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La littérature comme « fait social »

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 40-43)

Chapitre 1 : Trouver l’histoire grâce à Durkheim

1.2. Roland Barthes durkheimien

1.2.1. La littérature comme « fait social »

On a souvent reproché à Durkheim, le fait que ses critères pour définir le fait social ne soient pas très clairs. Dans son livre Classical social theory, Ian Craib résume ces critiques en prenant l’exemple de la langue. D’un côté il n’est pas certain que la langue soit vraiment extérieure, nous pouvons toujours la penser comme une capacité innée de l’homme liée à sa nature (comme le fait par exemple Chomsky). D’un autre côté, on a du mal à accepter l’application du critère coercitif à la langue. Je suis évidemment obligé de parler la langue que les autres comprennent pour pouvoir communiquer avec eux et dans cette langue, je dois aussi respecter les règles grammaticales, mais finalement je suis libre de choisir mes mots et mes idées et dire ce que je veux dire sans aucune obligation37.

« Comment la langue m’oblige ? » voilà la question par laquelle Barthes commence.

Elle restera l’un des axes majeurs de sa réflexion. Sortir de la « dénonciation pieuse » en politique comme Barthes l’avait souhaité, devient possible précisément en passant par cette

36 Voir deuxième partie premier chapitre à propos de Lanson et la science littéraire.

37 Voir Ian Craib, Classical social theory, Oxford University Press, 1977, p. 32.

40 question. Prises au sérieux, les trouvailles de la sociologie durkheimienne modifient profondément le modèle possible de l’engagement.

L’engagement doit être réel, autrement dit, il ne doit pas servir simplement à apaiser la conscience de l’intellectuel, mais avoir une véritable fonction au sein de la société. C’est au nom de ce même engagement que Barthes hésite à signer et finalement ne signe pas le manifeste des 121. À propos de la littérature, un des lieux privilégiés où Sartre avait exposé son idée de l’engagement, Barthes reprend la question pour l’aborder grâce aux sciences sociales. Pour un engagement réel, il faut d’abord tracer les limites de la liberté de l’homme, afin de désigner le lieu possible de son intervention.

Durkheim avait considéré la langue et la littérature comme des faits sociaux et, nous le savons, il définit le fait social par deux traits : l’extériorité et la coercition. Cette logique, prise au sérieux et appliquée aux études littéraires donne des résultats capitaux : la littérature devient moins une question de création individuelle que d’institution sociale. Comme institution, elle a ses règles et ses contraintes propres. Dès que l’écrivain commence à écrire il a affaire à deux institutions coercitives : la littérature et la langue ; chacune lui impose ses bornes et lui offre des possibilités limitées. Mais déjà, selon Durkheim, aucune institution n’est assez forte pour empêcher toute transgression des règles qu’elle impose. L’explication durkheimienne du crime en est un très bon exemple. Le crime, selon Durkheim, est « naturel », nécessaire et même salutaire pour la société, et il faut s’en réjouir. Son existence prouve que la fermeté de l’institution n’est jamais absolue, et que les contraintes morales d’une société ne sont jamais suffisamment solides pour ne laisser aucune échappatoire aux individus. Sans cette souplesse, la société resterait à jamais figée dans un même état. Mais si la société permet parfois la transgression de ses contraintes, elle s’autorise également à la punir. Mieux encore, étant donné que Durkheim ne reconnaît aucune essence universelle et innée au crime, il le définit par la punition : est crime ce qui est puni par une société donnée. La critique littéraire, dans sa tendance barthésienne au moins, peut facilement adhérer à une telle logique. En l’occurrence, et contrairement à d’autres cas, comme les représentations collectives, la coercitivité du fait social, ou la catégorisation du monde, il ne s’agit pas de tracer l’influence directe de Durkheim sur la pensée de Barthes. Il faut plutôt considérer la grandeur de la brèche ouverte par Durkheim pour les théories des sciences humaines au XXe siècle.

Selon la logique durkheimienne, il est impossible d’imaginer une essence universelle de la littérature : la littérarité devient aussi une question historique. Elle se définit en fonction des

