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Une femme nouvelle des Années folles : La Garçonne de

Chapitre 5 La figure de la femme nouvelle 68

5.2 Fictionnalisation de la femme nouvelle 90

5.2.3 Une femme nouvelle des Années folles : La Garçonne de

Dans son roman La Garçonne, publié en 1922, Victor Margueritte met en œuvre diverses stratégies d’écriture pour camper le personnage de Monique Lerbier en tant que modèle féminin hors norme, en « garçonne » de l’entre-deux-guerres. D’entrée de jeu, la narration empruntant la perspective de Monique enfant constate un écart entre les femmes de son milieu et sa tante célibataire qu’elle admire, mais qui n’est pas considérée comme une « vraie

272 HEILMANN, A., New Woman Fiction: Women Writing First-Wave Feminism, New York, Palgrave, 2000,

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femme » : « Monique adore tante Sylvestre. D’abord, toutes deux, elles ne sont pas pareilles aux autres. Les autres, c’est des femmes. […] Tante Sylvestre et Monique, au contraire, sont des filles. Elle, une petite fille […] Et tante, une vieille fille273… » Elle se perçoit donc à l’extérieur du portrait attendu ou à atteindre en matière de féminité. Plus elle vieillit, plus la narration décrit Monique en contraste avec un modèle féminin conventionnel. « Regarde tes amies, Ginette ou Michelle. Voilà de vraies jeunes filles274 », lui lance sa mère dans un

reproche. Elle est décrite comme une « mal élevée275 », un « garçon manqué276 ». « Depuis la guerre, nous sommes toutes devenues, plus ou moins, des garçonnes277 ! », se justifie d’ailleurs Monique. La mère constate aussi chez sa fille une connaissance peu souhaitable des choses de la vie :

Elle eût voulu que Monique, tout en n’étant pas absolument une oie blanche, gardât jusqu’au mariage cette ignorance décente que la mère, à la veille du grand soir, éclaire… Mais sous prétexte d’éducation scientifique, cette franchise qui ne reculait devant rien, même pas, au besoin, devant l’appellation, par leur nom, des organes les plus secrets ! … Non !... Quoi qu’en pensât tante Sylvestre, certains chapitres de l’histoire naturelle devaient, pour les jeunes filles, se borner au règne végétal278.

Puis, Monique fait son entrée en tant que « sujet agissant » à la suite d’une trahison. Elle sera en effet trompée par son fiancé, mais également par ses parents qui ne semblent voir en elle qu’une sorte de monnaie d’échange par son mariage avec Julien Vigneret. Ironiquement, la mère de Monique lui lancera un « sois moderne279 » pour lui signifier qu’elle devrait passer

273 MARGUERITTE, V., La Garçonne, Paris, Éditions J’ai Lu, 1972 [1922], p. 21-22. 274 Ibid., p. 58. 275 Ibid. 276 Ibid. 277 Ibid., p. 59. 278 Ibid., p. 58-59. 279 Ibid., p. 101.

l’éponge sur les incartades de son fiancé. « Le rêve de toute jeune fille est dans le mariage280 », ajoute-t-elle, illustrant le fossé générationnel qui sépare les deux femmes. Face à ce manque de considération, Monique, à l’instar d’autres protagonistes incarnant la femme nouvelle de type garçonne, développe un scepticisme par rapport au mariage. Elle constate le double standard en matière de comportement sexuel et finit par rompre avec son milieu d’origine.

S’ensuit une période d’épanouissement au cours de laquelle Monique se mue en une célibataire autonome financièrement. Elle confie ses aspirations professionnelles et artistiques à Madame Ambrat : « Je crois que je trouverai là [dans la décoration], en même temps que de quoi achever de gagner ma vie, une occupation, et – qui sait ? – un divertissement281 ». Ce constat par rapport au fait d’assurer soi-même sa subsistance fait écho à celui d’une autre femme nouvelle, la vagabonde Renée Néré imaginée par Colette, qui préfèrera l’autonomie et la solitude au mariage. Monique devient ensuite une femme d’affaires créative et prospère qui fréquentera un danseur nu et expérimentera l’homoérotisme : tous les ingrédients sont réunis pour en faire une femme de son temps, c’est-à-dire libre des contraintes de la génération des mères. Elle correspond à la typologie définie par Rachel Mesch pour décrire la mutation de la femme nouvelle de la Belle Époque à celle de l’entre-deux-guerres :

Within a few years, the celebratory modern woman that Femina and La Vie Heureuse had worked so hard to create was supplanted by the heart stopping postwar version of the femme moderne: rebellious younger sister to the New Woman, this willful, sexualized figure – fueled by the media – was associated with sexual freedoms and independence, constituting a direct threat to tradition and family282.

