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28 Nous ne serons pas surpris de voir figurer au premier rang des diverses relations mises en scène l’hommage personnel, qui donne l’occasion de briller en trouvant des moyens de louer l’art du poète défunt différents de ceux de ses prédécesseurs. Certains textes que nous avons déjà mentionnés le montraient bien. L’épigrammatiste peut décider d’aller plus loin : il peut, par exemple, s’octroyer un rôle actif dans le choix des supports conservant la mémoire du poète. Ainsi, un poème d’Adée de Macédoine (VII 51), qui par ailleurs prend vigoureusement position contre les traditions entourant la mort d’Euripide en Macédoine, finit par l’affirmation suivante : σὸν δ’ οὐ τοῦτον ἐγὼ τίθεμαι τάφον, ἀλλὰ τὰ Βάκχου / ἤματα καὶ σκηνὰς ἐμβάδι ῥησσομένας, « mais ce n’est pas cette tombe que je consacre comme tienne, ce sont plutôt les jours voués à Bacchus et les scènes frappées par le cothurne ». Il peut aussi se faire acteur du culte ou du maintien de la mémoire du poète, en accordant à sa propre parole une valeur performatrice : c’est le cas dans tous les poèmes où le locuteur formule des vœux ou des ordres ayant pour fonction d’assurer une forme d’hommage venu du monde naturel ou la conservation de sa mémoire parmi les hommes. Ainsi, dans un poème transmis sous le nom de Simias de Thèbes mais qu’il faut sûrement imputer plutôt à Simias de Rhodes27 (VII 22), on lit :

Ἠρέμ’ ὑπὲρ τύμβοιο Σοφοκλέος, ἠρέμα, κισσέ, ἑρπύζοις, χλοεροὺς ἐκπροχέων πλοκάμους, καὶ πέταλον πάντη θάλλοι ῥόδου ἥ τε φιλορρὼξ ἄμπελος ὑγρὰ πέριξ κλήματα χευαμένη, εἵνεκεν εὐμαθίης πινυτόφρονος, ἣν ὁ μελιχρὸς 5 ἤσκησεν Μουσῶν ἄμμιγα κἀκ Χαρίτων.

26 Sur la figure du poète à l’époque hellénistique, voir notamment Bing, The Well-Read

Muse ; Goldhill, The Poet’s Voice, chap. 4, p. 223-283, et chap. 5, p. 284-333 ; Frazier,

« La figure du poète », p. 48-58.

Grimpe avec légèreté, sur le tombeau de Sophocle, avec légèreté, Lierre, en étalant tes boucles vertes ;

Et que partout le pétale de rose fleurisse ou bien la vigne Féconde, se répandant tout autour en sarments onduleux,

Par égard pour le sage enseignement que l’homme doux comme le miel Retira des Muses associées aux Grâces.

29 La parole du locuteur apparaît ici dotée d’une puissance propre à la parole poétique. À travers l’hommage au poète défunt, l’épigrammatiste met ainsi en scène sa propre puissance poétique, présentée comme apte à présider aux honneurs accordés par la Nature au poète28. Le pouvoir du poète peut passer

de la Nature dans le domaine de la culture, à en croire un poème d’Érykios, dont l’hommage de la Nature, exigé par le poète, est vu comme un préalable servant un autre dessein, celui de la survie des œuvres de Sophocle grâce aux éditions et aux reprises (VII 36).

30 Moyen d’exhiber ses propres capacités poétiques, l’hommage au poète défunt est aussi un moyen de promouvoir sa propre vision de la poétique du grand homme, comme l’ont bien montré des études récentes29. La caractérisation des

poètes, en effet, si elle ressortit souvent à une rhétorique de l’éloge, fait l’objet d’un choix qui n’est jamais innocent et éclaire la réception de l’œuvre du poète ancien, mais aussi, bien sûr, la conception que le « nouveau poète » se fait de son art personnel. Cet aspect des épigrammes funéraires est désormais un élément acquis, et nous ne reviendrons pas dessus, si ce n’est pour souligner un détail. Les poètes iambiques Archiloque et Hipponax sont parfois traités comme un cas particulier, étant donné le ton des épigrammes, qui se rapproche dans certains textes de celui de satires, et surtout leur contenu, qui ne correspond pas à l’éloge attendu du grand poète30. Il faut reconsidérer le caractère original de ces poèmes

