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Chapitre 1 Le Québec et l’Amérique : une vie de rêves

II. Le Québec et l’Amérique : une œuvre inachevée?

1.9 Vers un repli stratégique (1896-1930)

À partir de la fin du XIXe siècle, le discours de l’élite intellectuelle change

progressivement d’objectifs. La lutte contre l’émigration continue d’apporter peu de résultats et la culture et les capitaux états-uniens « envahissent » le Canada. Devant cette conjecture, l’élite canadienne-française opère un « repli stratégique » sur le territoire laurentien afin d’assurer la survie de la nation. En conséquence, le mythe de « l’Amérique française » s’éteint progressivement. En revanche, la rhétorique des penseurs tant libéraux qu’ultramontains récupère les connotations négatives qu’on attribuait aux États- Unis afin de créer le « spectre de l’américanisation ». Du point de vue littéraire, de nombreux écrivains, constatant la médiocrité relative de la production de l’époque, choisissent de se tourner vers Paris pour y emprunter des modèles esthétiques, engendrant une querelle sur la finalité de la littérature nationale. L’histoire de la littérature

québécoise résume bien l’imaginaire canadien-français entre 1895 et 1945 où se

développe « la tension entre l’ici et l’ailleurs, entre la doctrine nationale et la liberté de l’écrivain, entre la culture de masse et la culture d’élite » (Biron, Dumont et Nardout- Lafarge, 2007 : 153).

1.9.1 « L’ennemi est dans la place »

En 1922, pour la première fois de la jeune histoire du pays, l’apport des capitaux américains à l’économie supplante celui du Royaume-Uni. La population canadienne bénéficie matériellement de l’essor économique des années folles : « une culture

continentale canadienne et québécoise » émerge (Lamonde, 1984 : 227; il souligne).

L’américanité du peuple canadien prend forme dans divers secteurs de la vie quotidienne tels que les loisirs, la vie domestique et le travail en raison du syndicalisme d’origine états- unienne. Les Canadiens, dans les milieux urbains, fréquentent également les expositions et les cirques ambulants qui proviennent des États-Unis38. Gérard Bouchard associe ces

transformations dans la vie quotidienne à une « américanité échevelée » (2000 : 103). En outre, la tendance marquée des romans populaires de l’époque à associer les États-Unis

38 La thèse de doctorat de Chantal Hébert (1984, Université Laval) intitulée Analyse comparée des modèles

représentatifs du burlesque québécois et américain ainsi que son essai Le burlesque au Québec : un divertissement populaire retracent comment le théâtre québécois (surtout montréalais) au début du XXe siècle s’est approprié le

à toutes formes de dépaysement et d’aventures39 porte à croire que les classes populaires

ont une inclinaison particulière envers les « voyageurs » et l’inconnu. Yvan Lamonde, reconnaissant la continentalisation de la culture à travers la popularité accrue du sport professionnel et la fascination pour l’automobile, propose que l’essor du cinéma muet témoigne du développement d’une culture fondamentalement populaire : « après la Première Guerre mondiale, la culture bourgeoise demeure française ou britannique, européenne, atlantique tandis que la culture populaire véhicule une américanité et une continentalité de plus en plus profonde » (Lamonde, 1984 : 227). Jacques Cotnam (1984) fournit une bibliographie détaillée de textes parus de 1935 à 1940 qui traitent de la situation du Canada français par rapport à l’économie, la langue et sa place dans le Canada et en Amérique40. La synthèse de Cotnam conclut que les intellectuels se

« rendent à l’évidence » (1984 : 70) : le Canada fait partie de l’Amérique.

Par contre, les nombreux investissements américains dans les industries forestières et minières, notamment au Saguenay, inquiètent les penseurs libéraux. L’économiste Esdras Minville clame dans un article de L’Action française que, désormais, « l’ennemi est dans la place41. » Guildo Rousseau identifie de nombreux romans parus

dans cette période qui mettent en scène une forme de reconquête du territoire et de l’économie par des Canadiens français grâce à l’intervention de deus ex machina42. Les

romans se concentrent en général sur le personnage pathétique du paysan afin de

39 Une nette impression d’exotisme se dégage des récits du Far West tels que Peaux blanches et peaux rouges d’Henri-

Émile Chevalier (1873-1874), Picnouc le maudit (1878) et L’Affaire Sougraine (1884) de Pamphile Le May ou de la piraterie louisianaise chez Georges Boucher de Boucherville (Une de perdue, deux de trouvées, 1849-1851 et 1864). On situe aussi l’action dans les villes « décadentes » de New York et Chicago dans les récits La Vie à New York (1853) d’Henri-Émile Chevalier et Sébastien Pierre (1935) de Jean-Charles Harvey.

