• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 Le Québec et l’Amérique : une vie de rêves

III. Vers un mythe américain actualisé

1.15 Orphelin et entropie : actualiser le mythe américain

Notre réflexion mettra en évidence certaines des transformations majeures qui rendent compte de l’évolution de la réflexion québécoise sur son identité nationale et ses mythes fondateurs. Nous proposons en fait que le « mythe américain » et ses déclinaisons, par leur nature même de « mythes » (ou de « métarécits »), deviennent des objets de dérision, de parodie, d’ironie. Les Québécois seraient donc passés à un état de

surconscience thématique. Le « mythe américain », dans sa forme réactualisée, prendrait

donc la forme soit d’un « contre-mythe » ou encore d’un récit fragmenté, polyphonique. Comme l’indique Daniel Grenier, « aborder l’histoire de l’Amérique à travers ses romans signifie entrer dans le domaine non pas de la mythification des événements, mais de la déconstruction des mythes, soit pour les ramener au plan du réel, soit pour leur donner une dimension encore plus hyperbolique » (2009 : 11). Dans un même ordre d’idées, les États-Unis poursuivent leur programme mégalomane de diffusion d’images par l’entremise de la vidéosphère, saturant les esprits. Comment trouver l’altérité dans un monde globalisé, inondé du Même états-unien? Comment le Québec parvient-il à raconter sa spécificité, s’il désire encore le faire?

Daniel Grenier énumère les trois composantes fondamentales du « Grand Roman Américain », sorte de texte national censé traduire la singularité de l’Amérique. Ces composantes, qui forment également l’articulation du plan de notre thèse, se trouveraient toujours dans les romans québécois contemporains qui se les attribueraient d’une façon propre. Le « Grand Roman Américain » est 1) une prise de parole, 2) une exploration du

territoire et 3) une exploration de la culture. Les « romans québécois de

l’américanisation » qui utilisent l’extra-territorialité américaine, dans la décennie 2000, reconduisent justement ces critères. Au lieu de concevoir un « grand roman québécois » en transposant ces composantes dans le contexte québécois, les romanciers du premier groupe (Gervais, Michaud, Yergeau) reproduisent en quelque sorte des « Grands Romans Américains » « made in Québec ». Pourtant, ces romans bénéficient en quelque sorte d’une valeur ajoutée : le JE (aussi problématique soit-il…) qu’il mobilise reste à première

vue un étranger (outsider). C’est donc un regard qu’un Québécois porte sur l’Autre américain, qui n’est peut-être pas aussi « Autre » qu’on puisse le croire ou l’espérer. Les autres romans, « fictions de la Franco-Amérique », font quant à eux le pari d’explorer une

Autre Amérique, celle que l’histoire a négligée, celle qu’ils ressuscitent par la magie du

langage romanesque. Dans les circonstances, le phénomène de polyphonie surgit comme moyen d’appréhender la pluralité de l’expérience.

Jean-François Chassay, en conclusion de L’ambiguïté américaine, émet des réserves à propos de la capacité du modèle « traditionnel » du mythe américain de rendre compte de la perception contemporaine du phénomène de l’américanité : « L’Amérique, c’était d’abord autre chose. Mais dans le monde des communications, à l’ère de l’image et de l’information numérique, le “rêve” n’a plus le même sens : […] “[Plus l’Amérique] s’éloigne du langage articulé, se prenant à la magie des images, moins il peut y avoir de l’autre pour elle, il n’y a plus que du même partout72” (1995 : 188). L’Amérique, autrement

dit, renvoie à ses propres discours. Américanisée de « l’intérieur » autant que de « l’extérieur », on doit désormais la percevoir en fonction des symboles qu’elle génère. Il y a donc un prolongement fascinant, qui a lieu dans la décennie 2000 : les romanciers, se percevant comme partie prenante de l’Amérique, commentent l’américanisation non plus comme une altérité idéologique implacable, non plus comme une menace assimilatrice du Québec, mais comme la même Amérique que les romanciers états-uniens commentent : cette Amérique que les États-Unis absorbent, cette Amérique devenue symbole suffocant.

Certes, les romanciers états-uniens, en ce sens, continuent de se mettre au service de leur nation. Au Québec, ce changement de focalisation engendre d’importantes conséquences sur le plan national : il s’agit d’une rupture symbolique avec le repli sur soi caractéristique du nationalisme québécois du XXe siècle. Une angoisse surgit : à la

menace d’acculturation se substitue la quête impossible d’un nouvel espace francophone en Amérique. Le discours national québécois ne contrebalance pas la saturation de l’iconographie états-unienne, puisqu’il subit désormais son propre examen. La quête d’origine du JE se trouve obstruée à la fois par l’appareil états-unien et par un arrière-plan

national étouffant. On retrouve logé derrière cette volonté de table rase le principe fondateur du mythe américain gouverné par un personnage emblématique vierge, innocent, orphelin. La tension du « mythe américain » change donc radicalement de forme compte tenu que le continent a perdu sa blancheur, sa vastitude, son inconnu. Dans sa forme première, on peut toujours formuler le mythe américain d’une manière analogue à celle de Morency. Rappelons d’abord le texte original :

Se moulant étroitement sur un scénario transformationnel, le mythe américain raconterait bientôt comment des hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire dans les temps primordiaux, […] se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés (Morency, 1994 : 12).

