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Chapitre 1 Paris, 1900 à 1940 : une société en mutation 23

1.3 Le repli de l’entre-deux-guerres 37

Privées d’une partie considérable de leur jeune population88, les sociétés européennes se

trouvèrent en état de choc à la fin de la Grande Guerre. L’avancée de la technologique fut alors considérée de façon plus critique, puisqu’on en avait mesuré le pouvoir funeste. Les lendemains de la victoire des forces alliées furent amers. En effet, la population se trouva marquée par le sentiment généralisé que, malgré l’avantage final, le conflit fut une terrible

85 RACHILDE et D. ANDRÉ, Le Prisonnier, Paris, Les Éditions de France, 1928.

86 « Rachilde welcomed the young Colette Willy to her salon in the 1890s and encouraged her to write,

recognising before most readers and critics that the Claudine stories were not the work of Willy (who was a friend and regular contributor to the Mercure) but of his wife. » (HOLMES, D., Rachilde, op. cit., p. 86.)

87 Même à titre de critique, les activités de Rachilde seront réduites graduellement. Claude Dauphiné relate ce

ralentissement observé à partir de la guerre 14-18 jusqu’à l’abandon définitif de sa chronique en 1925 : « Jusqu’en 14, elle tiendra, avec une parfaite régularité, la critique des romans, mais à la fin de cette année elle alternera avec une amie et suppléante, Henriette Charrasson [sic]. 1915 ne verra aucun article d’elle et sa participation en 1916 se fera épisodique. C’est seulement en 1925, à l’âge de soixante-cinq ans, qu’elle abandonnera définitivement, au profit de John Charpentier, un labeur qui, après trente-cinq années de loyaux et fidèles services, lui devient trop pénible, alors que sa vue baisse et que sa santé se fait plus fragile. » (DAUPHINÉ, C., op. cit., p. 105.)

88 « Pour ce qui est de la structure par âge des pertes, les meilleures estimations disponibles suggèrent qu’environ

12 % du total des hommes qui périrent au combat étaient âgés de moins de 20 ans, et que 60 % de la totalité des tués avaient entre 20 et 30 ans », affirme Jay Winter (loc. cit., p. 1082). Ces données indiquent que 72 % des soldats tués durant la Première Guerre mondiale avaient moins de trente ans. Parmi ceux qui survécurent, nombreux sont les hommes qui revinrent blessés ou aux prises avec un traumatisme dû au bombardement (shell shock). Tout un pan de la jeunesse française fut ainsi exterminé.

erreur. Pendant toute la période de l’entre-deux-guerres, explique Leigh Wilson, les effets de la guerre s’observèrent concrètement. Par exemple, il arrivait fréquemment, dans les familles et dans l’espace public, de rencontrer des hommes subissant les séquelles physiques et psychologiques de la guerre89 : « [It] acted as a terrible reminder not just of the war’s cost and

waste, but […] of the beliefs, class hierarchies and conventional moralities that make it possible90. » De jeunes femmes furent en outre encouragées à épouser des blessés de guerre91.

Diminués physiquement, ces hommes étaient également perturbés psychologiquement. Ils eurent du mal à trouver leur place dans une société qui avait changé, auprès de femmes qui avaient goûté le plaisir d’investir l’espace public et d’occuper des rôles autres que ceux qui leur étaient auparavant réservés. Cela exacerba un sentiment de désillusion généralisé envers les instances politiques ainsi qu’envers les progrès technologiques et instaura une certaine anxiété face à la vie moderne et aux changements axiologiques qu’elle impliquait.

S’il effrita les barrières entre les classes sociales, le conflit mondial de 1914 à 1918 contribua aussi à la modification des rôles féminins, permettant l’accès à de nombreuses femmes de la classe moyenne au marché du travail. Toutefois, cette tendance vers l’autonomie féminine s’inversa après la guerre, retournement stimulé par le krach boursier de 1929, lequel provoqua la Grande Dépression et renforça un climat social pessimiste et instable. En conséquence, grandit, dans la population, un désir de maîtriser le « chaos » généralisé. Certains travaillèrent même au rétablissement d’anciennes hiérarchies, recherchant la sécurité des modèles antérieurs. C’est ainsi qu’on assista à une sorte de retour à l’ordre, à la valorisation de la

89 Victor Margueritte, dans La Garçonne (1922), et Marcelle Tinayre, dans L’Ennemie intime (1931),

fictionnalisent ce phénomène. Nous reviendrons sur La Garçonne au cinquième chapitre.

90 WILSON, L., « Historical Context of Modernist Literature », P. TEW, et A. MURRAY (dir.), The Modernism

Handbook, op. cit., p. 27.

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famille et de la femme au foyer, par exemple. L’émancipation des femmes, pendant un certain temps du moins, se vit alors freinée92 et les travailleuses furent considérées comme une entrave à la stabilité familiale. Bien qu’elles eussent accès à l’éducation, les femmes, lorsqu’elles travaillaient, restaient souvent confinées à des emplois de second plan, moins bien rémunérés que ceux de leurs collègues masculins93. Elles subissaient également le regard réprobateur de la société qui mettait de l’avant la valorisation de la famille et des politiques natalistes. Malgré certaines avancées, les droits des femmes demeurèrent restreints : mineures aux yeux de la loi, toujours sous la tutelle d’un père ou d’un mari. « L’infériorisation sociale des femmes forme un tout, les féministes ne l’oublient pas lorsqu’elles réclament des droits égaux en rappelant que les Françaises travaillent et paient des impôts94. »

Coïncida avec ce recul la dissémination populaire du savoir, des théories et des découvertes scientifiques, laquelle remit en question la possibilité d’une compréhension intégrale de la réalité et l’appréhension d’un sujet unifié. Le savoir circulait et devenait de plus en plus accessible95. Ces avancées provoquèrent un mélange de fierté et d’anxiété : si le pouvoir de l’Homme sur son environnement se trouvait accru, la science et la technologie changeaient, en quelque sorte, la « nature » des choses96 telles qu’elles étaient entendues antérieurement.

92 HOLMES, D. et C. TARR (dir.), op. cit., p. 307.

93 Au sujet de la réalité des femmes qui travaillent durant la période de l’entre-deux-guerres, voir le chapitre 3

« Femmes au travail entre les deux guerres » dans BARD, C., Les femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Armand Colin, 2001.

94 BARD, C., Les femmes dans la société française au 20e siècle, op. cit., p. 82.

95 Il ne serait pas inapproprié, par exemple, d’attribuer à cette situation le succès de l’entreprise d’Adrienne

Monnier, qui ouvrit, en 1915 (en pleine guerre), La Maison des Amis des Livres, laquelle devint rapidement le lieu de convergence du gotha littéraire parisien.

Malgré le repli observé dans l’entre-deux-guerres, les mouvements voués à l’avancement des droits des femmes, instaurés avant la période qui nous occupe, mais s’étant déployés avec vigueur à la Belle Époque, jouèrent un rôle central dans l’avènement du modernisme littéraire et dans la conception de personnages de fiction représentant des enjeux féministes.