280 Ibid., p. 102. 281 Ibid., p. 130.

282 MESCH, R., Having it All in the Belle Epoque: How French Women’s Magazines Invented the Modern

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Patrick de Villepin, biographe de Victor Margueritte, voit dans ces scènes de la vie sexuelle de Monique la modernité du roman et son contenu choquant :

Roman de la modernité, La Garçonne choque davantage son époque par la mise à nu de la sexualité. Tous les degrés du désir y sont réunis : sensualité, érotisme et pornographie. […] Mais le désir n’est pas uniquement suggéré. Le spectacle de la dépravation et du vice est détaillé avec une évidente complaisance : les soirées louches succèdent aux partouzes283.

Après la rupture avec sa famille, la transformation physique de Monique témoigne aussi d’une virilisation moderne. Ses amies du temps d’avant reluquent les cheveux courts acajou de la garçonne. L’un de leurs compagnons passe la remarque suivante : « Aujourd’hui, pour la femme, c’est le symbole de l’indépendance, sinon de la force. Jadis, Dalila émasculait Samson, en lui coupant les cheveux. Aujourd’hui, elle croit se viriliser, en raccourcissant les siens284 ! » Menant pour un temps une vie dissolue, une « vie de garçon », garçonnière comprise, Monique bouscule les codes de la société bourgeoise dans laquelle elle évolue, ce qui implique pour les hommes qui la fréquentent de faire le deuil d’un certain modèle de femme rassurant. Lorsqu’elle décide de former un couple stable avec Régis Boisselot, la jeune femme s’enlise au fil de la relation dans des rapports inégaux. La crise de jalousie de Régis, à la suite de la « réapparition du danseur nu » lors d’un gala285, illustre les tensions entre l’opinion traditionnelle et la modernité incarnée par Monique. La jeune femme tente d’échapper aux contraintes morales et sociales, mais Régis Boisselot stagne dans un carcan qui

283 VILLEPIN, P. de, Victor Margueritte : la vie scandaleuse de l’auteur de La Garçonne, Paris, François Bourin,

1991, p. 188.

284 MARGUERITTE, V., op. cit., p. 131. 285 Ibid., p. 239-244.

l’empêche de considérer « sa fée moderne286 » comme son égale dans le couple. Cette scène,

révélatrice d’un « trouble dans le genre », – Régis incitera notamment sa bien-aimée à substituer à son apparence androgyne celle d’une princesse à longue chevelure en l’implorant de modifier sa « coiffure de jeune page287 » et de faire pousser ses cheveux – fera ultimement éclater le couple et conduira Monique à éprouver de nouveau la double morale en matière de comportements sexuels.

Mais elle finira par trouver un amour égalitaire auprès de Georges Blanchet, dont la description qu’il fait de Monique, si elle n’est pas directement associée à la femme nouvelle, est néanmoins tout à fait reliée à la recherche de vérité, d’authenticité, propre au modernisme de l’époque, toujours avide d’aller au-delà des apparences :

Tout ce que je sais, Monique, c’est que vous étiez, que vous êtes une fière, une jolie âme, élancée vers tout ce qui exalte la pauvre bonne volonté humaine ! Un être épris de vérité et de justice. Un être que la souffrance, loin de ravaler, a grandi288.

