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Chapitre 1 Le Québec et l’Amérique : une vie de rêves

I. L’américanité des États-Unis : une destinée manifeste

1.3 Le Jardin et la Frontière

Le 12 juillet 1893, Frederick Jackson Turner prononce un exposé devant l’Association d’Histoire américaine à Chicago intitulé « L’importance de la frontière dans l’histoire américaine27 ». Il propose, contrairement à plusieurs de ses homologues, que le

26 Henry Nash Smith reproche à Cooper d’avoir cantonné son intrigue au canevas du roman sentimental européen au lieu

d’avoir créé un nouveau courant romanesque authentiquement américain.

27 Frederick Jackson Turner, La frontière dans l’histoire des États-Unis, trad. Annie Rambert, Paris, Presses

fil conducteur sur lequel devrait reposer l’historiographie américaine n’est pas l’esclavage, mais plutôt la colonisation de l’Ouest. Aux débuts de la colonie, l’expansion s’inscrivait à l’intérieur d’un rêve impérial : l’avancement vers l’Ouest impliquait la quête de la route des épices et l’accès terrestre au Pacifique renforçait la puissance de la marine impériale. L’expédition de Lewis et Clark entre 1804 et 1806, où des blancs atteignent pour la première fois la côte du Pacifique par voie terrestre, se serait inscrite dans ce projet. Après l’acquisition de l’Oregon en 1846 et de la Californie en 1848, Henry Nash Smith relève toutefois que le discours des colonisateurs change. Se développe alors l’idée d’un empire d’une population immense qui habiterait tout le territoire, que Smith associe au mythe du « Jardin du monde ».

Michel Nareau souligne que le jardin se rapporte au « home » : « À travers l’instauration d’un home, [les Américains] vont chercher à établir une civilisation, un capital culturel capable d’atténuer l’altérité des lieux » (2008 : 204). La création d’un home implique la nécessité d’organiser le territoire et d’en éliminer les attributs « sauvages » naturels et humains. Le mythe du Jardin ne s’intéresse toutefois pas à ce travail d’exclusion, mais plutôt à la culture de la terre une fois que le fermier l’obtient. L’idéal bucolique encense le personnage du fermier, le « yeoman » : « la possession du sol, en rendant le fermier indépendant, lui donne dignité et poids social » (Smith, 1967 : 240). Par contre, la société agraire ne parvient pas à engendrer d’œuvres littéraires marquantes. Le

yeoman romanesque n’existe pas selon Smith parce que les romanciers, habitués de

traiter des épanchements de nobles individus, ne savent faire pénétrer la vie routinière des fermiers à l’intérieur de leur conception du romanesque héritée de l’Europe. Cet échec littéraire indique le besoin impératif pour les Américains de modifier le genre romanesque afin de l’adapter à leur réalité.

Les romanciers s’intéressent non pas au « Jardin », mais à son complément, la Frontière. C’est pourquoi Turner propose que ce thème incarne la singularité de l’expérience américaine sur le continent. D’entrée de jeu, Turner reconnait qu’au fur et à mesure de son expansion, la particularité de la nation américaine aurait été son aptitude à renouveler ses conditions politiques et économiques : « La “frontière”, en Amérique, fut toujours à l’origine de l’évolution sociale. Cette perpétuelle résurrection, cette fluidité de la vie américaine, et l’expansion vers l’Ouest, avec les possibilités nouvelles qu’elle offre et le contact permanent avec une société primitive qu’elle permet, constituent les forces qui ont forgé le caractère américain » (Turner, 1963 : 2). La frontière a également favorisé la

formation d’une nationalité composite en attirant des immigrants de tous horizons. La frontière, engendrant des mouvements de population importants, devenait une sorte de creuset où se fondaient les divers régionalismes. Du point de vue économique, elle a également permis aux États-Unis de s’affranchir commercialement de l’Angleterre.

