des caractères Choisir la taille des caractères

Figure 3.2 — Un arbre de tâche de dessin d’horloge (Johnson, 1992, p. 118).

III.2.1.3. Activité

L’activité est « un ensemble de mécanismes observables (le comportement) et inobservables (régulation) » (Hoc, 1987a, p. 21). On considère classiquement deux grands types d’activité (Leplat, 1985b, p. 105) :

les activités d’exécution « qui mettent en jeu des mécanismes déjà constitués par le sujet [...] » ;

les activités d’élaboration « qui ont pour objet la constitution de ces mécanismes : on les rencontre quand l’individu est affronté à une tâche nouvelle (apprentissage, résolution de problème) ».

Si les arbres peuvent convenir pour la représentation de l’activité, il est à notre avis préférable d’utiliser un formalisme comme celui de Politzer (1977), plus proche de l’activité effective. Il s’agit de construire, pour une matière et une catégorie de sujets données, la matrice carrée de la relation « prédécesseur immédiat » pour les actions réalisées, augmentée de deux règles : départ — précède la première action de tout

protocole, codée D — et arrivée — suit la dernière action de tout protocole, codée A. Puis le graphe associé à cette matrice est tracé, en partant systématiquement de l’arrivée et en éliminant au besoin les flux trop faibles. Le lecteur pourra se reporter aux chapitres V et VI pour avoir un aperçu de l’utilisation de cette méthode d’analyse de l’activité (voir V.3.2.3. Analyse du parcours dans Gipse). L’intérêt de ce type de graphe est qu’il permet aisément de voir quelle stratégie, quel parcours, les sujets ont préférentiellement adopté.

Donnons maintenant un exemple rapide. Soient trois sujets qui réalisent les séquences suivantes :

S1 : D, 1, 3, 2, 4, A S2 : D, 2, 4, 3, 1, 3, A

S3 : D, 3, 2, 4, 1, A La matrice correspondante sera la suivante :

Tableau III.2 — Matrice des séquences exemples, nombre de fois que l’item de ligne précède l’item de colonne, toutes séquences confondues.

D 1 2 3 4 A D 1 1 1 2 1 2 1 3 3 1 2 1 4 1 1 1 A

Et son graphe sera le suivant, sans tenir compte de la taille des flux :

D 3

1

4 2

A

Figure 3.3 — Graphe du parcours exemple (D : départ ; A : arrivée).

III.2.1.4. Importance de l’étude de l’activité

Il nous faut souligner ici, en citant Visser et Morais (1988, p. 132), l’importance de l’analyse de l’activité :

« L’analyse du produit de l’activité permet une étude détaillée des connaissances que possède l’opérateur, mais ne donne que des indications hypothétiques sur leur utilisation. L’observation en temps réel en situation de travail donne accès à cette utilisation des connais-sances. Elle est cependant très coûteuse et ne permet pas l’étude de beaucoup d’opérateurs. En général, une validation indépendante des résultats est nécessaire ».

Karnas (1987, p. 621) fait un inventaire des types d’expérimentations possibles pour analyser une activité :

1) on ne modifie ni la situation, ni les sujets ; l’activité est donc réalisée en situation réelle ;

2) on modifie la situation, mais pas les sujets, cette catégorie pouvant être affinée selon le lieu de l’expérimentation :

a) sur le terrain, avec les objets réels du travail,

b) sur le terrain, avec des représentations des objets réels du travail,

c) en laboratoire, avec les objets réels du travail ou bien avec des représentations des objets, ou encore avec des objets artificiels,

3) on modifie à la fois la situation et les sujets.

Nous pouvons faire deux commentaires à ce propos : — il semble difficile, dans le domaine de la pensée des enseignants, d’opérer selon le premier type, le sujet se sachant observé ; — nos propres études ont été menées selon les situations 2)a), pour la deuxième et 2)c) pour les autres.

Il nous faut signaler aussi combien la confusion entre tâche et activité est fréquente dans le domaine de l’éducation. Nous en voulons pour preuve le paradoxe de l’énoncé des capacités de l’élève : la formule « doit être capable », qui débute chaque objectif (qui devrait donc être une tâche) masque en fait une activité. Et cela n’élucide donc pas quelle devrait être la tâche de l’élève pour qu’il réussisse à terme l’activité énoncée (Malglaive, 1990, p. 125-126). Linard (1990, p. 37) reprend ce problème en d’autres termes : « En éducation, on ne veut toujours pas comprendre que la carte n’est pas le voyage du voyageur, ni le menu le repas des convives ».

III.2.1.5. Actes et actions

Il est difficile de parler d’activité sans parler de sa facette intentionnelle, l’action.. Il n’est pas dans notre propos de traiter de l’intentionalité des actions, des philosophes en ont longuement parlé (Dennett, 1990 ; Petit, 1991). Toutefois, cette notion peut nous aider à comprendre pourquoi il est si difficile d’inférer l’activité des enseignants d’après leur comportement. Ainsi, Collins (1992, p. 66 et sq.) distingue (voir Tableau III.3 ci-dessous) :

l’action humaine : activité intentionnelle, peut être décrite exhaustivement sous forme de plan lorsqu’elle est passée mais non visible a priori. Elle peut être consciente ou intériorisée ;

l’action machinique : totalement prévisible a priori, toujours identique, même si elle peut avoir un déroulement complexe. Peut être consciente ou intériorisée. On peut définir précisément toutes ses coordonnées comportementales ;

le comportement : facette non intentionnelle de l’action, peut être la conséquence de plusieurs actes, un acte pouvant entraîner plusieurs comportements.

Collins souligne donc que les plans ne sont pas de bons modèles pour décrire des actions humaines à venir, puisque seul le comportement d’une action machinique est prévisible à partir la précédente action. Le tableau suivant nous permet de résumer ces données :

Tableau III.3 — Typologie de l’acte, d’après Collins (1992, p. 284).

Type d’acte

Normal Machinique

Nature Consciente

Ne peut être entièrement automatisé (1)

Facile à automatiser (2) de la

perfor-mance Intériorisée

Ne peut être entièrement automatisé (savoir incor-poré) (3)

Peut être automatisé (p. ex. avec l’aide d’un dispositif

d’enregistrement-lecture)(4) Case (2) : faits et règles ; cases (1), (3), (4) savoir-faire manuels et perceptifs.

Si l’on transpose cette typologie aux activités de l’enseignant, nous pouvons souligner combien l’activité de planification, intériorisée, ne peut être totalement automatisée (case 3 du Tableau III.3). En effet, l’acte de l’enseignant peut être qualifié d’acte « normal », dont les coordonnées comportementales ne sont pas totalement déterminées. Ainsi, nous pouvons penser que la planification est valide seulement

lorsqu’elle est considérée a posteriori et nous pouvons prévoir un certain nombre de difficultés dans l’implémentation informatique de cette activité : que faut-il proposer a priori ? Ici, une approche de type simulation ou d’aide semble intéressante, mais en aucun cas une prescription.

Nous venons de traiter l’aspect situationnel de la représentation de l’enseignant. Il est temps maintenant de parler de son aspect cognitif, en énumérant les différents types de connaissances modélisés en psychologie cognitive.