Le mythe américain dans sa « forme réactualisée » comporte des variations. Au lieu de chercher un éden ou une utopie, ces personnages orphelins chercheraient plutôt à habiter un nouvel espace « vierge de toute représentation ». Enfin, l’Indien disparaît de ces fictions pour laisser la place à l’entropie, c’est-à-dire la profusion de discours qui surcharge le territoire. Ainsi, une formulation du « mythe américain réactualisé » dans sa forme complexe se lirait comme suit :

Se fondant sur un scénario transformationnel, l’expression contemporaine du mythe américain mettrait l’accent sur la prise de parole d’un ou de plusieurs personnages orphelins qui se lancent dans l’espace-temps saturé du continent américain en quête d’habiter un nouvel espace « vierge de toute représentation ». Une régénération surviendrait lorsque le personnage épuise les symboles américains qu’il rencontre et renoue avec sa totalité. Son issue est soit négative (la disparition dans ces fictions) ou positive (la création d’une nouvelle territorialité).

L’« orphelinat » doit se comprendre dans son sens métaphorique (décadence génétique, rupture avec les aïeux, incapacité d’enfanter, condition psychiatrique). Du point de vue de la confrontation entre saturation et virginité, on renoue avec la tension fondamentale que Pierre-Yves Petillon recense dans la littérature états-unienne : l’obsession de la culture, de

l’interprétation, versus le désir d’exploration empirique du continent. Le voyage sur le continent américain, dans la littérature québécoise contemporaine, traduit cette ambition. Mais comme nous l’a enseigné Jack Waterman dans Volkswagen blues, cette confrontation entre l’Amérique projetée et l’Amérique réelle peut néanmoins se déployer selon deux paradigmes : horizontal (spatial, l’exploration) et vertical (temporel, la (re)lecture de l’histoire). La principale modification que connait le « mythe américain réactualisé » dans ces circonstances tient ainsi de la dimension spatio-temporelle : la saturation de discours que produit l’Amérique (que Don DeLillo appelle le « White noise », traduit en « bruit de fonds » ou littéralement, « bruit blanc ») rend la quête d’origine (les temps primordiaux) incertaine et l’espace américain n’est plus inconnu, « vierge de toute représentation », mais au contraire saturé de représentations, d’où la métaphore de l’entropie que nous développerons au chapitre 3. Dans ces circonstances, l’américanité québécoise contemporaine s’exprime par son sujet orphelin qui remet en question ses origines, les mythes fondateurs américains, devenus sclérosés, en recourant à un « espace-temps de débordement », soit les États-Unis, soit les localités périphériques de la Franco-Amérique, soit une mémoire alternative, fabulée. Dans tous les cas s’affrontent l’idée canonique de la nation québécoise et sa projection que l’individu métabolise. L’Amérique n’est plus explorée, elle est construite à partir des fragments mythologiques que le sujet-JE choisit de greffer à sa mythologie personnelle.

En isolant les spécificités sociologiques du Québec face aux États-Unis, nous voulions montrer que même si les deux collectivités partagent un arrière-plan mythologique commun, leur perception du continent demeurait néanmoins différente. Par contre, nous avons suggéré que le passage du Québec à la postmodernité lui permet en quelque sorte de parvenir au même état d’esprit collectif que les États-Unis : les remises en question des idéologies, le déclin des grandes identités, le rapport tendu de fascination et de répulsion envers la mythologie nationale et envers la culture populaire des États- Unis. Multipliant leurs contacts avec le reste du monde grâce aux médias de masse, de plus en plus cosmopolites grâce aux mouvements migratoires, les sociétés postmodernes se développent dans une forme d’éclatement identitaire qui force les nations (si telle chose peut encore exister) à repositionner leurs mythes fondateurs. Inversement, on pourrait avancer que le « fardeau de la preuve » se déplace : l’identité de l’individu ne lui tombe plus du ciel, mais il a la responsabilité désormais de se construire lui-même – le self-made

man contemporain, le « braconnier identitaire » (Harel, 2004), le « caméléon social »

(Imbert, 2009) – en fonction de son environnement.

Nous pouvons désormais nous plonger dans l’analyse des six romans que nous avons sélectionnés en tenant compte de cette transformation de l’imagination québécoise après les années 2000. Comme nous l’avons expliqué précédemment, nous mettrons en évidence l’américanité de ces textes selon trois ramifications. D’abord, nous examinerons comment ces textes mettent en scène la prise de parole complexe d’un ou plusieurs JE

(problématisée par divers artifices narratifs) et comment ils mettent en scène leur relation conflictuelle avec leur société d’origine, qu’on pourrait appeler une « dégénération ». Mettant en évidence les tensions identitaires que les individus subissent, nous évaluerons leur parenté avec les figures mythiques du nouvel Adam ou du Coureur des bois. Ensuite, nous décrirons l’espace-temps (le chronotope) continental où les personnages se déplacent afin de mettre en relief comment la traversée des frontières (sous toutes ses

formes) rend compte métaphoriquement du cheminement existentiel du personnage :

comment la confrontation avec l’Autre permet-elle une régénération, un retour à la totalité du Soi? Le chronotope se divisera d’une part entre les manifestations de la culture

hégémonique et technologique des États-Unis, mettant en évidence chez les personnages

la tension entre l’Amérique projetée qui les habite et l’Amérique réelle qu’ils habitent. D’autre part, ce chronotope se comprendra comme celui de la mythologie fondatrice québécoise telle que développée lors de la Révolution tranquille; espace-temps devenu enfermant.