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Les échecs des mythes de l’Amérique française et du Nord (1840-1896)

Chapitre 1 Le Québec et l’Amérique : une vie de rêves

II. Le Québec et l’Amérique : une œuvre inachevée?

1.8 Les échecs des mythes de l’Amérique française et du Nord (1840-1896)

L’Acte d’Union des deux Canadas rend la population canadienne-française minoritaire au sein du pays. Les tensions avec les peuples métis francophones du Manitoba lors de la rébellion du Nord-Ouest qui se soldent par la pendaison de Louis Riel en 1885 semblent décourager les Canadiens français de coloniser l’Ouest. À cette conjoncture déjà inquiétante pour la survie du peuple canadien-français s’ajoute l’émigration de centaines de milliers d’individus vers les États-Unis. Le manque de terres que les fils non héritiers pourraient obtenir et le sous-développement industriel du Canada mettent de nombreux jeunes hommes face à un dilemme entre les camps de bûcherons et l’émigration aux États-Unis que le développement des chemins de fer vers le Maine dès 1853 et la rumeur de la ruée vers l’or californienne de 1849 favorisent31.

L’échec de la Révolte des patriotes engendre ce qu’Yvan Lamonde nomme le « conflit de la vocation de la race française en Amérique » (2001 : 53) entre les libéraux annexionnistes et les ultramontains. Le discours de l’annexion qui émerge de l’Institut

31 Selon les statistiques de Lamonde qui font écho à celles que compile Yolande Lavoie (1981), « ils sont près de

100 000 entre 1860 et 1870, de 120 000 entre 1870 et 1880, de 150 000 entre 1880 et 1890, et de 140 000 entre 1890 et 1900 à quitter le Québec pour les filatures ou briqueteries de Manchester ou de Lowell » (Lamonde, 2001 : 64).

canadien relève plutôt du mariage de raison : les États-Unis accorderont peut-être davantage de droits et libertés à ce nouvel État que l’Angleterre. Pourtant, le spectre de l’assimilation qu’a vécue la Louisiane freine la popularité de ce projet dans les milieux francophones. D’autres lettrés canadiens-français demeurent néanmoins sympathiques envers les États-Unis, pensons notamment à Louis Fréchette qui fait paraître La voix de

l’exilé (1869) de Chicago; à Arthur Buies, dans le récit de voyage intitulé « Départ pour la

Californie » (1875), qui perçoit les États-Unis intimement plutôt que comme un véhicule idéologique; puis à Edmond de Nevers, dont « L’âme américaine constitue un des trop rares exemples, dans l’histoire littéraire du Québec, d’un ouvrage sérieux, de grande envergure, portant sur la société américaine » (Morency et Boilard, 2002 : 331).

En contrepartie de ce discours annexionniste mort-né, l’élite ultramontaine met en place un discours de préservation à partir duquel elle définit l’essence de la population canadienne-française : celle-ci est catholique, française et agricole. Bouchard (2007) énumère quelques autres propositions que véhicule cette rhétorique : la nation vaincue et victime, le noble sacrifice, le peuple traitre, la culture médiocre, la petite nation trop fragile et la fatalité de l’histoire auxquels il convient d’ajouter la surfécondité ou le mythe de la « revanche des berceaux » et la « supériorité spirituelle » canadienne-française. C’est ainsi que se construit, à l’inverse du projet de rupture patriote, un projet de continuité avec une France mythifiée (monarchique et catholique). Du point de vue des lettres, ce relais français se manifeste par le biais de la glorification des découvreurs du continent et la récupération historique du phénomène de la nation vaincue résiliente32. Bernard Andrès

voit dans cette entreprise de récupération la propagation du mythe compensatoire de l’« Amérique française » : « celui d’un territoire imaginaire propre aux Canadiens, espace mémoriel nourri par les exploits et les rêves des premiers héros du cru » (2007 : 211).

En outre, les romans qui se rapportent au discours de la survivance visent à décourager le peuple d’émigrer vers les centres urbains et villes manufacturières des États-Unis33. Ils développent le stéréotype du Yankee obsédé par l’argent et le luxe,

32 Par exemple, Alphonse Gagnon, Douleurs et joies (1876) traite de la colonisation de la Louisiane par les Français,

Henri-Raymond Casgrain, dans « Pionniers canadiens » (1860), traite de la colonisation française de la ville de « Le Détroit » tandis que Régis Roy dans Les aventures du Chevalier de Tonty ou Main-de-fer (1899) et Maurice Constantin- Weyer dans Cavelier de la Salle (1927) abordent la découverte du Mississippi.

