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Emplois du temps, rythmes, constructions temporelles

Dans le document Les usages du temps libéré (Page 123-128)

. Repères et rythmes : l’enfant et le travail comme seuls donneurs de temps À la fois dans les carnets d’emploi du temps et dans les entretiens, les repères les plus souvent mentionnés et considérés comme les plus signifiants sont de deux ordres.

D’une part, sont fortement sollicités les repères les plus manifestement sociaux, ceux qui relèvent du quotidien et de l’hebdomadaire : les heures, les jours, et un fort marquage de la semaine et de sa séparation avec le week-end, le dimanche.

D’autre part, sont énoncées comme repères des activités elles-mêmes, relevant de deux ordres distincts.

Celles (sur-représentées dans cette catégorie temporelle125) qui sont liées aux

enfants, et aux rythmes auxquels ceux-ci sont soumis et soumettent : la présence et l’absence des enfants eux-mêmes, les levers et les couchers, leurs repas, leurs

125 Ce n’est pas une évidence. Rappelons que tous les parents ne se retrouvent pas dans cette catégorie temporelle, et qu’ils sont au contraire très fortement représentés dans les autres. Nous ne voulons pas dire que ces activités ne sont pas présentes ou même sur-représentées chez des parents classés pourtant dans d’autres catégories. Ce sont l’ensemble des indicateurs et la logique de cohérence de l’ensemble qui comptent.

activités diverses (jeux, activités manuelles, TV). Les rythmes scolaires y sont particulièrement prégnants à travers l’opposition claire temps école vs temps hors école.

Les enfants, là je les ai pas [ils sont chez les grands-parents], ben, c’est mort quoi, c’est inexistant quoi. (Michèle, infirmière)

C’est Lulu (sa fille) qui vient nous réveiller. Le matin on se lève, il faut préparer les filles. Norbert part amener Lulu à l’école. Moi je pars amener Justine chez la nourrice. (…) C’est assez quadrillé en fait, quadrillé par les filles. (…) C’est que les filles ça apporte des horaires nécessaires. Et après ça fait tout un tas de choses très différentes à s’occuper et à gérer. (Héloïse, architecte salariée)

L’arrivée des gosses m’a obligé à structurer mon temps libre. (…) Il y a beaucoup de tâches quotidiennes répétées en fait. (…)

Dès que je me lève, c’est le petit dej des enfants. (…) Le mercredi, mes activités, en fait, c’est les activités de mes enfants. (…)

Je rentre, je vais récupérer les enfants. Je rentre avec les enfants, je prépare à manger, ou c’est le bain et puis après on mange, on se met à table, ma femme rentre, on a mangé et tout ça, tout le monde au lit et puis on regarde la télé. (…)

Y’a pas d’heure fixe sauf en semaine quand les enfants vont à l’école. (Honoré, technicien RATP)

À cet ordre d’activités vient se rattacher largement l’ensemble des activités ménagères et domestiques, soit parce qu’elles sont menées dans les séquences d’activités simultanément à des tâches liées aux enfants, soit parce qu'elles ont les enfants comme destinataires.

D’autre part, le travail lui-même et ses rythmes fonctionnent comme le second ordre d’activités à l’aune duquel on va étalonner toutes les autres activités.

Il y a les jours de travail et les autres jours. (Denise, employée de commerce)

Par rapport au boulot, je me dis vivement mercredi parce que je ne suis pas au boulot. Mais bon, c’est pas non plus du repos avec les enfants. Le lundi c’est triste : c’est la rentrée, le début de la semaine. Le mardi c’est pas bien parce que c’est une journée très longue. J’ai une heure de plus. Le jeudi et le vendredi, c’est mieux, je travaille moins et puis c’est la fin de la semaine. (Honoré, technicien RATP)