41 normes de l’institution littéraire et langagière d’une société donnée à un moment donné. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est irréelle. Déjà Durkheim avait dû se confronter à cette objection : s’il est impossible de définir le crime par une essence universellement valable, alors tout est permis, ou bien rien n’est réellement criminel. Durkheim répond alors que si une société considère nécessaire de punir ou d’empêcher certains actes, c’est qu’elle suppose qu’ils nuisent au maintien de son ordre ou à son unité. Ils sont donc réellement criminels à ce moment. Mais lorsque le fonctionnement social change, ces actes ne se heurtent plus à aucun ordre établi, ils ne sont plus considérés comme dangereux et perdent leur caractère criminel. De même pour la littérature : un texte vraiment révolutionnaire se confronte aux normes établies de l’institution littéraire et de la langue. Si Durkheim définit le crime par la punition, nous pouvons définir le texte révolutionnaire ou avant-gardiste par la résistance qu’il provoque de la part de l’institution et du lecteur. Alors nous voyons qu’en dépit de sa prétention à s’opposer radicalement au pouvoir, le réalisme socialiste par exemple n’a rien de révolutionnaire; il s’inscrit calmement dans le cadre défini par la littérature bourgeoise. Cette logique purement durkheimienne s’aperçoit chez Barthes dès le Degré zéro de l’écriture38.

La langue et le genre littéraire sont alors considérés comme des éléments extérieurs et coercitifs. Le style, d’une manière qui rappelle le fameux discours de Buffon à l’Académie, est défini comme la partie biologique de l’individualité, ou plus précisément, comme la manifestation de tous les éléments hasardeux et immaîtrisables de l’individualité : le lieu et la date de naissance, le corps, les souvenirs, bref, tout ce qui détermine l’individualité d’une personne sans dépendre de lui et de sa conscience. La résistance n’est donc pas possible au niveau du style non plus. Reste ce que Barthes définit comme « écriture » : le lieu où la conscience individuelle peut intervenir entre les déterminations biologiques et sociales. Ici se pose un vrai dilemme, une des grandes inquiétudes qui poursuivent Barthes tout au long de sa vie : si nous avons appris, avec les sciences humaines en général et avec l’école de Durkheim en particulier, que les croyances et les préjugés ne sont pas destructibles au moyen d’une démonstration rationnelle, alors comment un engagement intellectuel et littéraire sera-t-il possible ? Se heurter à cet obstacle insurmontable est le prix à payer pour avoir voulu penser l’engagement intellectuel à partir des sciences sociales.

38« Cette écriture petite-bourgeoise a été reprise par les écrivains communistes, parce que, pour le moment, les normes artistiques du prolétariat ne peuvent être différentes de celles de la petite-bourgeoisie (fait d’ailleurs conforme à la doctrine), et parce que le dogme même du réalisme socialiste oblige fatalement à une écriture conventionnelle, chargée de signaler bien visiblement un contenu impuissant à s’imposer sans une forme qui l’identifie ». (DZE, OCI, p. 213-214)

42 D’abord il faudra comprendre comment le pouvoir s’impose à travers la langue : pour Durkheim, ce sont les représentations collectives qui permettent l’existence et la persistance de la société dans l’espace et dans le temps ; ce sont elles qui définissent le possible et l’impossible, elles qui partagent et reproduisent les croyances communes, indispensables pour l’unité et la survie de la société. C’est alors dans ces mêmes représentations qu’il faut chercher le lieu de l’intervention du pouvoir. Or les représentations collectives, pour les durkheimiens, ne sont pas nécessairement conscientes ; une société n’a pas besoin de les expliciter pour qu’elles fonctionnent, de la même manière qu’un peuple n’a pas besoin d’écrire les règles de sa grammaire pour pouvoir parler. Si le pouvoir partage ses valeurs par le biais des représentations collectives et inconscientes, la résistance intellectuelle devant ces valeurs ne peut avoir lieu dans le contenu conscient de l’écriture, d’où la responsabilité et l’engagement de la forme.

La résistance devient alors une question de stratégie : il n’y a aucun acte en soi subversif et révolutionnaire, il faut connaître l’emplacement de l’autre pour attaquer au bon endroit.

Barthes suppose un lieu utopique, fuyant, inatteignable, c’est l’écriture blanche, le texte vide de toute représentation collective. Or cette utopie est impossible à la fois formellement et historiquement. Formellement parce que la langue ne permet jamais une sortie entière des représentations collectives, historiquement parce que l’institution change constamment de place et récupère sans cesse ceux qui voulaient en sortir. Ce topos hors pouvoir devient alors un lieu imaginaire, impossible à atteindre, mais qui désigne le sens du mouvement de l’écriture.

Toute sa vie, Barthes sera confronté à ce même problème ; les mutations permanentes de sa pensée pourront ainsi être comprises comme la nécessité stratégique postulée d’emblée par sa théorie : la nécessité de se déplacer à la fois par rapport à soi-même et par rapport aux changements sociaux.

Il reste pourtant une tâche essentielle dans cet engagement pour le savoir descriptif : celle de trouver et de décrire ces représentations collectives inconscientes. La sémiologie, qui n’a pas encore dit son nom, essaiera de s’en charger.

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