40 Nommons notamment François Hertel, Le beau risque (1936), René Garneau, « Position de l’intellectuel dans la

nation », Les Idées (avril 1939), Séraphin Marion, Lettres canadiennes d’autrefois (1939-1958).

41 Richard A. Jones, dans « Le spectre de l’américanisation » (Claude Savary [dir.], Les Rapports culturels entre le

Québec et les Etats-Unis, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1984), tempère cependant cette

impression de crainte envers les États-Unis. Jones mentionne d’une part que le clergé et la classe politique accueillent avec enthousiasme les capitaux étrangers venus des États-Unis selon la croyance que l’importation de capitaux freinera l’émigration de la main d’œuvre canadienne. D’autre part, sa lecture des journaux de l’époque, principalement des textes d’Henri Bourassa, le pousse à proposer que l’impérialisme britannique constituait une menace plus immédiate que l’américanisation dans le discours de l’époque. Si on peut en effet remettre en question la portée du discours antiaméricain au début du XXe siècle, l’influence de celui-ci jusqu’à l’époque contemporaine est indéniable. C’est

pourquoi il faut en tenir compte ici.

42 Par exemple, Robert Lozé dans le roman éponyme (1903) développe une usine d’exploitation forestière où prospèrent

les Canadiens français. Marcel Faure, le héros éponyme de Jean-Charles Harvey (1922), invente une industrie métallurgique indépendante des capitaux étrangers. Le spectre menaçant (1932) de Joseph Lallier et le diptyque

L’emprise (1929) de Laurent Barré transposent le conflit sur le territoire saguenéen. L’unique solution (1925), de l’abbé

Arsène Goyette traite du syndicalisme et Le Membre (1916) de Damase Potvin met en scène la corruption des États- Unis.

dénoncer l’exploitation du capital, l’hypocrisie syndicale, les lois désavantageuses de la colonisation ou l’inefficacité des politiques agricoles. En contrepartie, certains écrivains choisissent la voie de la nostalgie pour exprimer leurs craintes vis-à-vis de l’américanisation et de l’urbanisation grandissantes. Ces récits n’évoquent plus tant l’importance de la survivance mais plutôt un impératif de conservation d’un patrimoine (contes, légendes, fêtes, chansons, recettes, etc.) contre les artifices que suggèrent la ville et les États-Unis43. Bien qu’on y célèbre le patrimoine miraculeusement préservé dans les

campagnes, les auteurs semblent résignés à sa disparition dans les mœurs.

Pour filer la métaphore, si le discours national devait jadis freiner la « grande saignée », c’est aujourd’hui « la gangrène » américaine qu’il doit empêcher. Il semble en effet que les intellectuels au début du XXe siècle délaissent le leurre de la « supériorité

spirituelle » pour se concentrer sur des enjeux de proximité plus politiques. François Paré, dans Le fantasme d’Escanaba, voit bien la lente rupture qui s’opère ici entre le territoire laurentien et les communautés diasporales que l’émigration a engendrées, que ce soit en Ontario, au Manitoba, en Alberta ou aux États-Unis. Il stipule l’impossibilité pour un roman tel que L’appel de la race (1922) de Lionel Groulx d’incarner l’essence de l’expérience franco-ontarienne : « parce qu’il fait la promotion d’un espace d’enracinement linguistique et identitaire relativement clair, ce type de roman s’oppose radicalement à l’itinérance qui désolidarise et recrée les communautés diasporales dans l’ensemble des Amériques » (Paré, 2007 : 66). À force de distancier la Couronne britannique, le mode de vie nord- américain, le Canada anglais et les collectivités francophones du continent, la nation canadienne-française est condamnée à l’isolement. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, qu’une génération d’écrivains « claustrophobes » décide de se tourner vers la France afin de trouver des modèles littéraires.

