• Aucun résultat trouvé

On l’a vu, l’approche tylerienne influence encore grandement les autres approches de planification de séquences d’enseignement, à un tel point que les modèles issus d’autres courants ont du mal à ne pas y faire référence. Lowyck et Elen (1992, p. 132) pensent que cela est dû à la nature essentiellement comportementale de cette activité.

Planifier, prédire, programmer, c’est se placer hors du domaine des faits contrôlables puisque ces faits ne se sont pas (encore) produits. Planifier, c’est tenter de réduire l’incertitude, jouer avec elle, rendre coutumiers des événements d’ensei-gnement. C’est, non pas s’engager sur un fait à venir, mais s’engager sur une intention, un but (De Jouvenel, 1964). Importe-t-il donc de lier la planification avec les événements qui se sont effectivement passés ? Le fossé est grand entre praxis (action) et

poiêsis (création). Celle-ci est guidée par une finalité, celle-là est peu sûre car dépendant des actions des autres, du hasard des situations.

Les prévisions — météorologiques ou économiques, par exemple — sont inté-ressantes pour elles-mêmes et non pas forcément pour leur lien avec le futur qui, on

1 Duchastel emploie le terme d’« instructional design ».

l’imagine, pourra être défectueux. La prévision parfaite n’existe certes pas et semble parfois « à contre-courant par rapport au flux des phénomènes » (Dupuy, 1992, p. 97). De même, la planification est perfectible par essence mais utile en tant que telle, en tant que guide pour l’action à venir.

Si l’étude de la planification est liée au postactif de la leçon précédente, elle est paradoxalement détachée de l’interactif, elle est prédiction donc, à ce titre, incertaine. Nous avons choisi de nous centrer sur le préactif, au risque d’être incomplet. Mais ceux qui étudient une activité d’enseignement dans sa « totalité » pré-, inter- et postactive ne le sont-ils pas aussi, puisqu’ils négligent le postactif de l’activité précédente ? Que peut-on alors étudier ? Tout cela ressemble fort à ce qu’Hofstadter (1985) nomme une « boucle étrange » et il s’agit de trancher. C’est pourquoi nous prenons le risque de n’étudier que la phase préactive de l’enseignement.

La planification étant avant tout une préparation à l’action, il convient aussi d’expliciter ses liens avec la phase interactive de l’enseignement, liens souvent négligés dans les recherches (Lowyck, 1984, p. 2). Nous abordons maintenant le problème de la variabilité des conduites d’enseignement et précisons le rôle des routines et schémas.

I.3.1. PLANIFICATION ET RELATION AVEC L’ACTION I.3.1.1. Variabilité des conduites d’enseignement

Les conduites d’enseignement varient d’une situation à l’autre et cela indépen-damment des caractéristiques personnelles des enseignants (Crahay, 1989, p. 81). D’après Bayer (1979, cité par Crahay, 1989), la variabilité comportementale d’un seul enseignant placé dans des situations différentes est plus grande que la variabilité de plusieurs enseignants placés dans la même situation. Crahay (1989, p. 81, citant Marland 1979 ; Morine et Vallance 1975) montre que, lorsqu’ils prennent des décisions dans la phase interactive, les enseignants envisagent rarement (deux à trois fois par leçon) plusieurs possibilités. Cet argument plaide contre les modèles décisionnels, avancés notamment par Shavelson. Toutefois, cela pourrait signifier aussi que les enseignants utilisent des modèles décisionnels avant l’enseignement proprement dit et que la phase interactive est à juste titre dévolue aux interactions avec les élèves et non aux décisions.

En ce qui concerne plus particulièrement la phase préactive, Crahay (1989, p. 83, citant Bayer, 1979) et Tochon (1989e, p. 80) mentionnent tous deux l’extrême variabilité des décisions d’enseignement1. Cette variabilité serait due, semble-t-il, à l’accent mis sur l’interactivité avec les élèves et au nombre très important de variables didactiques, impossibles à prédire ou même à gérer : « [...] en classe, ce n’est pas le maître qui contrôle la situation, mais la situation qui contrôle le maître » (Crahay, 1988a, citant Doyle et Ponder, 1975).

Plus généralement, la variabilité des décisions d’enseignement est un phénomène qui a été souvent relevé. Pour autant, il nous semble qu’il est plus de l’ordre de l’effet

d’une situation expérimentale, que de la cause de décisions. La recherche, à notre avis, peut traquer des différences interindividuelles provoquées par des facteurs contrôlés

1 Taylor (1970 ; cité par Clark et Yinger, 1979a, p. 234) indique aussi une grande variabilité des préparations de programmes de classe.

