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Représentation du poète défunt en tant que poète

3 Rares sont les épigrammes qui se passent d’allusions plus ou moins détaillées au statut de poète du défunt. L’absence d’une référence, même brève, à la pratique de la poésie s’explique en fait par des traits spécifiques. Certains poèmes n’ont que de lointains rapports avec des épitaphes réelles, même s’ils en adoptent la forme, dans d’autres, le contenu est déterminé par la visée idéologique des épigrammes, par l’identité de leur rédacteur réel – et l’époque à laquelle il compose – ou par celle du locuteur de l’épigramme, ces divers facteurs d’explication pouvant se conjuguer.

4 Une épigramme est insérée dans la Vie anonyme d’Eschyle (§ 17) qui précise qu’il s’agit de « l’inscription que porte sa tombe », ἐπιγέγραπται τῷ ταφῷ αὐτοῦ. Elle est composée d’un vers unique qui reprend sous forme condensée les modalités de mort du poète : αἰετοῦ ἐξ ὀνύχων βρέγμα τυπεὶς ἔθανον, « Je suis mort, frappé à la tête d’un trait venu des serres d’un aigle ». Ce type d’épigramme, inhérent au genre biographique, a pour fonction d’accentuer le caractère dramatique du récit de mort. C’est ici l’utilisation de l’épigramme dans le cadre du récit biographique qui détermine l’absence de notation concernant le défunt. Autre possibilité, qui n’est plus liée à l’insertion dans un contexte particulier : l’utilisation de l’épigramme funéraire comme pur jeu poétique, jouant par exemple sur une figure du paradoxe4, tel le distique suivant (VII 46) : Οὐ

σὸν μν͂μα τόδ’ ἔστ’, Εὐριπίδη, ἀλλὰ σὺ τοῦδε / τῇ σῇ γὰρ δόξῃ μν͂μα τόδ’ ἀμπέχεται, « Ce monument ne conserve pas ta mémoire, Euripide, c’est toi qui conserves la sienne, car c’est de ta gloire que ce monument est revêtu ».

5 Certaines épigrammes funéraires sont des affirmations d’ordre patriotique et insistent sur le lien que le grand homme entretient avec telle ou telle cité ou région. C’est le cas d’une épigramme consacrée à Euripide (VII 47) : Ἅπασ’ Ἀχαιῒς μν͂μα σῶν Εὐριπίδῃ / οὔκουν ἄφωνος, ἀλλὰ καὶ λαλητέος, « Toute l’Achaïe est un monument intact à la mémoire d’Euripide. Elle n’est pas sans voix, elle fait même parler d’elle ».

6 Dans ce cas, on peut noter que le système énonciatif adopte un énoncé débrayé, c’est-à-dire exempt de toute référence à un locuteur particulier ou d’inscription dans une temporalité, ce qui lui permet de laisser entendre une voix pouvant s’interpréter comme celle d’une communauté5, à quelque époque

que ce soit. Les modalités de représentation du défunt, la fonction idéologique de l’épigramme et la fiction d’énonciation adoptée paraissent ainsi corrélées. Cette corrélation se vérifie dans d’autres épigrammes (VII 45 ; VII 46 ; VII 54).

3 Sauf précision, tous les exemples que nous citons proviennent de l’Anthologie

Palatine. Les traductions sont nôtres.

4 Concernant le goût pour les figures paradoxales dans les épigrammes funéraires, voir Garson, « Paradox in the Greek sepulchral epigram », p. 110-114.

5 Sur l’épigramme comme support de la voix d’une communauté, voir Sourvinou- Inwood, « Reading » Greek Death, p. 282, et Bettenworth, « The mutual influence », p. 80. Cette dernière souligne que les épigrammes transmises par papyrus ont également cette valeur.

