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Représentations collectives, croyance, classement

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 32-37)

Chapitre 1 : Trouver l’histoire grâce à Durkheim

1.1. La rue du Val-de-Grâce par la voie détournée

1.1.3. Représentations collectives, croyance, classement

Parmi les travaux de Durkheim et de Mauss sur la question de la représentation, un article a particulièrement attiré l’attention de Barthes : « De Quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », qu’ils écrivirent ensemble et publièrent en 1902 dans l’Année sociologique. Dans cet article les auteurs essayaient principalement de répondre à Frazer. Pour ce dernier, la classification résulte d’une ressemblance réelle entre les choses ; en les classant l’homme n’a fait que suivre la logique du monde. Selon Durkheim et Mauss, en revanche la classification est une représentation que l’homme projette sur le monde extérieur. Ils n’admettent pas l’idée selon laquelle ce sont les relations logiques entre les choses qui ont « servi de base aux relations sociales des hommes ».

Tout au contraire, les catégories et les distinctions existaient d’abord en société et ont servi de prototype aux hommes pour chercher les mêmes relations dans le monde. Donc si les hommes se sont partagés en clans, ce n’était pas, comme le pense Frazer, « suivant une classification préalable des choses », mais « ils ont classé les choses parce qu’ils étaient partagés en clans24 ».

La classification n’a en soi aucune essence naturelle, c’est une fabrication humaine et sociale. Le débat rappelle la fameuse nouvelle de Borges que Foucault cite dans la préface des Mots et les choses. C’est l’idée même de la classification que Durkheim et Mauss analysent pour arriver à cette conclusion : « Une classe, c’est un groupe de choses ; les choses ne se présentent pas d’elles-mêmes ainsi groupées à l’observation 25 ». Si une vague ressemblance existe entre les choses, elle ne peut expliquer cette pratique humaine qui consiste à les assembler selon certains critères, « les réunir dans une sorte de milieu idéal » bien délimité, et les classer selon une logique hiérarchique en mettant les genres à l’intérieur des espèces, et ainsi de suite.

Or au moment où Durkheim et Mauss introduisent la question de la hiérarchie, leur analyse trouve un aspect politique qui doit intéresser la sémiologie de Barthes :

D’un autre côté, classer, ce n’est pas seulement constituer des groupes : c’est disposer ces groupes suivant des relations très spéciales. Nous nous les représentons comme coordonnés ou subordonnés les uns aux autres, nous disons que ceux-ci (les espèces) sont inclus dans ceux-là (les genres), que les seconds subsument les premiers. Il en est qui dominent, d’autres qui sont dominés, d’autres qui sont indépendants les uns des autres.

24 Marcel Mauss « De Quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », Avec Emile Durkheim, Année sociologique, Vol. 6, 1901-1902, p. 1-72, repris in Marcel Mauss Œuvres, Tome II, Minuit, 1974.p. 83.

25Ibid., p. 17

32 Toute classification implique un ordre hiérarchique dont ni le monde sensible ni notre conscience ne nous offrent le modèle26.

L’écho d’une telle idée peut s’entendre chez Barthes, lorsqu’il affirme, par exemple, dans sa leçon inaugurale au Collège de France que : « Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et tout classement est oppressif 27». L’analyse de Durkheim et Mauss permet une compréhension du monde dont les conséquences seront essentielles, non seulement pour Barthes mais aussi pour la pensée de son époque : les rapports de domination et de pouvoir ne se produisent pas et ne s’imposent pas d’abord dans les lieux où nous les attendons. Ils se reproduisent, en réalité, dans des réseaux très complexes de représentation, qui fonctionnent majoritairement de manière inconsciente.

Pour mieux expliquer la notion de la « représentation collective » selon Durkheim, il faudra d’abord accentuer sa différence avec la « représentation » telle qu’elle se comprend dans le vocabulaire philosophique. Dans son beau livre, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique, auquel nous nous référerons à plusieurs reprises dans ce texte, Camille Tarot explique la représentation collective dans les termes suivants :

La notion de représentation collective a été évidemment adaptée par Durkheim à partir de la notion de représentation tout court. Or celle-ci est au cœur du débat qui, dans la philosophie classique, oppose l’empirisme pour qui notre connaissance est induite des sens et le rationalisme pour qui la connaissance doit sa certitude de ce qu’elle est déduite de l’esprit. […] Mais qu’on souligne l’activité ou la passivité de l’esprit dans la connaissance, l’important pour nous, c’est que dans les deux cas la représentation est pensée à l’intérieur de la relation du sujet et de l’objet. Faut-il l’attribuer à l’un plutôt qu’à l’autre ? Ce débat suppose toujours que la représentation fait figure d’image isolée dont le destin et le rôle se jouent exclusivement dans une sorte de face-à-face entre le sujet et l’objet. Passer de la représentation au problème du signe et du symbolique, c’est briser ce face-à-face quelque peu narcissique, pressentir l’insuffisance de cette vision classique et de ses présupposés individualistes qui mettent le sujet dans la position d’un propriétaire ; c’est voir que la représentation ne se construit pas seulement dans et par un va-et-vient entre le sujet et l’objet, mais qu’elle suppose un troisième élément qu’on peut appeler le langage28.

