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Le canon moderniste : un concept en évolution 55

Chapitre 3 L’artiste moderne 51

3.2 Le canon moderniste : un concept en évolution 55

« À la fois courant de pensée spécifique aux premières décennies du XXe siècle, pratique picturale, courant littéraire, notamment dans le domaine anglo-saxon, les répercussions du modernisme dans les autres littératures européennes sont incontestables. Or c’est en fonction d’un canon rigide qu’il fut d’abord circonscrit, autour des textes du triumvirat Ezra Pound, T. S. Eliot et James Joyce145 », rappellent les directrices du collectif Frictions du masculin-

féminin : 1900-1940. S’il exerça une influence sur « les autres littératures européennes », le

modernisme canonique fut lui-même empreint des apports de diverses cultures. Hugh Kenner explique l’origine de ce qu’il nomme le modernisme international146 :

Though the language of International Modernism […] proved to be English, none of its canonical works came either out of England or out of any mind formed there. International Modernism was the work of Irishmen and Americans. Its masterpieces include Ulysses, The Waste Land, the first thirty Cantos147.

Il poursuit : « After 1910, it flourished for some forty years. Its last masterpiece was Waiting for Godot, which an Irishman living in Paris wrote in English after having first detached

himself from English by writing the first version in French148. » Pourtant, s’il semble aller de

soi, vu ainsi, d’envisager la notion de modernisme dans une perspective d’élargissement des frontières, très peu d’auteurs se révélaient alors aptes à intégrer le cercle restreint des producteurs et même des récepteurs des textes novateurs qui présidèrent à la formation du

145 OBERHUBER, A. et al. (dir.), « Introduction », dans Fictions modernistes du masculin-féminin : 1900-1940,

Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 14.

146 À propos de l’avènement de ce « modernisme international », Kenner explique : « Such a modernism

flourished in conjunction with other modernisms, painted, sculpted, danced. These in turn acknowledged new environments created by new technologies: notably, the invasion of the city by the rhythms of the machine […]. » (KENNER, H., « The Making of the Modernist Canon », Chicago Review, vol. 34, no 2, 1984, p. 53.)

147 KENNER, H., loc. cit., p. 53. 148 Ibid., p. 54.

modèle moderniste. Défini surtout à partir d’œuvres d’auteurs anglophones, le canon laissait en effet peu de place aux textes de femmes telles la Néo-Zélandaise Katherine Mansfield, l’Anglaise Virginia Woolf ou l’Américaine H. D. [Hilda Doolittle] ainsi qu’aux questions que leurs œuvres soulèvent en matière d’identités sexuelles et de rôles sexués. Car le processus de canonisation, rappelle Alex Murray dans The Modernist Handbook, limite la compréhension des textes littéraires, généralement au détriment de ceux qui furent disqualifiés des formes élitistes de productions culturelles de l’époque149. Malgré l’influence internationale palpable dans les textes dits modernistes, le processus taxinomique laissait de côté les productions littéraires féminines. Bridget Elliott et Jo-Ann Wallace décrivent la situation à partir d’une perspective double :

Our portmanteau word [(im)positionings] is intented to evoke the interpellation but also the agency of these artists and writers. The women of our case studies were and have continued to be positioned, to varying degrees, on the margins of cultural “modernism” but they also imposed themselves; they were frequently unwelcome but insistent gate- crashers at the (to impose upon Hemingway) moveable feast of “modernism”. They were positioned as both objects and subjects of modernist networks, institutions, and discourses, negotiating (and occasionally acquiescing to) inherited positions and creating new ones150.

Les femmes artistes auraient ainsi développé des stratégies pour prendre une place dans un contexte qui leur en laissait peu. En marge des courants établis, mais en même temps à l’écart des grands noms de la contre-culture avant-gardiste, « they needed to impose themselves on a

public which, for the most part, neither liked the sort of work they produced nor expected it

149 MURRAY, A., « Changes in the Canon », P. TEW et A. MURRAY (dir.), The Modernism Handbook,

London, Continuum, coll. « Literature and Culture Handbooks », 2009, p. 159.

150 ELLIOTT, B. et J. WALLACE, Women artists and writers: Modernist (im)positionings, Routledge, Londres

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from women writers and artists151. » En fait, cela fait saillir la question de l’innovation,

laquelle se trouve problématique vue à partir du prisme canonique. Comme le fait remarquer Claire Buck, « the emergence of modernism as the dominant aesthetic and critical paradigm

narrowed the kinds of formal experimentation that could be linked to progressive work on gender and sexuality152 ». En négligeant les textes de femmes, ceux dont la forme ne correspond pas aux « normes expérimentales » en vigueur, pour employer un oxymore moderniste, ou qui sont produits en dehors du contexte anglo-américain, par exemple, on se prive de tout un pan de la production littéraire d’une époque qui, en bousculant les codes narratifs, a pu cristalliser des enjeux modernistes. Au sujet des discriminations genrées auxquelles a procédé le canon, Rita Felski constate : « Both [Anglo-American and European

modernist] traditions are united in their largely uncritical reproduction of a masculine – and often overtly masculinist – literary lineage that has come under scrutiny from feminist scholars153. » C’est ainsi que la critique littéraire, notamment dans la foulée du développement

des études féministes et des New Modernist Studies, a été amenée à redéfinir le canon moderniste, à l’ouvrir aux femmes écrivains et artistes, aux auteurs plus jeunes ou provenant d’autres cultures. Ont ainsi pu y être intégrées des auteures telles Virginia Woolf, H. D., Katherine Mansfield, Radclyffe Hall, Colette, Gertrude Stein, Mina Loy et Djuna Barnes, entre autres. En ce qui concerne plus spécifiquement les auteures de notre corpus, l’un de leurs principaux apports à la poétique moderniste réside dans les stratégies narratives qu’elles ont mises en œuvre pour attaquer des codes genrés. L’expérimentation moderniste se manifeste

151 Ibid., p. 17.

152 BUCK, C., « “This Other Eden”: Homoeroticism and the Great War in the Early Poetry of H.D. and Radcliffe

Hall », A. ARDIS et L. LEWIS (dir.), Women’s Experience of Modernity: 1875-1945, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2003, p. 64.

aussi dans les thèmes qu’elles abordent. Certaines ont contribué au modernisme littéraire en renouvelant la forme d’expression, d’autres, en innovant dans les thèmes traités154. Pour reprendre les termes de Maren Tova Linett, « modernism needed to execute its daring not only

in terms of form but also in terms of content: it had to unite about women in new ways155 ». L’une des particularités des textes inscrits au corpus se fait jour dans la mise en

fiction de personnages féminins en tant que vecteurs de changements, parmi lesquels des figures de femmes qui écrivent, ce qui constitue une mise en abyme congruente à notre analyse des représentations de femmes nouvelles dans des récits produits par des écrivaines de la première moitié du XXe siècle.

154 Nous verrons dans l’analyse des textes que certaines auteures ont fait preuve d’audace formelle autant que

thématique dans leurs démarches créatives.

155 LINETT, M. T. (dir.), « Modernist women’s literature: an introduction », The Cambridge Companion to