7 Dans certains cas, l’absence d’allusion à la dimension proprement poétique de l’art du défunt doit être mise en relation avec l’époque de rédaction de l’épigramme. C’est le cas de la célèbre épitaphe d’Eschyle (citée intégralement dans sa Vie anonyme, au § 11), qui lui est imputée par nombre de sources antiques, et dont le contenu invite en tout cas à une datation haute :

Αἰσχύλον Εὐφορίωνος ᾿Αθηναῖον τόδε κεύθει μν͂μα καταφθίμενον πυροφόροιο Γέλας· ἀλκὴν δ’ εὐδόκιμον Μαραθώνιον ἄλσος ἂν εἴποι

καὶ βαθυχαιτήεις Μ͂δος ἐπιστάμενος.

C’est Eschyle, fils d’Euphorion, d’Athènes, que cache ce monument ; il s’est éteint à Géla fertile en blé.

Son courage bien connu, c’est le bois sacré de Marathon qui pourrait le dire ainsi que le Mède à la longue chevelure qui en fit l’expérience.

8 L’épitaphe donne comme seule preuve de la valeur du défunt sa participation à la victoire de Marathon. Le moderne ne peut que s’étonner de voir que le statut de poète d’Eschyle n’y est pas mentionné. Mais c’est justement ce « manque » qui incite à considérer l’épitaphe comme authentique, comme l’a montré Alan Sommerstein6 : en invoquant des témoins du « courage » (ἀλκή) du personnage,

le poème s’inscrit dans les mentalités de l’époque classique, où ce qui faisait la valeur d’un mort était avant tout sa valeur guerrière, dont il convenait de donner des preuves7. N’oublions pas que les guerriers morts à Marathon furent

héroïsés, vraisemblablement peu après leur mort8.

9 Les modalités de représentation du défunt peuvent également indiquer l’ancienneté d’un motif présent dans l’épigramme, qui peut être plus ancien que l’épigramme elle-même. Cela semble être le cas concernant l’épigramme de Mnasalcès dédiée à Hésiode (VII 54) :

Ἄσκρη μὲν πατρὶς πολυλήϊος, ἀλλὰ θανόντος ὀστέα πληξίππων γ͂ Μινυῶν κατέχει Ἡσιόδου, τοῦ πλεῖστον ἐν ἀνθρώποις κλέος ἐστὶν

ἀνδρῶν κρινομένων ἐν βασάνῳ σοφίης.

Ascra riche en blé était sa patrie, mais après sa mort,

c’est la terre des Minyens dompteurs de chevaux qui garde en son sein les os d’Hésiode, qui l’emporte sur tous en gloire,

si les hommes sont jugés à l’aune de la sagesse.

10 Cette épigramme est attribuée la plupart du temps à Mnasalcès et doit être datée de l’époque hellénistique, mais les Orchoméniens la présentent à Pausanias (IX, 38, 10) comme une épigramme de Chersias, poète local qui pourrait être contemporain de Périandre9. Elle est à mettre en relation avec

une autre épigramme funéraire d’Hésiode, qui est parfois attribuée à Pindare et

6 Sommerstein, « Aeschylus’ epitaph ». Pour une analyse complète de cette épigramme, voir aussi Kimmel-Clauzet, Morts, tombeaux et cultes, p. 169-170.

7 On retrouve la même précaution dans une épigramme d’un pilier hermaïque représentant Thémistocle : voir Pfohl, Poetische Kleinkunst, p. 26.

8 Pausanias, I, 32, 4 ; IG II2 1006 (122-121 av. J.-C.). Sur le caractère précoce de

l’héroïsation, voir Boehringer, « Zur Heroisierung », p. 50.

9 Un poète nommé Chersias, contemporain de Périandre, est mentionné dans le

pourrait effectivement remonter à l’époque classique : Χαῖρε δὶς ἡϐήσας καὶ δίς τάφου ἀντιϐολήσας, / Ἡσίοδ’, ἀνθρώποις μέτρον ἔχων σοφίης, « Salut à toi qui as connu une double jeunesse et qui as obtenu une double sépulture, Hésiode, qui connais la mesure de la sagesse pour les hommes ».