Or, Camille Tarot se trompe légèrement : la question du langage, Foucault l’a très bien montré dans Les Mots et les choses, n’a jamais été absente du débat classique autour de la représentation. Tout au contraire, le langage était pensé comme le moyen par excellence de la représentation. C’était même par le biais de la représentation que la logique du Port-Royal, par exemple, étudiait le langage. Ce qui change chez Durkheim, c’est la place et la fonction de la

26Ibid., p. 18

27Leçon, OCV, p. 431.

28 Camille Tarot, De Durkheim à Mauss : l’invention du symbolique, La Découverte, 1999, p. 240.

33 représentation, et en conséquence son rapport au langage. Pour la pensée classique, et jusqu’à l’idéalisme allemand, la représentation est une forme de connaissance. Je connais le monde extérieur par le biais de la représentation que je m’en fais. On peut donc se demander si une représentation est vraie ou fausse. La représentation vraie, est celle qui est adéquate à son objet ; autrement dit, une connaissance vraie est une connaissance dans laquelle la représentation que je me fais d’un objet coïncide parfaitement avec l’objet extérieur. La représentation est rationnelle, produit de la raison et évaluable par elle. C’est dans ce sens qu’elle devient « un face -à-face entre le sujet et l’objet ». Alors la langue est pensée comme un moyen par lequel la représentation se produit, se précise et s’exprime. Plus une langue est « développée », plus elle peut donner des représentations correctes des choses.

Pour Durkheim en revanche, la représentation n’est pas la connaissance, elle est à la fois plus large et plus restreinte. C’est l’ensemble de toutes les idées qu’une société se fait des choses, de toutes les croyances qu’elle partage. Elle n’est pas rationnelle mais fonctionnelle, et n’est donc pas évaluable en termes de vérité. Elle est affaire de tradition et de transmission et non d’expérience et de raison. Alors la première fonction du langage, ou de la dimension symbolique qui est plus large, c’est de garder et de transmettre ces représentations. La société ne peut exister si les consciences individuelles ne peuvent sortir d’elles-mêmes et communiquer avec les autres consciences. Et c’est par le biais du « symbolique » que la conscience peut sortir d’elle-même. De surcroît, en survivant aux individus, le symbolique peut maintenir et transmettre les valeurs collectives aux générations suivantes et garantir ainsi la continuité de la société.

Mais au-delà de la transmission des valeurs collectives, le symbolique trouve chez Durkheim une importance particulière. Il donne l’exemple d’un soldat mort pour son drapeau.

Le drapeau, bien sûr, symbolise la patrie. Le soldat sait très bien pourtant que ce n’est pas parce que le drapeau est tombé dans les mains de l’ennemi que la patrie est perdue. Il sacrifie cependant sa vie pour ce drapeau, qui n’est en réalité qu’un simple morceau de toile. C’est que le symbolique a une dimension propre qui dépasse nettement sa référence. On peut donner d’autres exemples, le sang humain nous inspirant encore horreur, ou le timbre postal oblitéré valant une fortune. « L’homme lui-même, le drapeau, le sang, le timbre-poste sont porteurs de représentations collectives ». Une telle logique peut se déployer à l’infini, englobant tous les phénomènes du monde y compris « les qualités sensibles », « odeur », « saveur » et « couleur », tout ce qui se lie par le symbolique aux valeurs que nous attachons aux choses, et qui nous

34 aident à faire la différence entre elles : « c’est par les symboles que la pensée sociale “ajoute au réel ou en retranche”29 ».

Ainsi définie, la résonance de l’idée de « représentation collective » s’entend dans une bonne partie des préoccupations principales des penseurs français de la seconde moitié du XXe siècle. Qu’on pense aux phrases les plus provoquantes et les plus scandaleuses de ces mêmes penseurs, on y trouve partout la trace de cette idée. Pour ne donner que trois exemples : si l’auteur est mort, si l’homme est une invention récente, s’il n’y a pas de rapport sexuel,

« l’auteur », « l’homme », « le rapport sexuel » ne signifient pas l’objet ou l’acte concret auxquels, en tant que signifiants, ces mots sont censés renvoyer ; ils désignent tout un réseau de représentations collectives qui utilise ces signifiants comme des « centres ». Dès que l’on cesse de penser la représentation en termes de vérité, il nous importe peu qu’elle dérive de la science, d’une discipline universitaire, d’un rite ou de la culture de masse.C’est sa place dans les réseaux de significations sociales qui devient l’objet de notre étude.

Durkheim avait bien remarqué que le symbolique n’est pas simplement le moyen du partage et de la transmission des sentiments et des représentations collectives. S’il peut être porteur du sentiment collectif, c’est qu’il a « concouru à le former » : « Il faut donc se garder de voir dans ces symboles de simples artifices, des sortes d’étiquettes qui viendraient se surajouter à des représentations toutes faites pour les rendre plus maniables : ils en sont partie intégrante30 ».