Monique se range et s’ouvre à l’institution du mariage : « La garçonne est morte. Elle aime Georges Blanchet289. » Mais malgré ce choix traditionnel, moral, Margueritte place son héroïne en contraste avec d’autres modèles féminins de l’époque. En considérant les différences entre Monique, d’une part, et les modèles de jeunes filles bourgeoises de la tendance dominante ainsi que de la féministe militante et bonne épouse Madame Ambrat290, d’autre part, on remarque que Monique symbolise un renouveau social ainsi qu’un nouveau système amoureux. Dans le roman, la critique élaborée par l’auteur autour des inégalités

286 Ibid., p. 233. 287 Ibid., p. 231. 288 Ibid., p. 295.

289 VILLEPIN, P. de, op. cit., p. 186. 290 MARGUERITTE, V., op. cit., p. 81.

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sociales entre les hommes et les femmes passe par le personnage de Monique Lerbier, même si cette dernière reconduit certaines traditions. Force est de constater que le terme « garçonne » du titre transcende une mode (cheveux courts, ligne filiforme et look androgyne) et correspond à l’appropriation de comportements associés au masculin, notamment la vie de bohème, l’indépendance sexuelle et financière, la réussite sociale et professionnelle291.

Ce qui frappe à la lecture de ce roman de Victor Margueritte, c’est le scandale que provoqua sa publication en 1922 et qui valut à son auteur qu’on lui retire la Légion d’honneur. En effet, si le personnage de Monique Lerbier incarne le renouveau, d’autres héroïnes nouvelles créées au tournant du XXe siècle cristallisèrent certains enjeux sociaux non consensuels rompant avec les codes normatifs, et les romans qui les mettaient en scène ne suscitèrent pas d’aussi vives réactions négatives. Pensons à certaines questions délicates traitées par les auteures de notre corpus : l’avortement dans La Rebelle de Tinayre, le refus du mariage, dans La Vagabonde de Colette, à l’usage des drogues dans Monsieur Vénus de Rachilde ou encore à l’homoérotisme féminin abordé par Barney et Vivien. Tous ces thèmes reçoivent, sous la plume de Margueritte, un traitement direct. C’est à ces descriptions détaillées que Patrick de Villepin attribue de fait le scandale engendré par le roman :

Margueritte s’attarde longuement sur la description de l’acte sexuel avec Peer Rys. Il décrit aussi bien les troubles lesbiens de Monique qu’une scène de sodomie entre un Noir et un Cinghalais ou les accouplements échangistes dans un bordel292.

On peut penser aussi que les élans émancipatoires de Monique, née d’une plume masculine, purent se révéler choquants dans ce contexte de repeuplement de la France valorisant la

291 Notons que le commerce de décoration de Monique – activité éminemment moderniste au demeurant –

connaît un vif succès auprès de l’élite parisienne.

maternité et le retour aux valeurs traditionnelles. Ironiquement, Rachilde, qui pourfendit tant la femme nouvelle, émit une opinion favorable à l’égard du roman293 : « Seule Rachilde – qui parle en spécialiste de romans osés – prend sa défense dans Le Mercure de France294. » Quoi qu’il en soit, le parfum de scandale qui auréolait le roman contribua aussi à sa grande popularité auprès du lectorat. Le roman fut adapté au cinéma à quatre reprises (1923, 1936, 1957 et 1988). On ne s’en étonnera guère, ici comme dans d’autres domaines, la population se montra plus ouverte aux nouveaux modèles féminins que les institutions.

Modelée à partir d’une côte féministe, répondant aux préoccupations contemporaines en matière de représentation du féminin et figure moderniste par l’ambiguïté et la diversité des modèles qu’elle incarne, la femme nouvelle reconfigure le féminin de façon kaléidoscopique. Elle rompt à maints égards avec certains modèles et reconduit des traditions à d’autres égards. Cela ne fait aucun doute, les figures féminines qui peuplent l’espace public et fictionnel durant la première moitié du XXe siècle sont protéiformes, ambivalentes et souvent agents perturbateurs, tiraillées entre rupture, rémanences et renouveau. Il est permis de croire que leurs représentations moins codées dans les textes littéraires que dans les discours sociaux abordés s’introduirent dans la société et contribuèrent à un entérinement plus généralisé de la population envers des visions renouvelées du féminin. À cet égard, les auteures du corpus innovèrent de façon plus ou moins marquée dans les stratégies scripturaires employées pour les mettre en valeur.

293 Sur la réception de La Garçonne, voir HEWITT, N., « Victor Margueritte and the Reception of La Garçonne:

Naturalism, the Family and the Ordre Moral », Nottigham French Studies, vol. 23, no 1, 1984, p. 37-50. 294 VILLEPIN, P. de, op. cit., p. 193.