dans la mesure où ils procèdent exactement du même raisonnement que les autres épigrammes : le contenu et le ton de la poésie pratiquée déterminent la représentation de la tombe ou du mort lui-même. Ainsi, l’image des tombes sur lesquelles rôdent des guêpes (VII 71) est le strict équivalent de celles qui sont environnées d’abeilles (VII 36) ; les ronces (VII 536) correspondent au lierre (VII 22 et 23) ; et de même qu’Anacréon est représenté buvant et aimant par-delà la mort (VII 26 et 30), Archiloque et Hipponax continuent leurs attaques d’outre- tombe (VII 70 ; VII 71 ; VII 405 ; VII 408). C’est le genre de poésie pratiquée, l’invective, qui détermine le caractère négatif des représentations. Encore faut-il relativiser le caractère « négatif » de ces textes dans lesquels les poètes apparaissent toujours comme des figures puissantes, terribles certes, mais respectables. Voici un poème de Julien sur Archiloque (VII 70) :

Νῦν πλέον ἢ τὸ πάροιθε πύλας κρατεροῖο βερέθρου ὄμμασιν ἀγρύπνοις, τρισσέ, φύλασσε, κύον.

28 Pour d’autres exemples, voir notamment VII 23 et VII 24.

29 Voir par exemple Bolmarcich, « Hellenistic sepulchral epigrams », et le Brill’s

Companion to Hellenistic Epigram, qui contient de nombreux articles sur la question,

par exemple Rosen, « The Hellenistic epigrams » et Fantuzzi, « Epigram and the theater », p. 477-495.

30 Rosen, « The Hellenistic epigrams », explique ces particularités par les enjeux métapoétiques de ces textes. Mais il souligne lui-même que la fonction des épigrammes funéraires de poètes comme support d’une réflexion sur les genres pratiqués est un trait commun à toutes (p. 475).

εἰ γὰρ φέγγος ἔλειπον ἀλυσκάζουσαι ἰάμβων ἄγριον Ἀρχιλόχου φλέγμα, Λυκαμβιάδες,

πῶς οὐκ ἂν προλίποι σκοτίων πυλεῶνας ἐναύλων 5 νεκρὸς ἅπας, φεύγων τάρβος ἐπεσβολίης ;

Maintenant plus que par le passé, garde les portes du puissant gouffre, de tes yeux sans sommeil, triple chien.

Car si elles ont renoncé à la lumière pour fuir des iambes d’Archiloque la bile sauvage, les filles de Lycambès, comment tous les morts ne franchiraient-ils pas

les portes des sombres grottes, fuyant l’horreur de ses injures ?

31 Ce poème, avec sa pointe finale, suggérerait presque un sourire. En outre, la poésie archiloquéenne y est assimilée à « une bile sauvage », ἀγρίον ᾿Αρχιλόχου φλέγμα, et l’invective est donnée comme « source de terreur », τάρϐος. Mais une révérence certaine subsiste pour le poète, qui n’est pas moqué : l’affirmation de la puissance des vers iambiques, au-delà de la mort, constitue en elle-même une sorte d’hommage à l’art du poète. La différence de ton avec les autres épigrammes s’explique par l’existence d’une forme de mimétisme entre le style de l’épigramme et le style prêté au poète défunt. Le contraste avec l’utilisation de fausses épigrammes funéraires pour des vivants, dotées d’une fonction satirique incontestable, est indéniable31. Ainsi, au-delà

de leurs différences apparentes avec les autres épigrammes funéraires des poètes archaïques et classiques, les épigrammes concernant les poètes iambiques ne présentent pas de fonction ou de procédé foncièrement distincts.

32 Il nous reste un cas à évoquer, unique à notre connaissance, mais qui nous paraît expliciter la logique inhérente à la production de toute épigramme funéraire consacrée aux poètes anciens durant les époques hellénistique et impériale. Il s’agit du poème d’Antipater de Sidon dédié à Érinna (VII 713), qu’il faut à présent citer dans son intégralité :

Παυροεπὴς Ἤριννα, καὶ οὐ πολύμυθος ἀοιδαῖς· ἀλλ’ ἔλαχεν Μούσας τοῦτο τὸ βαιὸν ἔπος. Τοιγάρτοι μνήμης οὐκ ἤμβροτεν οὐδὲ μελαίνης Νυκτὸς ὑπὸ σκιερῇ κωλύεται πτέρυγι, αἱ δ’ ἀναρίθμητοι νεαρῶν σωρηδὸν ἀοιδῶν 5 μυριάδες λήθῃ, ξεῖνε, μαραινόμεθα. Λωΐτερος κύκνου μικρὸς θρόος ἠὲ κολοιῶν κρωγμὸς ἐν εἰαριναῖς κιδνάμενος νεφέλαις.