Dans une vision qui évoque un certain darwinisme, Turner relate le processus d’évolution sociale des États-Unis par rapport à la frontière. Le frontalier commence en tant que marchand, puis il fonde un ranch où il est éleveur. Son agriculture de survie devient intensive, puis, enfin, il participe à l’industrialisation. Ce passage de marchand à cultivateur marquerait la nuance entre les civilisations anglaise et française. Selon Turner, alors que la colonisation anglaise se place sous le signe de l’agriculture, la colonisation française se poursuit selon une frontière commerciale. Par conséquent, la colonisation française favorise l’aventure. La colonisation de l’Ouest des Anglais, elle, favorise l’affrontement contre un territoire sauvage et un homme « primitif », l’Indien, afin de le réorganiser selon les modalités de la civilisation. L’Ouest réitère donc la dualité entre le passé européen dégénéré, que les colonies de la côte atlantique auraient récupéré, et la nature sauvage qui n’avait jamais connu la vie artificielle de la civilisation. La frontière permet donc l’éclosion d’un individu semblable au nouvel Adam : innocent, libéré des vices du passé, apte à reconstruire un monde meilleur à partir du territoire sauvage qu’il doit affronter. Somme toute, ce que propose le paradigme de la frontière, c’est une forme de répétition presque rituelle de l’acte premier d’émigration outre-Atlantique, où les plaines et le désert remplacent l’Océan hostile. La « destinée manifeste » des Américains prend donc forme. La migration, en plus de jouer un rôle économique et démographique non- négligeable, se voit attribuer des propriétés métaphysiques : l’être humain bascule dans son innocence enfantine au contact de l’Autre indien auprès duquel il se transforme en adulte civilisateur.

Turner développe sa pensée à la fin du XIXe siècle, précisément au moment où les

États-Unis achèvent la Conquête de l’Ouest. Son interprétation, en ce sens, remet le passé à l’intérieur d’un canevas mythique. La « frontière » que décrit Turner doit alors se comprendre comme une synthèse de divers courants de pensées et d’attributions symboliques qu’on rattachait à l’Ouest pendant le siècle précédent. Le mythe de la Frontière se nourrit donc des mythes connexes du « Grand désert américain » sauvage et hostile et du « Jardin du Monde » que le « nouvel Adam » et son avatar, le cowboy, contribuent à régénérer au fil de leur migration. Pour Marienstras, la frontière est une

synthèse protéiforme des ambitions américaines dans laquelle les individus projettent leurs ambitions :

[L’Ouest] alimente à la fois l’avidité des spéculateurs comme Franklin, la vision de la Jérusalem terrestre des Puritains et le rêve des hommes qui, conscients des ressources qui attendent les défricheurs, voient dans la conquête du continent l’avenir d’une nation à la puissance incommensurable. Pour la plupart, ces trois ambitions ne font qu’une (1976 : 330).

Le pouvoir de la frontière réside précisément dans ce potentiel métaphorique. Viola Sachs, dans The Myth of America. Essays in structures of the liberty imagination (1973), critique la hiérarchisation implicite de la Frontière entre civilisation et barbarie. Elle propose plutôt que les fictions américaines expriment une préoccupation fondamentale des États-Unis, à savoir la confrontation entre le « sacré » et le « profane ». La Frontière devient une métaphore de cet affrontement. Pour Sachs, l’univers auquel se bute le personnage adamique n’est plus la civilisation corrompue, mais bien le « monde profane », c’est-à-dire le monde effectif. L’épatant système d’oppositions binaires qui se répète au fil des œuvres de Faulkner, Hawthorne et Melville28 traduirait la tension entre la banalité du réel et la

singularité de la vision que le personnage doit surpasser afin d’embrasser la totalité de la psyché. Ce réinvestissement métaphorique montre que la Frontière est un récit mythique qui dépasse l’alibi colonisateur. La Frontière raconte la naissance du héros adamique détenteur à la fois de la pureté originelle et d’un code moral impeccable. L’entreprise de colonisation où il parvient à organiser la nature sauvage constitue son rite initiatique. Dès qu’il parvient à maturité dans la nouvelle société qu’il contribue à fonder, on met en scène sa chute ou on l’abandonne à son destin agraire pour se tourner vers un autre individu orphelin qui pourra reconstituer le rituel frontalier toujours plus à l’Ouest afin de purifier cette nouvelle communauté qui, à peine adulte, réitère les mêmes erreurs. La Frontière telle que l’a conçue Turner est donc l’espace de friction par excellence entre la civilisation et la sauvagerie, entre l’ordre rationnel et le chaos originel, entre la communauté et l’individu, entre le passé (la vieillesse, la dégénération) et l’avenir (la jeunesse, la régénération). Ceci dit, les réinvestissements métaphoriques du mythe montrent qu’elle transcende les impératifs politiques ou économiques : la frontière véhicule avant tout une promesse de renouvellement.