33 Les titres ne laissent aucune équivoque quant à la nature de leur projet : Le Retour du voyageur (1865) et Aux

expatriés (1879) de Pamphile Le May, Le Retour de l’émigré (1880), de l’abbé Napoléon Caron, Regrets d’expatriés

(1881) de l’abbé Apollinaire Gingras, Loin de son pays (1892) d’E.-A. B. Ladouceur, le P’tit Maxime; histoire d’un

spirituellement pauvre et de mauvaises mœurs, à qui ils opposent le noble paysan canadien. Le Canadien français qui choisit l’émigration est quant à lui soit un rêveur désirant l’aventure, soit un individu épris de luxe qui, par paresse ou désœuvrement, veut s’enrichir sans labeur34. D’autres écrivains choisissent de mettre en scène une victoire

morale du Canadien français sur l’États-unien par le refus d’une Canadienne française de l’épouser par souci patriotique35. Parmi les dizaines de textes narratifs à thèse que Guildo

Rousseau identifie comme relevant de ces stratégies, une seule constante demeure : l’absence d’autocritique de la nation canadienne-française combinée à une résistance à toute transformation de son tissu social. Pourtant, l’historien Yves Roby (1995) met en évidence une autre façon de vivre en Amérique pour les émigrants selon un modèle de déterritorialisation qui implique une expérience du renoncement, une rupture avec le passé, une incertitude sur l’avenir. Aucun écrivain ne parvient à mettre en scène une telle représentation de l’émigration états-unienne qui traduirait avec art les dilemmes et ambigüités qui peuvent mener une jeunesse sans possibilité au Canada à choisir l’émigration aux États-Unis et à s’y fondre avec plus ou moins de difficulté36.

Bref, l’américanité à laquelle les tenants du discours patriote s’étaient rattachés quelque vingt années plus tôt, bien qu’elle conserve une certaine vitalité chez les penseurs libéraux, se voit condamnée et refoulée par une frange dominante de l’élite culturelle canadienne tandis que la population vit une relation relativement osmotique avec les États-Unis dans les milieux urbains et industriels. Le besoin des romanciers de

convaincre, d’éduquer le lecteur, qui relève de positions esthétiques classiques sur le

roman, genre fondamentalement vil à moins qu’il ne traduise les bonnes mœurs et donne l’exemple à suivre, les empêche d’exprimer la réalité telle qu’elle est vécue. Pendant que la nation états-unienne parvient à transposer son projet de rupture dans les œuvres littéraires d’Emerson, Hawthorne et Melville, la nation canadienne-française doit composer avec l’échec de son propre décrochage européen et le retour de la mère partie française

34 Guildo Rousseau énumère de nombreux titres qui reprennent le châtiment du voyageur : « L’épreuve » (1863) et

« Fantôme » (1895) de Pamphile Lemay, « L’émigration de Pierre Souci » (1867) de Paul Stevens, « La Nouvelle Canadienne » (1870) d’A.N. Montpeti, Un Drame de la Californie (1873) de Philéas Verchères de Boucherville et Claude

Paysan (1899) d’Ernest Choquette.

35 Outre Maria Chapdelaine, Rousseau relève Un amour vainqueur (1915) de Virginie Dussault, Plus qu’elle-même (1921)

de Luc Bérard et J-Albert Foisy; Dans les ombres (1931) d’Éva Sénécal et la pièce La Veillée de Noël (1926) de Camille Duguay.

36 Il serait également possible de lire le roman Jeanne la fileuse (1888) d’Honoré Beaugrand dans la même perspective :

« [Le narrateur] a beau affirmer que les émigrants quittent le pays parce qu'ils meurent de faim, soutient Maurice Lemire, la situation qu’il décrit ne l’illustre pas. Pour amener son héroïne à s’exiler, il doit multiplier les interventions telles que la mort du père, le non-retour du frère... » (1980 : 58)

dans son discours qui inhibe l’expression littéraire autonome. Ce même effet de décalage se fait ressentir dans le programme de colonisation du Nord qui représente le « mythe projecteur » lié au discours de la survivance.