(autant que faire se peut), avec de faibles variabilités inter- ou intra-individuelles intrafacteur. En d’autres mots, la variabilité comportementale pourrait être un aveu d’impuissance de chercheurs en quête d’un modèle qui expliquerait cette variabilité.

Pour terminer, il semble que la variabilité échappe au pouvoir prédictif des modèles et risque de rendre inintelligible la pensée des enseignants (Klein, 1991, p. 93).

I.3.1.2. Routines et schémas

D’après Clark et Peterson (1986, p. 260 ; voir aussi Yinger, 1979, p. 165-167, pour une description complète), des routines sont des « ensembles de procédures établies pour l’enseignant et les élèves qui contrôlent et coordonnent des séquences spécifiques de comportement ». Ils indiquent quatre types de routines :

les routines d’activité, elles permettent de contrôler et coordonner les activités en classe. Certaines caractéristiques des leçons (place et groupement des élèves, durée impartie des différentes séquences, etc.) peuvent être ainsi routinisées, c’est-à-dire ne pas faire l’objet de décisions ;

les routines d’enseignement, elles permettent d’automatiser certains comportements spécifiques de l’enseignant. Bien évidemment, elles sont étroitement liées avec les précédentes. Une même routine d’enseignement peut être utilisée dans de nombreuses activités différentes. Interroger, donner des consignes, présenter, résumer, etc. sont des comportements routinisables1 ;

les routines d’organisation, elles permettent de contrôler et d’organiser des comportements non spécifiques aux activités, mais allouées à des tâches matérielles, temporelles ou interactivités (transitions, distribution de cahiers, changement de classe, etc.) ;

les routines d’exécution de planification, elles permettent de contrôler et coordonner les différents types de planifications (journalières, mensuelles, annuelles par matière, etc.).

Charlier (1988, p. 120) et Crahay (1989, p. 87) émettent l’hypothèse que l’enseignant a recours, lors de la phase interactive, à des routines « définies comme des emboîtements automatiques de conduites » (Charlier, ibid.). Ces routines peuvent être déclenchées suite à une décision, ou même automatiquement, en réponse à un stimulus.

Ces routines ont vraisemblablement pour rôle de maintenir l’enseignant dans un état d’efficacité cognitive pendant la phase interactive et d’accroître la flexibilité de l’enseignant face à un contexte changeant, tout en facilitant la planification dans la phase préactive. Ainsi, Morine-Dershimer (1978, p. 86) montre que plus la contra-diction entre la réalité de la classe et la planification est importante, moins les routines seront utilisées, au profit d’une décision en temps réel, voire d’un ajournement.

I.3.2. PLANIFICATION ET INFORMATIQUE

Les recherches sur l’informatique appliquée à la planification restent trop souvent cantonnées dans leur domaine, celui de la « technologie » de l’éducation et utilisent peu

1 Les routines représentées dans notre logiciel des expérimentations 2 et 3 (voir chapitres V et VI) sont en majorité des routines d’enseignement.

les résultats des recherches sur la pensée des enseignants. Par exemple, les routines, lorsqu’elles sont implémentées, ne sont que des tâches prescrites sans grand rapport avec l’activité des enseignants. Il convient tout de même de développer des modèles se détachant autant que possible de l’approche tylerienne et de les tester.

La réalisation et le test d’un logiciel d’étude et d’aide de la pensée préactive de l’enseignant, basé sur une approche décisionnelle ou « de résolution de problème » nous semble donc viable pour les raisons suivantes :

— les modèles tyleriens ne rendent pas compte de l’activité réelle des sujets — en particulier lors de l’utilisation de routines ;

— l’usage de l’intelligence artificielle ne semble pas nécessaire : « Bon nombre de suggestions d’aides […] peuvent être mises en œuvre par des applications infor-matiques classiques, notamment en ce qui concerne la présentation et la structuration de l’information » (Samurçay et Hoc, 1988, p. 195) ;

— l’utilisation de présentations de situations, par le biais de logiciels hypermedias semble envisageable ;

— les modèles décisionnels, bien qu’étant moins étudiés, peuvent se révéler intéres-sants si l’on teste une palette de critères et non pas seulement les plus classiques.

Dans le chapitre suivant, nous continuons l’étude théorique de la planification selon deux facteurs qui nous ont paru essentiels : l’expérience et la connaissance des enseignants.

R. Feynman.

Chapitre II