1.9.2 Américanisation et parisianisme : la double impasse littéraire

En 1895, un rassemblent de lettrés désolés par le développement de la littérature canadienne-française fonde l’École littéraire de Montréal. En 1899, le prodige de la poésie Émile Nelligan se fait remarquer aux rassemblements de l’École. Ses poèmes puisent

43 Parmi les textes les plus représentatifs de ce mouvement, nous identifions Les Rapaillages (1916), Chez nos ancêtres

(1920) et Notre maître le passé (1924) de Lionel Groulx, Chez nous (1914) d’Adjutor Rivard, Autour de la maison (1917) de Michelle Le Normand et Par nos champs et par nos rives (1918) de Blanche Lamontagne-Beauregard.

surtout dans la tradition symboliste parisienne qu’il cite en influence. Ce triomphe marque une querelle entre les tenants du régionalisme littéraire (qui reconduisent le discours de la survivance) et les « exotiques » qui préconisent une littérature se moulant sur les modèles parisiens. De cette confrontation, il faut comprendre que ce sont deux relais français qui s’affrontent : une France d’Ancien Régime mythifiée et une France réelle qui continue de faire partie des grands centres littéraires et culturels du monde. Malgré la réussite indéniable de la poésie de Nelligan, il est difficile de voir dans le projet de l’École littéraire de Montréal une assise solide pour une littérature nationale en devenir. La France dont se réclament ses défenseurs en fait est un modèle esthétique; non un modèle de vie comme le deviennent de plus en plus les États-Unis44. Gérard Bouchard, en face de ce rejet

systématique de la culture populaire états-unienne et de ce relais français (qu’il soit tourné vers le passé ou le présent), traite d’une « double impasse » où la norme française freine l’audace créatrice alors que la réticence à l’égard de la culture populaire éloigne les créateurs d’une américanité vivante « qui, ailleurs, a fourni un riche matériau aux pratiques discursives » (Bouchard, 2000 : 149).

Il n’est pas sans ironie que le premier écrivain qui parvient à exprimer la complexité de l’expérience canadienne dans le Nouveau Monde soit un Français, Louis Hémon. Il rédige Maria Chapdelaine lors d’un séjour au Canada en 1913. Maria Chapdelaine, rappelons brièvement l’intrigue, est une jeune fille de paysan qui hésite entre trois prétendants, qui incarnent chacun un des pôles vers lesquels tendent l’imaginaire canadien : François Paradis, le coureur des bois dont Maria est éprise; Lorenzo Surprenant qui l’invite à faire fortune avec lui aux États-Unis et le « noble paysan » Eutrope Gagnon. À la suite du décès de Paradis en forêt qui exprime métaphoriquement la disparition des coureurs des bois réels dans la société de l’époque, Maria doit choisir entre Eutrope (dont le nom renferme le terme « Europe ») et Lorenzo (notons la présence du mot « or »), entre la terre paternelle et le continent. Dans un élan patriotique que lui insuffle Dieu lui-même, Maria choisit Gagnon. La richesse du roman réside précisément dans ce dialogue qui passe non pas par le discours, mais par l’action romanesque, et où on sent que chaque avenue est envisageable. La fin du roman tend à montrer que Louis Hémon a bien saisi, intuitivement, l’insécurité dans laquelle vivait le peuple canadien à cette époque, qui n’était pas prêt à tout à fait délaisser le mode de vie traditionnel pourtant en voie de disparition. Le personnage de Samuel Chapdelaine, quant à lui, incarne à

44 Mentionnons néanmoins qu’Edgar Allan Poe aurait influencé la poésie de Nelligan, bien que cette inspiration ait peut-

merveille le personnage du frontalier. Sitôt la terre défrichée, Chapdelaine rêve de poursuivre son entreprise toujours plus loin, dans des conditions toujours plus difficiles; cette mise en scène de l’état d’esprit du frontalier survient toutefois 22 ans après la mort du « roi du Nord » qui emmène avec lui le « mythe du Nord45 ». Par conséquent,

l’expression littéraire de la Frontière apparaît alors que l’ampleur de ce mode de vie décline et que la population s’urbanise.