La surprise n’est pas ici que ces deux ordres d’activités soient réellement construits dans les discours et les emplois du temps de cette catégorie comme des marqueurs sociaux et temporels, mais bien qu’ils en soient les marqueurs quasi exclusifs autour desquels vont s’organiser et se distribuer toutes les autres activités. Celles-ci, comme les loisirs et les sociabilités amicales extérieures, apparaissent comme peu nombreuses mais surtout fragiles dans leurs inscriptions temporelles c’est-à-dire menacées par un imprévu ou une ré-organisation autour du travail et des enfants. La gym, c’est un temps pour moi que je m’étais obligé à prendre126. J’ai dû l’abandonner quand j’ai eu une « charrette »127. Maintenant que c’est passé, je vais essayer de la reprendre. (…) Sorties, on ne fait plus quand on commence à être déconnecté, on a du mal à se raccrocher, on se laisse vite submerger. (Héloïse, architecte salariée)

J’aimerais reprendre un petit peu d’activité sportive. Ça pour l’instant je peux pas, ou alors ça va manger sur l’organisation que j’ai réussie à mettre en place et qui me permet de faire les choses sans être speedée en permanence quoi, donc de les faire à un rythme dynamique mais pas speedé. (Odile, cadre infirmier)

[Moments de sociabilité] Heu... il y a toutes les copines de la nounou, elles me connaissent. Souvent, quand je vais récupérer les petits je prends le temps de discuter, après il y a de temps en temps les voisins que je rencontre. (Odile, cadre infirmier)

Le couple lui-même s’estompe ou disparaît dans sa manifestation en activités.

Mon mari, il ne bosse jamais le week-end, donc avant [avant les enfants] je m’arrangeais pour ne pas faire trop de week-end, si je pouvais, puisque avec mon mari on ne pouvait se voir que le week-end (…). [Maintenant] je m’arrange à travailler le samedi et le dimanche, pour pas que les enfants aillent à la cantine. (…) Maintenant les enfants vivent mal que je travaille le week-end, donc si je lève le pied le week-end, ce sera pour les enfants. (Michèle, infirmière)

Ben c'est dur de se retrouver des fois tout seuls, parce que les enfants sont toujours là. Moi je rentre de bonne heure, je m’occupe des enfants, on joue, on va se promener, on rentre, on mange. Ça fait une bonne journée. On est fatigués, saturés.

126 Il est intéressant de noter ici comment un « loisir » peut être construit comme un temps contraint. 127 Pour Heloïse, une charrette désigne un dossier ponctuel qui demande, pour une période qui va de quelques jours à quelques semaines, une accélération et une plus grande disponibilité dans son travail.

Et puis ma femme, elle rentre, elle se prend en plus 1h et demi de bouchon, donc elle est crevée, mais si elle a la pêche de toute façon on est complètement décalé. Donc là on n’a plus vraiment de vie. (Honoré, technicien RATP)

Il semble alors qu’il faille mettre en place des stratégies pour enrayer ce phénomène qui est perçu par ailleurs comme « naturel ».

En remplissant le carnet et en le relisant, je me suis aperçue que j’avais peu de moments avec Norbert. Ben c'est au lever quand on s’occupe des filles. Mais là où on se retrouve c'est vraiment le soir au coucher des filles. Maintenant ce qu’on fait c'est qu’on essaie de se retrouver entre midi et deux des fois. On mange ensemble, on fait du shopping. Ou alors c'est à la maison. C'est au coup par coup. Lui, il est en ville, on s’appelle, et comme moi en métro j’en ai pour un quart d’heure… (Héloïse, architecte salariée)

. Un temps pour soi réduit

Le « temps pour soi » comme ordre d’activité, dont on a dit qu’il est un ordre transversal aux catégories, même s’il n’occupe pas la même place dans toutes, est ici largement minoré, voire absent. Difficile d’en trouver trace dans les carnets d’emplois du temps qui, essentiellement, se présentent comme de longs inventaires d’activités concrètes.

Avoir plus de temps pour moi, ben j’ai jamais pensé à ça, j’ai pensé aux enfants. (…) Je ne prends pas le temps d’en avoir plus pour moi en fait. (…) Non, des moments rien que pour moi, non. (Michèle, infirmière)

Lorsqu’il est annoncé comme présent, son développement dans le discours le fait rapidement déboucher sur du temps pour autrui.