Elle a fait peu de vers, Érinna, et n’a pas abordé nombre de sujets dans ses chants, mais il a reçu une part des Muses, cet humble poème.

Aussi son souvenir n’a pas disparu, et la noire Nuit ne la recouvre pas de son aile ombreuse,

tandis que nous, innombrable myriade de nouveaux poètes, en monceau, dans l’oubli, étranger, nous nous consumons. Le court murmure du cygne est préférable au croassement des choucas qui se répand dans les nuées printanières.

31 Un bon exemple de ces fausses épigrammes dévoyées est l’épigramme de Théodoridas pour son rival Mnasalcès (XIII 21).

33 Ce texte a déjà donné lieu à plusieurs études, qui se sont surtout penchées sur la dimension callimachéenne du poème32. Dans le cadre de notre démarche,

ce n’est pas cet aspect qui nous intéresse mais la façon dont sont mis en scène les rapports entre ces « nouveaux poètes » réunis en une communauté et un poète considéré comme ancien par l’épigrammatiste. En effet, si les commentateurs modernes ne s’accordent pas sur les dates d’Érinna33, il ne fait

aucun doute que, pour Antipater, elle appartient à la constellation des poètes anciens, qu’il oppose implicitement à la catégorie des « nouveaux poètes ».

34 Le poème n’est pas proprement funéraire, bien qu’il adopte certains codes de l’épigramme funéraire : célébration du poète défunt, de son art et de sa gloire posthume, adresse à un « étranger », ξεῖνε, qui ne peut manquer de renvoyer dans l’esprit du lecteur au passant lecteur d’une épitaphe, emploi de l’épithète βαῖος pour exprimer la brièveté de son poème qu’on trouve ailleurs à propos de l’île d’Ios et de la tombe d’Homère (VII 1 et VII 2 bis) pour opposer l’humilité de la dernière demeure du poète à l’immensité de son art. Il s’agit donc d’un de ces poèmes que nous avons déjà rencontrés, qui sont indéniablement d’inspiration funéraire mais présentent une liberté par rapport au canon permettant l’émergence d’une parole personnelle détachée de l’hommage au grand homme. Voilà qui autorise cette parole à faire retentir le cri de désespoir de la communauté des nouveaux poètes, qui ne font pas partie des happy few entrés au panthéon de la poésie. Ces derniers, s’adressant au passant, semblent faire entendre leur voix d’outre-tombe, et paraissent les véritables morts, par contraste avec Érinna dont la survie est assurée par son œuvre, brève mais inspirée.

35 L’énonciation du poème à la première personne du pluriel, dont nous avons déjà souligné l’originalité, mérite qu’on s’y arrête. L’emploi de la première personne du pluriel μαραινόμεθα incite à penser que l’auteur de l’épigramme s’inclut dans la communauté des nouveaux poètes et assume une posture modeste d’épigone malheureux, conformément aux topoi des éloges de poètes anciens. Mais la fin du poème et le contexte de polémique littéraire entre tenants des formes brèves et tenants des formes longues a incité Camillo Neri à considérer ce « nous » comme un seul « artifice rhétorique »34 d’Antipater au

service d’une critique des poètes de sa génération. L’auteur de l’épigramme ne devrait donc pas être inclus dans la communauté qui forme le sujet poétique, même si celle-ci est une communauté de poètes. Pourtant, la situation de concurrence entre nouveaux poètes et anciens poètes mise en scène dans le poème est emblématique de la posture auctoriale d’Antipater35. En outre, la

concurrence mise en scène à l’intérieur du poème se retrouve dans le contexte du poème dans l’Anthologie Palatine, qui reproduit une séquence contenue dans la Couronne de Méléagre36 : le passage fait alterner des poèmes attribués

32 Il s’agit des études de Setti, Studi sulla Antologia greca, p. 88-91 ; Argentieri, Gli

Epigrammi degli Antipatri, p. 93-94 ; Neri, Erinna, p. 198-201.

33 Érinna est située en général soit au milieu du IVe siècle av. J.-C., soit au IIIe siècle

av. J.-C. Les désaccords des commentateurs sont liés à la fois à des questions de style et aux témoignages antiques, eux-mêmes discordants, puisque Eusèbe (T14a et T14b Neri) date les débuts de la poétesse de 353-352 av. J.-C., alors que la Souda (T16a Neri) et Eustathe (T16b Neri) la donnent comme une contemporaine de Sappho. Tatien quant à lui (T13 Neri) attribue une statue de la poétesse au sculpteur Naucydès (acmè vers 400 av. J.-C.). Pour une discussion approfondie de la question et un point bibliographique, voir Neri, Erinna, p. 42-47.