C’est également la dimension symbolique qui intervient entre l’expression des sentiments individuels et les exigences sociales. Durkheim donne l’exemple de l’expression excessive du chagrin dans les cérémonies de deuil des indigènes de l’Australie, qui est souvent sans rapport réel avec le sentiment de la personne qui l’exprime. Si l’individu montre ainsi sa tristesse, ce n’est très souvent pas parce qu’il est réellement triste, mais parce que la société exige de lui cette manifestation de tristesse.

En ce qui concerne la dimension symbolique, les travaux de Marcel Mauss suivent la pensée de Durkheim en l’assouplissant et en la développant. Partant de la logique durkheimienne, Mauss considère les mythes comme des représentations auxquelles nous n’avons pas à poser la question du vrai ou faux. On peut trouver cette approche, par exemple, dans son analyse de la mythologie grecque. Mauss voit le mythe comme une « conception

29Ibid., p. 221, voir aussi Émile Durkheim, Le Suicide, [1897], PUF, 2007, pp. 316-326.

30 Émile Durkheim, Formes élémentaires de la vie religieuse, [1912], PUF, « Quadrige », (1960), 2008, p. 331.

35 imaginaire des choses religieuses », qui finit par créer un « système d’images et de notions ».

Pour lui le mythe est d’abord « expressif », « significatif » : « Dans le principe, il n’est pas une sorte de vêtement allégorique dont les groupes sociaux auraient revêtu la réalité, il est la réalité qu’ils n’auraient pu concevoir autrement31 ».

Le vrai déplacement de Mauss par rapport à Durkheim survient dans la question de l’allégorie. Durkheim avait bien constaté l’importance du symbole dans la création des représentations collectives. Pourtant il y voyait une certaine allégorie, traduisant une réalité plus profonde. Et ce n’était effectivement pas l’allégorie elle-même, mais la réalité qu’elle traduisait qui attirait son attention. Nous pouvons constater la différence des regards de Durkheim et de Mauss, dans l’analyse que fait ce premier, de la religion. Durkheim reconnaît la nécessité sociale des « impératifs moraux et religieux » : nous en avons besoin pour que « tous nos états de consciences » ne soient pas « sur le même plan », pour pouvoir rendre compte de la dualité.

Ici, Durkheim veut corriger « l’erreur » symbolique de la religion. Il interprète la distinction entre le corps et l’âme comme une allégorie qui symbolise une réalité, que peut-être l’homme avait sentie sans vraiment la comprendre. Elle est donc rationnellement explicable : « Il reste vrai que notre nature est double ; il y a vraiment en nous une parcelle de divinité parce qu’il y a en nous une parcelle de ces grands idéaux qui sont l’âme de la collectivité32 ».

Alors le symbole peut comporter une erreur, il devient une allégorie mal-choisie. Pour Mauss en revanche, comme partie intégrante du « fait social total », le symbole a la même importance que l’acte. Il est bien réel, et il construit une compréhension du monde de laquelle l’individu ne peut sortir. Dans son analyse de la magie ou du don, Mauss s’arrête en réalité sur la lettre même du symbole. C’est dans la dimension symbolique que les différentes couches de significations se rencontrent et évoquent la totalité des faits sociaux. Camille Tarot explique cette idée de la manière suivante : « comme le don, le mana est aussi un feuilleté à plusieurs niveaux ; force et puissance, sens et cause. L’important, c’est de suivre ces niveaux ou ces fils ensembles. Alors on voit que tout fait social, même le plus anodin, le plus négligeable en apparence, est fait d’une superposition de réseaux de significations, toujours au moins deux33 ».

Dans le don, par exemple, tous les éléments ont une importance égale : il faut qu’il y ait les trois obligations, de donner, de recevoir et de rendre. Mais il faut aussi que l’acte de donner

31 Marcel Mauss, « Mythologie grecque et théorie des mythes selon Gruppe » 1903, cité par Camille Tarot, op.cit.

p. 624.

32 Émile Durkheim, Formes élémentaires de la vie religieuse, op.cit. p. 378

33 Camille Tarot, op.cit. p. 617-618

36 soit considéré comme libre, par celui qui le fait, mais aussi par celui qui le reçoit. Les gestes et les comportements des deux côtés sont ainsi minutieusement codés et deviennent en conséquence significatifs : le donateur doit traiter son cadeau comme sans valeur, sans importance, le jeter au pied de l’autre, etc. Tous ces éléments signifient dans un ensemble et à travers la totalité des représentations collectives.

La possibilité de considérer la langue et la littérature comme des faits sociaux, celle d’analyser la croyance, l’idéologie, la « doxa » en s’appuyant sur l’idée de « représentations collectives », enfin la mise en évidence de la réciprocité de la relation entre les représentations collectives et la dimension symbolique : la dette de Barthes à l’égard de la pensée durkheimienne n’est pas négligeable. Et la liste évoquée est loin de l’épuiser. Ayant une place centrale dans ce travail, cette dette mérite d’être démontrée en détail.

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