• Aucun résultat trouvé

La médiatisation des femmes nouvelles 73

Chapitre 5 La figure de la femme nouvelle 68

5.1.2 La médiatisation des femmes nouvelles 73

Éminemment présente dans l’imaginaire social notamment en raison des directeurs de magazines qui multiplient ses portraits dans les pages de leurs publications, des publicitaires qui ont recours à son image pour mousser leurs produits, des directeurs de théâtre201 qui flairent la bonne affaire en mettant à l’affiche des pièces qui lui sont consacrées et, aussi, du cinéma naissant qui la magnifie sur ses écrans202, la figure de la femme nouvelle relève en

partie d’une abstraction qui ne rend pas forcément compte de la réalité sociale ambiante, bien que les deux s’influencent mutuellement. Selon Martine Antle, les nouvelles représentations du féminin qui envahissent l’espace public à la Belle Époque oscillent entre l’image d’une femme libérée et celle d’une femme aliénée :

Une certaine émancipation de la femme devient plus visible dans la sphère publique, et pourtant en même temps, la femme continue à être prise dans des circuits de représentation traditionnels, et du point de vue de l’art et de la publicité, elle n’en demeure pas moins exclue des modes de production203.

En fait, l’iconographie codée de la femme nouvelle et sa grande popularité font en sorte qu’elle est souvent perçue comme un produit associé à la culture massifiante. Le phénomène moderne de la célébrité découlant des médias de masse qui se sont développés au cours du XIXe siècle n’y est certainement pas étranger204. Cet argument a d’ailleurs été largement utilisé par les institutions pour miner la crédibilité de la femme nouvelle. En outre, le désir de

201 Rappelons qu’à l’époque, le théâtre fait l’objet d’une transformation, amorcée au XIXe siècle, en industrie

culturelle. Il fait partie d’un marché du divertissement.

202 On pense par exemple à Louise Brooks présente au grand écran, dans les années 1920, aux États-Unis et en

Europe.

203 ANTLE, M., « Mythologie de la femme à la Belle Époque », L’Esprit Créateur, vol. 37, no 4, hiver 1997, p. 9. 204 Au sujet des rapports qu’entretiennent les femmes auteurs avec la célébrité, voir HAWKINS, A. R. et

M. IVES, Women Writers and the Artifacts of Celebrity in the Long Nineteenth Century, Burlington, Ashgate, 2012.

liberté qu’elle incarne, notamment la liberté sexuelle, déclenche chez une certaine tranche de la population un sentiment de menace : « […] woman in general but particularly the New

Woman was the very embodiment of the degeneration and duplicity of the social order itself 205 », explique Linda Nochlin au sujet du travail des artistes George Grosz et Otto Dix. Cette perception était bien palpable, particulièrement dans la société française de l’entre-deux- guerres.

Figure réelle et fictionnelle, irritante autant que fascinante, la femme nouvelle se révèle protéiforme, puisqu’elle se construit en fonction de divers imaginaires sociaux et besoins commerciaux. Il était question plus haut de la présence des écrivaines dans les magazines féminins. En fait, ces derniers firent aussi la part belle aux figures de femmes nouvelles en général. Les reportages captant le réel de femmes adeptes d’activités non conventionnelles abondent dans ces publications : elles sont sportives, aviatrices, voyageuses, etc. Selon Guillaume Pinson, des magazines comme Femina et La Vie heureuse font éclater le cadre rigide de la revue mondaine par le remplacement de la gravure par la photographie, entre autres, ainsi que par l’image de la femme qui y est projetée, laquelle aurait contribué à « désamorcer la peur de la masculinisation des femmes206 ». Au sujet des changements de

perceptions dont fait l’objet la femme nouvelle dans les magazines féminins, il observe : « […] dans la presse mondaine et féminine, l’angoisse de la femme masculinisée s’est transformée progressivement en revendication, ou du moins laisse place aussi à l’évocation grisante d’une forme de libération207. » Cette mutation correspondrait, selon lui, au « moment

205 OTTO, E. et V. ROCCO (dir.), op. cit. p. ix.

206 PINSON, G., « La femme masculinisée dans la presse mondaine française de la Belle Époque », Clio.

Histoire, femmes et sociétés, no 30, 2009, p. 227. 207 Ibid., p. 223.

75

où la vieille revue mondaine va progressivement se fondre dans celle, plus moderne et mieux stabilisée, du magazine féminin208 ». Se dégagent de ces images véhiculées par les magazines féminins les contours d’une femme moderne, certes, c’est-à-dire qui écrit, pratique un sport, voire une profession, mais toujours ancrée en dehors de ces activités hors normes, dans une assignation fixe du féminin, soit une fonction d’épouse ou de mère, vouée principalement à l’abnégation. Mais pour Rachel Mesch, cette représentation d’une féminité française moderne construite dans Femina et La Vie heureuse selon des visions stéréotypées de la féministe et de la femme nouvelle a imprégné la culture française dans la durée. Elle explique, à propos de l’influence de ces deux magazines :

Thanks to their savvy exploitation of photographic technologies, their embrace of new artistic currents and literary trends and their exquisite presentation of famous women, theses magazines became the arena through which a powerful model of French femininity emerged – one that has exerted a lasting, if rarely recognized, influence on French expression209.

