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Chapitre 1 Le Québec et l’Amérique : une vie de rêves

II. Le Québec et l’Amérique : une œuvre inachevée?

1.6 Le coureur des bois, l’Américain nouveau (1608-1755)

La première période (1608-1775) couvre l’entièreté de l’époque de la Nouvelle- France. Cette période préside au développement de l’imaginaire continental des Canadiens. Il est aisé de percevoir dans ce commencement de la colonie un « temps zéro » où se forment les « nouveaux hommes » qui marqueront d’une manière indélébile le rapport au réel et à l’espace de la nation en devenir. À partir de la découverte du Canada, les explorateurs, colons, défricheurs, missionnaires et coureurs des bois qui l’ont peuplé l’ont investi d’expériences et de connotations particulières. L’attrait pour le mode de vie amérindien, l’expansion territoriale, la mobilité sont autant de phénomènes qui traduisent une nouvelle façon proprement américaine de vivre sur le continent. Selon Gérard Bouchard (2000), l’identification au Nouveau Monde se manifeste chez les colons surtout dans les domaines de la culture matérielle et du langage grâce aux apports amérindiens. Bien que l’identification des colons au continent montre une américanité naissante, c’est l’avènement de « l’Homme nouveau » de l’Amérique qui attire davantage notre attention : le coureur des bois. Christian Morissonneau mentionne dans La terre

promise : le mythe du Nord québécois (1978) que « les immigrants, dans leur très grande

majorité, n’étaient ni artisans ni cultivateurs. La plupart étaient des manœuvres et des journaliers; d’autres d’anciens soldats demeurés au pays » (108). La colonisation n’apparaît pas alors comme la priorité des immigrants français. En fait, François Ouellet (2002) propose que ces individus fuient la société d’ordre en France du XVIIe siècle,

caractérisée par l’absolutisme du roi, les traités d’éducation jésuites et la domination du père sur la sphère légale. Ouellet perçoit donc l’immigration en soi comme un geste de rupture contre l’Europe. À cet effet, Ouellet prouve, en s’appuyant sur les études

d’historiens (Denis Vaugeois, Jacques Lacoursière et Jean Provencher) que ces hommes étaient des jeunes célibataires avec peu d’espoir de fonder une famille. Ces postulats mettent donc l’accent sur le désir de construire ou à tout le moins d’habiter un monde où l’individu évolue en toute liberté; liberté qui prendra la forme, sur ce continent, d’une mobilité géographique illimitée rendue possible par la traite de fourrures avec les Amérindiens.

L’ouvrage L’appel du Nord dans la littérature canadienne-française (1972) de Jack Warwick fournit de précieuses informations sur la place du coureur des bois dans l’histoire, avant que celui-ci ne bascule dans le mythe. Warwick souligne qu’on ne détient aucune trace écrite des témoignages d’un coureur des bois « authentique ». Par conséquent, on ne le connaît que par ses détracteurs à l’écrit. Le nom « coureur des bois » témoigne néanmoins en soi de l’importance de cette fonction dans l’imaginaire. L’entrée de ce mot dans la langue populaire précède effectivement l’utilisation de l’écrit en Nouvelle-France. Selon les recherches de Warwick, les fonctionnaires de la colonie mentionnent tous que l’existence des coureurs de bois (et du terme) précède leur embauche. Il s’agirait selon toute vraisemblance d’une sorte de phénomène américain « intemporel ». La lecture des rapports des fonctionnaires lie également le « coureur des bois » au terme « libertin » au sens de « libéré de l’autorité religieuse » mais aussi de « quelqu’un qui échappe à la surveillance officielle29 » (Warwick, 1978 : 36).

Il n’en fallait pas plus pour que ces individus deviennent de véritables légendes au sein de la population. Le peuple a rapidement assimilé le coureur des bois à ses rêves plus ou moins avoués pour un inconnu qui appelle à l’aventure. Les grands espaces prennent alors la forme d’un ailleurs rempli de promesses, vide de contraintes. Maurice Lemire pousse plus loin le symbolisme de « l’ailleurs-plus tard » qu’incarne le coureur des bois : l’espace américain, c’est là où l’homme « atteignai[t] une essence supérieure qui échappait aux lois ordinaires de la condition humaine » (2003 : 95). Jean-François Côté, pour sa part, associe les « romans de la nord-américanité » au thème analogue du « dépassement de soi à travers les diverses figures de l’altérité – la plus forte de celle-ci étant évidemment celle de la mort » (1998 : 100). Dès lors, le continent lui aussi se sépare entre deux espaces analogues à celui que définissait la frontière : l’espace de la liberté favorable à l’imagination et l’espace de la contrainte fortement ordonné.

29 C’est pourquoi l’euphémisme de « voyageurs », un métier reconnu, prend rapidement la place du terme péjoratif

Le coureur des bois a connu une telle fortune dans l’imaginaire canadien qu’il nous semble pertinent d’en faire un archétype d’une valeur symbolique aussi significative que le nouvel Adam en soi. Le statut social exceptionnel du coureur des bois nomade aurait en fait suffi à alimenter l’imaginaire de toute une population :

Faute de grands écrivains capables de polariser les rêves, ce sont les conteurs de retour des pays d’en haut qui s’en chargent. C’est ainsi que le coureur des bois devient le héros dans lequel se reconnaît la majeure partie de la population. Son existence libre de toute contrainte au milieu de la forêt aventureuse apparaît comme un idéal de vie. Tout jeune homme qui atteint l’âge adulte rêve de partir pour les Pays d’en haut, comme s’il s’agissait d’un rite de passage incontournable (Lemire, 2003 : 13-14).

Ce personnage de folklore remplit alors toutes les caractéristiques d’un mythe : son origine se situe dans un temps indéterminé, il accomplit des exploits qui dépassent l’imagination et le récit de ses aventures oriente l’avenir des individus. La sollicitation du « rite initiatique » dans le dernier extrait de l’essai de Maurice Lemire indique déjà que le cheminement du coureur des bois a pris une dimension rituelle. Ce personnage emblématique retiendra notre attention davantage au prochain chapitre.