28 Celles-ci sont à la fois spatiales et temporelles. Spatiales: vallée-colline ; chaos-terre; caverne-montagne; sol-eau,

océan, rivière; terre cultivée, civilisée-nature sauvage; points cardinaux; utilisation de couleurs pour distinguer l’espace profane ou réel de l’espace sacré ou mythique Temporelles : soleil-lune; jour-nuit; saisons; signes du zodiaque; mois; les nombres, comme les couleurs, distinguent le temps historique et le temps mythique.

L’Ouest devient un état d’esprit plutôt qu’un espace effectif. Toutefois, comme le montre Pierre-Yves Petillon, les romans ne doivent pas nécessairement mettre en scène le personnage de l’Indien afin d’exprimer la singularité de l’expérience américaine. Tout comme ses prédécesseurs, Petillon suppose que les fictions américaines proposent une dualité propre au peuple américain. Ainsi s’affrontent d’une part l’obsession des Écritures et la quête des origines ancestrales et d’autre part l’eschatologie de la glose et la recréation d’une nouvelle origine. Autrement dit, Petillon ne se distingue pas tellement de Lewis lorsqu’il avance que l’angoisse fondamentale de la nation américaine est « la hantise, jamais exorcisée, de lever cette hypothèque coloniale qui continuait à la grever, d’échapper à l’emprise du legs par où le mort menaçait de saisir et de scléroser le vif » (Petillon, 1979 : 10; il souligne) D’où l’obsession des fictions américaines pour cette « terra

incognita, vaste surface blanche, vacante d’inscriptions, où [l’individu] s’affranchit enfin de

toute emprise » (Petillon, 1979 : 14). Le nouvel Adam effectif que décrit Petillon sans le nommer exactement trouverait donc son opposition directe dans l’Adam biblique sur lequel se penchent les Écritures. Ce personnage se distingue par son « œil nu » dont la sonorité même rejoint le Soi adamique que décrit Whitman; la parenté sonore « naked eye » et « naked I » évoque un œil « qui, débarrassé des images anciennes qui l’offusquaient, voit pour la première fois, à l’œil nu, les détails d’un monde éclaté et dépouillé où le “je” se dépouille aussi de sa livrée étrangère […] » (Petillon, 1979 : 22). L’empirisme exige précisément cet œil nu, mais aussi un esprit aventurier. C’est là où le troisième réseau d’opposition qui distingue le roman américain entre en jeu : le double tropisme de la cavale et du sommeil, dont Rip Van Winkle, le héros de Washington Irving qui sombre dans une torpeur d’une décennie, est l’exemple idoine. Plus qu’un simple thème littéraire, ces oppositions travaillent l’écrivain lui-même dans sa conception des lettres et du langage. L’écrivain doit à la fois saisir le continent à partir des textes et de son vécu :

Écrire l’Amérique, c’est couvrir le continent, au divers sens du mot couvrir : journalistique (« j’y étais », […]) fermier à l’occasion […], costumier souvent […]. Écrire, ou plutôt faire apparaitre dans le paysage lui-même […] un texte qui soit coextensif à l’espace du continent, contenant, englobant les terres américaines dans leur énormité et leur diversité, un Grand Roman américain. Le paysage est la promesse d’un texte à venir, conquête d’un espace et déchiffrement des Écritures allant de pair pour qu’à ce nouveau versant du monde corresponde, mais il y a toujours un écart, à une nouvelle version du texte ancien (Petillon, 1979 : 109).

L’écriture en Amérique n’échappe jamais à ce paradoxe entre une quête désespérée d’une origine enfouie dans les textes et le besoin d’abolir l’ancien au profit d’un continent

neuf. Un langage et des formes d’écriture héritées du passé ne peuvent qu’échouer dans leur appréhension de la nouvelle réalité. D’où la nécessité de renouveler les formes romanesques. L’intérêt de l’essai de Petillon réside précisément dans cette liaison entre le nouvel Adam et la situation de l’écrivain américain. Le besoin de recommencer à zéro la civilisation humaine ou de fonder une Nouvelle Jérusalem trouve son écho du point de vue des genres littéraires : à un Nouveau Monde correspond une Nouvelle Écriture. Le mythe du « Grand Roman Américain » que développe la critique littéraire américaine à partir de la seconde moitié du XIXe siècle traduit l’ampleur de ces enjeux artistiques.