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Représentations, valeurs, hiérarchisation des activités

Dans le document Les usages du temps libéré (Page 128-131)

Les hiérarchisations proposées spontanément par les enquêtés, ou à la suite de relances, ainsi que leurs représentations de la réussite, débouchent ici sur une caractéristique relativement inattendue. Alors que le temps libéré par le passage à temps partiel est largement dominé dans cette catégorie par le temps de la parentalité et sa forte valorisation, cela ne correspond pas pour autant à une dévalorisation ou une faible valorisation du travail. Mais, au contraire, une forte valorisation de ce dernier, et dans certains cas une équivalence entre les deux.

J’ai toujours voulu être infirmière. Il est hors de question que je m’arrête de travailler, même pour les enfants. (…) Le plus beau jour de ma vie, ça a été le jour où j’ai eu mon Diplôme d’Etat d’Infirmière. Entre le mariage et les enfants, je crois franchement que c'est celui-là, être infirmière et être embauchée aussitôt à l’hôpital quoi, ça c'est la concrétisation de quelque chose, je voulais être ça depuis 8 ans. (Michèle, infirmière)

Il est d’ailleurs intéressant de constater que Michèle est une des enquêtés de cette catégorie qui a réduit le plus sa charge de travail, puisqu’elle est à 50%, et que l’on peut interpréter cette proportion, dans son cas, comme 50% de temps de travail en moins pour 50% de temps en plus pour les enfants. La proportion de temps partiel devient ici la traduction littérale de cette égalité de valeur.

Pour d’autres enquêtés, s’il y a prépondérance des enfants dans la hiérarchie des valeurs, le travail arrive tout de suite derrière et reste fortement valorisé.

Une exception toutefois à cette règle générale, l’élément masculin de notre échantillon, Honoré, technicien à la RATP, chez lequel on trouve une faible valorisation du travail liée à une profonde et ancienne insatisfaction de sa vie professionnelle : « la vie de famille avant tout. Le travail c'est rien, c'est la paye ». Cette catégorie temporelle de la parentalité est donc compatible avec un ethos fort du travail chez les femmes. Elle fait également apparaître de façon plus spécifique une forte valorisation du temps partiel, préféré largement, malgré une conscience apparemment nette, et assez souvent un vécu, des difficultés professionnelles qu’il peut entraîner.

Cette valorisation du temps partiel prend plusieurs visages :

* en creux, une dévalorisation du temps complet, jugé trop déséquilibrant

A temps plein, ça serait speed, moi je serais speed le matin, ça serait « allez, allez, on se dépêche, allez », s’énerver, franchement, j’ai pas envie, et puis le soir, rentrer, les devoirs, moi j’ai pas envie de stresser les enfants quoi, en bossant à temps plein, si j’étais à temps plein avec trois enfants, je les stresserais, je me stresserais et je les stresserais, ce serait invivable. (Michèle, infirmière)

* de sorte que nos enquêtés n’envisagent pas de repasser à temps complet

Mais si je dois changer [de travail] je crois que au départ il y aura du temps partiel. Je ne reprends pas à plein temps. Je crois que je préfère rester là où je suis que de reprendre un plein temps. Même pas pour de l’argent. Même si on me dit tu vas toucher 3000 ou 5000 F de plus qu’aujourd’hui. Le confort de vie que j’ai en ce moment me va très bien et les relations que j’ai avec ma famille je les privilégie par rapport à l’argent, l’éloignement. À plein temps j’aurais moins de temps pour ma famille. (Denise, employée de commerce)

* une série de déclarations positives simples et générales sur le temps partiel. La forte valorisation du temps partiel chez Denise ressemble beaucoup à celle énoncée par les autres enquêtés, mais chez elle, il s’agit plus encore dans sa trajectoire d’une véritable inversion de valeur

Mon patron nous a convoquées, toutes les vendeuses et nous a dit que vu la conjoncture on devait passer à temps partiel. Donc nous sommes toutes passées à temps partiel et au début c’était dur parce que pour nous c’était une dévalorisation

complète. Ça a été le choc, pour nous ça voulait dire qu’on ne valait plus rien. Et six mois après, on voulait plus revenir à temps complet. Absolument pas.

Q. Tu disais une dévalorisation ?

R. Pour nous ça voulait dire qu’on n’était plus bonne à travailler. Alors qu’il nous avait bien dit que c’était la conjoncture économique qui l’obligeait à réduire nos heures. Mais maintenant je lui dis merci. (…) Pour moi le temps partiel au départ ça ne voulait rien dire, ça m’enlevait des heures de travail, c'est tout. C'était vague. Et après ça a pris toute sa valeur quand j’ai eu Rosalie.

* le temps partiel en ce qu’il permet de diminuer la pression du temps quotidien Ce temps partiel ça m’apporte un équilibre, déjà moi, ça me donne un petit confort de vie dans la mesure où j’ai quand même du temps pour faire les choses à un autre rythme et pas être speedée, en train de galoper comme une folle, pour s’occuper des petits, des courses, du ménage… (Odile, cadre infirmier)

* le temps partiel en ce qu’il permet un assouplissement de la rigidité des horaires Heloïse, architecte salariée, se sert de son temps partiel qu’elle prend de manière très souple, avec des horaires assez fluctuants, pour rajouter du temps quand le besoin s’en fait sentir. Elle peut « traîner le matin » et arriver plus tard au travail sans difficulté. Elle peut s’accorder entre midi et deux une pause plus longue, dans laquelle elle va éventuellement caser un peu de shopping, par exemple, ou la faire coïncider avec des événements qui concernent ses filles.

Il ne faudrait pas voir dans ces quelques extraits, un plaidoyer inconditionnel pour le temps partiel. S’il est apprécié pour ce qu’il permet hors travail, en revanche, il peut déboucher fréquemment sur un vécu professionnel plus difficile, ce qui, en cohérence avec la forte valorisation du travail dont nous avons parlé, peut déboucher sur un risque de frustrations professionnelles. Ces risques se déclinent dans des modalités bien connues des littératures sociologiques sur le temps partiel et ils concernent davantage la vie professionnelle et non le temps libéré. La plupart du temps, nous nous contenterons donc ici de les citer, l’essentiel étant pour nous qu’il soient reconnus et énoncés par nos enquêtés.

* Frustration en terme de carrière.

* Bien souvent la charge de travail est décrite comme égale à celle afférente au temps complet. Donc, avec moins de temps pour l’accomplir. Donc avec une

accentuation du stress au travail. C'est cette constatation qui poussera Odile, cadre infirmier, à refuser la diminution horaire provoquée par les 35 heures sur son 80%. Elle passera donc à 90% pour en annuler les effets.

* Pression des collègues ou des supérieurs hiérarchiques posée en terme de surcharge de travail imputée au temps partiel de l’enquêté.

* Décalage avec la vie professionnelle des collègues à temps complet et avec les nécessités de suivi des dossiers.

* Certains avantages sont plus difficiles à négocier (augmentations, week-ends de 3 jours, certains ponts).

Enfin, pour clore le chapitre des représentations, on constate que les enquêtés constituent entre travail et temps hors travail (assimilable au temps des enfants) des sphères d’activités bien délimitées et revendiquées comme telles. On peut supposer que le temps libéré qui est surinvesti dans la parentalité encourage à marquer une frontière claire avec le temps de travail. Du coup, les débordements éventuels de l’un sur l’autre ne sont pas recherchés et même ont tendance à être contenus. Des stratégies sont alors déployées pour éviter de ramener à la maison du travail ou des soucis liés au travail.

11.1.4. Définition et image du temps, horizons temporels, chronopathies

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