Je me prends du temps pour moi, pour faire des choses pour moi, faire les magasins, voir ma mère, ma sœur, amener Rosalie[sa fille] à la piscine, inviter une copine à Rosalie et leurs faire à goûter. Faire faire les devoirs à Rosalie,(…) et je prends plus de temps pour m’occuper de mes petites nièces. Elles sont souvent à la maison, en tout cas depuis que je suis à temps partiel. (Denise, employée de commerce)

Si certains enquêtés disent n’avoir jamais eu une expérience nette du temps pour soi, d’autres affirment l’avoir perdu avec leur entrée dans la parentalité.

Avant j’avais pas mal de temps pour moi, vu que j’étais seule [sans enfant], et du coup je pouvais profiter de la vie étudiante que terminait Norbert. (Heloïse, architecte salariée)

Si, dans cette catégorie temporelle de la parentalité, les activités sont si présentes dans leurs énonciations concrètes et leur mise en séquences linéaires, c'est que l’on est sans ambiguïté dans une catégorie qui relève du « faire ». Nos enquêtés, « toujours dans l’action », affirment avoir toujours « quelque chose à faire », ce qui se décline assez souvent en « impossibilité de ne rien faire », et une absence de « temps morts ». Dans ce cadre, il est d’ailleurs intéressant de constater quel statut temporel ont ces jours de temps « libérés » par le temps partiel. Denise, employée de commerce, nous affirme qu’elle ne peut pas se détendre le lundi, jour qu’elle réserve alors en partie aux activités ménagères, parce que « c'est un jour de semaine », même si ce n’est pas un jour de travail.

. L’organisation comme allant de soi

Les modes d’organisation du temps font apparaître certes des gestions, des anticipations, des prévisions minima nécessaires mais ce sont des « dispositifs légers », peu formalisés, à un échelle de temps réduite, de l’ordre de la semaine au maximum. Ils sont tellement contraints extérieurement que l’on peut avoir le sentiment que les choses s’enchaînent d’elles-mêmes, « comme elles viennent », « comme on peut, un pied devant l’autre ». De fait, les seules articulations qui peuvent complexifier un peu ces modes d’organisations se situent en fait entre les deux ordres d’activités majeurs que sont les enfants et le travail.

Ces constructions externes rendent nécessaires des formes d’articulations d’emploi du temps avec le conjoint. Au-delà de la négociation initiale pour choisir qui se mettra à temps partiel (qui ne concerne que l’élément masculin de notre échantillon), se jouent ensuite des mécanismes de synhronisation-désynchronisation, arrangements variables selon les couples, mais qui ont tous le temps des enfants comme pivot. Il y a ceux comme Michèle et son mari (infirmiers tous les deux) qui essaient de dé- synchroniser radicalement leurs emplois du temps de travail pour allonger au maximum le temps de présence auprès des enfants.

Pourquoi être à deux pour garder les enfants, moi je préfère faire les horaires inverses de mon mari.

Il y a ceux qui pratiquent à la fois la dé-synchronisation des temps de travail au quotidien sur, par exemple, les trajets aller-retour école/maison et à la fois la synchronisation pour faire émerger des plages de temps consacrées à la réunion de la famille.

En début de semaine, Norbert me dit quel jour il ne pourra pas aller chercher Lulu, et moi quel jour je ne serai pas là le soir. (…)

Quand c'est Norbert [il est architecte libéral] qui se retrouve charrette, j’essaie de l’aider, de façon calculée, c'est pas du tout gratuit (rires) c'est pour prendre des vacances tous ensemble. (Héloïse, architecte salariée)

Finalement, nos enquêtés vivent tous leur quotidien comme une série de séquences répétées sur une cadence imposée par les enfants, une routine qui n’est pas forcément vécue de façon négative.

Il y a des choses qui sont inhérentes et à heure fixe : quand on a été à la douche on va manger, quand on a mangé on joue. (Odile, cadre infirmier)

J’aime bien mes habitudes, je me conforte un peu là-dedans, j’ai mon petit rythme et au contraire il me va bien. (Denise, employée de commerce)

Dans le document Les usages du temps libéré (Page 123-128)