11 La particularité de ces deux épigrammes est de se référer à Hésiode comme à une figure emblématique de la sagesse. En réalité, la proximité de formulation du dernier vers de chaque poème (reprise du mot σοφίης, dernier mot du poème, à la même place et au même cas, même référence à une norme, μέτρον dans l’épigramme « pindarique », βασάνῳ dans celle de Mnasalcès, qui vaut pour la totalité des hommes, ἀνθρώποις dans l’épigramme « pindarique », ἀνδρῶν dans celle de Mnasalcès) révèle que la seconde s’inspire de la première et que la représentation du poète qu’on y trouve remonte au moins à l’époque classique10. Durant les époques archaïque et classique en effet, le

poète est avant tout un sage, sophos, selon une représentation topique que l’on trouve chez les poètes eux-mêmes11.

12 Dans les épigrammes littéraires des époques hellénistique et impériale, au contraire, non seulement le défunt est presque toujours représenté comme un poète, mais la représentation du poète est déterminée par le genre de poésie auquel il est assimilé : ainsi Homère est « le chantre des héros », ἡρώων τὸν ἀοιδὸν (VII 1), Archiloque et Hipponax sont caractérisés par la violence de leurs iambes12, Anacréon est le poète des amours et du vin, mais aussi le poète qui

chante accompagné de la lyre ou du luth13. Les épigrammes consacrées aux

tragiques évoquent spécialement la scène, et manifestent fréquemment une atmosphère proprement dionysiaque14. Au-delà du genre pratiqué, la place qui

revient à chacun dans l’évolution du genre détermine parfois l’image donnée du poète ; ainsi dans des épigrammes de Dioscoride sur Thespis et Eschyle (VII 410 et 411), qui reflètent l’apport de chacun à l’évolution de la tragédie : alors que Thespis est le véritable fondateur de la tragédie, Eschyle a quant à lui « renouvelé l’art de la scène », τὰ κατὰ σκηνὴν μετεκαίνισεν, donnant ses lettres de noblesse à la langue tragique.

13 Il faut en tout cas insister sur un point : la représentation du poète est déterminée par la représentation que l’épigrammatiste veut donner de la poésie pratiquée. Les rares éléments biographiques (en particulier la mention du genre de mort, qui est récurrente dans les épigrammes funéraires15) sont

la plupart du temps entièrement réécrits à l’aune de la poésie pratiquée16,

et quand ce n’est pas le cas, l’évocation de la mort du poète s’accompagne d’allusions à sa poésie dans la suite du poème17. Les épigrammes funéraires,

à partir de l’époque hellénistique, abstraction faite de quelques cas dont nous

10 Pour une analyse approfondie des deux poèmes et de leurs rapports, voir Kimmel- Clauzet, Morts, tombeaux et cultes, p. 166-169.

11 Voir par exemple Solon (fr. 13 West, v. 52) et Théognis (Élégie 1, v. 876). 12 Archiloque : VII 69 ; VII 70 ; VII 71 ; VII 674. Hipponax : VII 405 ; VII 408. 13 Voir la série d’épigrammes qui lui sont consacrées, de VII 23 à VII 33. 14 Eschyle : VII 411. Sophocle : VII 21, VII 22, VII 36. Euripide : VII 51.

15 Pour des épigrammes mentionnant le genre de mort du poète, voir par exemple VII 20 (Sophocle) ; VII 44 et VII 51 (Euripide) ; VII 1 (Homère) ; VII 55 (Hésiode). Sur ces épigrammes, voir Kimmel-Klauzet, Morts, tombeaux et cultes.

16 Ainsi, en VII 20, la mort de Sophocle est causée par « une grappe de raisin de Bacchus rouge comme du vin » ; en VII 1 Alcée de Messénie fait accomplir les rites funèbres d’Homère par des « Néréides marines » et en VII 55, ceux d’Hésiode par des « nymphes » et des chevriers.

avons expliqué les particularités, ne semblent donc pas pouvoir se passer de la construction d’une figure du poète défunt qui tient essentiellement à une évocation de traits perçus comme caractéristiques de sa poésie. Les jeux d’échos et de variations auxquels ces représentations donnent lieu laissent même penser qu’elles sont alors l’une des attentes principales du lecteur d’épigrammes littéraires.