34 Neri, « Le taccole primaverili », p. 156 n. 10, « Il poemetto e l’epigramma », p. 207, et

Erinna, p. 200.

35 Comme le souligne Gutzwiller, Poetic Garlands, p. 261. 36 Voir ibid., p. 307.

à Érinna (VII 710 et VII 712) et des poèmes d’Antipater (VII 711 et VII 713). S’il paraît risqué de vouloir décider de manière définitive si Antipater s’incluait réellement dans la communauté des nouveaux poètes ou non, il n’en est pas moins vrai que la représentation qu’il donne des rapports de concurrence entre anciens et nouveaux poètes est fondamentale pour comprendre la logique sous-jacente à l’écriture des épigrammes funéraires. En l’occurrence, la comparaison semble bien tourner au détriment des nouveaux poètes, qui, malgré leur nombre, n’arrivent pas à produire des œuvres jugées dignes de subsister, à l’image des œuvres qui sont devenues des classiques, comme le montre l’opposition entre μνήμης (vers 3) et λήθῃ (vers 6). Le rapprochement s’impose avec l’épigramme d’Archimèdès (VII 50) qui prédisait l’oubli éternel (ἀμνήμων) à l’imitateur d’Euripide.

36 Selon les commentateurs, ce poème aurait figuré à l’origine dans une édition de la Quenouille d’Erinna37 ou du moins adopterait une telle fiction d’écriture38, ce

qui ouvre une piste intéressante : tout en incitant à la lecture d’Érinna, le poème fait entendre, à travers leur plainte, le souhait des nouveaux poètes de voir leurs propres œuvres perdurer. Que l’expression de ce « dur désir de durer »39

prenne appui sur la forme de l’épigramme funéraire se comprend parfaitement si l’on pense que la fonction principale de l’épitaphe est de conserver la mémoire du défunt. Et le jeu littéraire sur les formes de l’épitaphe et des

Buchepigramme souligne une dimension essentielle de la survie posthume des

poètes : l’idée que le livre est à la survie des œuvres ce que la tombe est à la survie de l’homme.

37 Ainsi, l’étude de la relation entre anciens et nouveaux poètes, telle qu’elle peut être mise en scène dans les épigrammes funéraires de poètes des époques archaïque et classique, vient corroborer les études des pratiques de citations des poètes des époques hellénistique et impériale. Il s’agit pour ces derniers de s’inscrire dans une filiation indispensable à la définition de leur statut de poète, tout en faisant montre de leurs propres capacités poétiques. L’hommage des nouveaux poètes aux grands poètes défunts sert moins à honorer la mémoire de ces derniers qu’à capter l’attention du passant-lecteur en traitant un sujet susceptible de le retenir pour l’intéresser à sa propre production poétique et à ses choix esthétiques. La figure de poète qu’ils construisent, en creux dans le texte, est celle d’un homme qui ne se contente pas de composer des vers mais présente une solide culture poétique et une capacité à réfléchir sur ses propres pratiques comme sur celles de ses prédécesseurs. Il est sophos, comme le poète archaïque ou classique, mais sa sophia est désormais toute poétique. S’il ressent le besoin d’utiliser la forme de l’épigramme funéraire pour mêler à la commémoration des poètes anciens la démonstration de ses propres capacités poétiques, c’est parce qu’il aspire à accéder lui aussi à cette gloire éternelle dont jouissent les poètes des époques archaïque et classique et dont il craint qu’elle lui fasse défaut.

37 Par exemple Setti, Studi sulla Antologia greca, p. 90 ; Gow et Page éd., The Greek

Anthology, t. II, p. 80. Pour d’autres références, voir Neri, « Il poemetto e l’epigramma »,

p. 206 n. 37.

38 C’est l’avis de Neri, ibid., p. 206 et n. 38. Selon lui, la fonction « comitative » du poème est une fiction littéraire mais nécessite l’adoption des codes du prologue ou du colophon pour être vraisemblable. Que le poème ait réellement accompagné une édition d’Érinna ou qu’il le prétende seulement n’a pas d’incidence sur notre analyse. 39 Nous reprenons ici le titre d’un recueil d’Éluard, Le Dur Désir de durer.

Bibliographie