Christian Morissonneau postule que le mythe du Nord est avant tout une construction idéologique qu’ont véhiculée les écrits du curé Antoine Labelle, d’Arthur Buies, de Rameau de Saint-Père, de l’abbé Casgrain, parmi les plus connus, à partir de cette formule synthétique : « La Providence a assigné aux Canadiens français la mission de conquérir le Nord qu’elle leur a réservé pour qu’ils y survivent et s’y renforcent » (Morissonneau, 1978 : 30). Plusieurs corollaires obéissent à la logique du mythe ainsi formulé : la colonisation du Nord est une mission providentielle ou une « destinée manifeste », comme en témoignent les entreprises de découverte glorieuses de la colonisation par les ancêtres français, qui mène vers une terre promise de laquelle émane un potentiel de régénération. Le mythe prend donc son sens dans une dimension rétrospective (la fabuleuse création de l’empire dans le temps zéro) et prospective (le devoir de perpétuer leur héritage dans une nouvelle création) qui dépend d’un sous-texte biblique plus ou moins limpide selon la rhétorique privilégiée.

L’intérêt principal de l’essai de Morissonneau pour notre étude provient d’une association entre le « mythe du Nord » au Canada et le « mythe de la Frontière » aux États-Unis dont l’auteur n’a peut-être pas réalisé toute la richesse. Après avoir mentionné comment le Nord relève des mêmes caractéristiques hostiles que le « grand désert américain » (la sécheresse du désert, le froid du Nord), Morissonneau associe au sein des deux univers la présence de l’étranger à évincer du territoire que Dieu a destiné aux « élus » (1978 : 73). Le mythe du Nord, comme celui de la Frontière, promeut les régions vierges et sauvages en tant que source de jouvence, qui « ravive les qualités de l’homme, le grandit, affirme son individualisme, face à la nature et aux autres hommes, car il est seul et ne doit compter que sur soi pour affronter un milieu hostile, pour s’adapter, survivre et bâtir une nouvelle société » (1978 : 105). Pourtant, « il ne s’est pas développé, au Québec, un folklore du Nord équivalent à celui que l’Ouest a fait naître aux États-Unis » (1978 : 188). Comment expliquer la fortune littéraire limitée du personnage de défricheur, que ce soit dans les romans populaires ou savants, exception faite du best-seller Jean

Rivard, le défricheur37? Il existe plusieurs explications à la relative faillite littéraire de

l’idéologie du Nord. Morissonneau explique d’une part que les Canadiens français en tant que coureurs des bois, voyageurs ou bûcherons ont devancé ce mouvement dans le temps et dans l’espace, si bien que les territoires visés n’étaient plus, en soi, une terre aussi inconnue que l’idéologie du Nord pouvait le souhaiter. Le Canada français voisinait à ce moment l’Est des États-Unis qui connaissait une révolution industrielle majeure rendant le labeur agricole soudain moins attrayant. D’autre part, l’essayiste indique que le peuple canadien-français vivait une sorte d’« inconscience frontalière » : « le Bas-Canada, puis la Province de Québec, n’ont jamais suffi à l’errance du migrant. La tradition du Coureur des bois et du Voyageur était entrée dans la culture vécue et orale. La Frontière de ces gens n’empruntait pas au mythe prométhéen » (1978 : 75). Morissonneau touche ici, il nous semble, à l’essence même qui distingue la nation canadienne-française des États-Unis : l’imaginaire canadien ne voit pas dans le continent une possibilité civilisatrice, mais au contraire la chance de vivre en dehors de la civilisation. La création du « mythe du Nord » est elle aussi symptomatique de l’antinomie entre le discours de l’élite et le vécu populaire. Tandis que les textes de la colonisation voient dans le Nord une « espérance », un « mythe consolateur […] qui a pu apaiser l’angoisse collective » (1978 : 175), le peuple voit dans le Nord une incarnation de l’ailleurs qui le fascine.

Le Nord de l’élite reconduisait alors davantage le « contre-mythe » de la « terre paternelle », espace sacré de refuge dans lequel « l’agriculture représente la continuité et la stabilité » (Lemire, 2003 : 188). Bien que le défricheur incarne un type ambigu qui jouit d’attributs à la fois nomades et sédentaires, il y a fort à parier que la méfiance naturelle de la population à l’égard des élites et la « férule cléricale » (Warwick, 1972 : 50) qui encadrait la colonisation justifient également pourquoi ce personnage n’a pu frapper l’imagination à la fois du peuple et des écrivains sauf, précisément, au moment où ce mode de vie disparaitra plusieurs dizaines d’années plus tard.

37 À cet effet, Robert Major, dans son essai Jean Rivard, ou l’art de réussir : idéologies et utopie dans l’œuvre d’Antoine

Gérin-Lajoie (1991), montre bien comment l’utopie que construit le protagoniste obéit à l’idéologie états-unienne