En somme, à divers égards, force est de constater que les magazines féminins participèrent à la construction d’un modèle de femme moderne210, mais en réconciliant ses activités « masculines » à ses rôles traditionnels. Ces représentations, moins transgressives que celles des bas-bleus ou des féministes engagées sont néanmoins codées, ce qui put infléchir

208 Ibid., p. 218-219.

209 MESCH, R., Having it All in the Belle Epoque: How French Women’s Magazines Invented the Modern

Women, Stanford, Stanford University Press, 2013, empl. 115 [version Kindle].

210 Au sujet de la représentation de la femme nouvelle dans les magazines féminins, on lira avec profit

MESCH, R. « Vers une nouvelle iconographie de la femme écrivain : Femina, La Vie Heureuse et la presse féminine de la Belle Époque », dans Genre, Arts, Société : 1900-1945, P. IZQUIERDO (dir.), Paris, Amis d’Axieros, 2012 et MESCH, R., Having it All in the Belle Epoque: How French Women’s Magazines Invented the Modern Women, Stanford, Stanford University Press, 2013. L’article de Guillaume Pinson « La femme masculinisée dans la presse mondaine française de la Belle Époque », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 30,

2009, p. 211-230, fait état des mutations dans les représentations de la femme virilisée dans la presse mondaine de la Belle Époque. Il démontre également, exemples à l’appui, l’ambiguïté éditoriale de ces revues au regard du féminisme, c’est-à-dire le clivage entre les modèles émancipés des femmes qui font l’objet de reportages et les chroniques mondaines émanant de plumes masculines aux idées traditionnelles.

positivement le niveau d’acceptation, dans la société française de l’époque, des activités nouvelles pratiquées par la femme moderne. Car ce modèle féminin inédit fascine la population à un point tel que les publicitaires y ont recours pour mousser la vente de leurs produits.

Au XIXe siècle, l’espace public parisien fit l’objet d’un réaménagement considérable en raison des travaux de Haussmann, notamment. Cette réorganisation urbaine offrait un site privilégié pour la communication commerciale sous forme d’affichage. Palissades, colonnes Morris, vespasiennes, etc., tous ces éléments du mobilier urbain accueillaient des images qui ornaient les grands boulevards parisiens et assuraient aux annonceurs une grande visibilité à leurs produits ou services. Parallèlement à cet affichage disséminé dans la ville, le développement et la démocratisation des techniques d’impression au milieu du XIXe siècle firent en sorte que

des illustrations publicitaires émaillaient aussi les journaux de l’époque. Dans les premières décennies du XXe siècle, la femme nouvelle occupa cette place dans l’espace public, car elle présentait un attrait indéniable pour les publicitaires qui utilisaient largement son image sur des affiches ou dans des annonces publiées dans des journaux et des magazines. « Le message publicitaire […] doit à la fois euphoriser et troubler, donner l’avant-goût du plaisir et l’appel du plaisir211 », et la modernité associée à ce modèle féminin nouveau genre se révélait efficace. La publicité doit également présenter « au consommateur, à des fins d’identification, une image de lui-même conforme à ses attentes ; celles-ci étant fonction de l’environnement socioculturel et par là même normatives, elle doit, en première analyse, s’y conformer212 ». À cet égard, le recours à la figure de la femme nouvelle constituait un précédent. En effet,

211 Edgar Morin, cité par Armand Dayan dans La Publicité, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003 [9e édition]

p. 3.

77

Ruth E. Iskin constate que les affiches, de façon plus marquée que les illustrations publiées dans la presse au XIXe siècle, influencèrent aussi les sujets qu’elles représentaient dans la mesure où ces publicités cherchaient, au début des années 1900, à séduire les femmes en tant que consommatrices213.

Ces objectifs publicitaires éclairent les perceptions généralisées dans la société parisienne à l’égard de la femme nouvelle. La récupération214 de son image par les publicitaires constitue

un signe indéniable de ce glissement, dont il était question plus haut, vers des représentations plus positives de la femme émancipée dans l’espace social. Toutefois, prévient Ruth E. Iskin, les annonces publicitaires ne portent généralement pas de messages directement féministes. Ces derniers seraient plutôt implicites. Il s’agit d’un constat qu’il est possible d’émettre au sujet des autres modes de représentation des femmes nouvelles, lesquels évitent souvent de choquer et misent plutôt sur une forme de séduction. Il n’en demeure pas moins que l’exhibition de femmes dans des activités non conventionnelles, c’est-à-dire en train de pratiquer des sports, de conduire une automobile, de travailler, fait poindre une certaine homologation de ces comportements de la part des contemporains et cela même s’ils ne sont pas généralisés dans la population. Aussi, le caractère autoréflexif de la publicité évoqué plus haut transparaît : l’affiche occupe l’espace public urbain et s’adresse à la consommatrice parisienne susceptible d’apprécier ces images durant ses promenades. Le fait de s’adresser aux femmes en tant que consommatrices actives met de l’avant, selon Iskin, une sorte d’appel à leur agentivité, car ces publicitaires « considered women as spectator with a measure of

213 ISKIN, R. E., « Popularising New Women in Belle Epoque Advertising Posters », dans ‘A Belle Époque?’,

D. HOLMES et C. TARR (dir.), op. cit., p. 96.

214 Toujours selon Armand Dayan, « la publicité est récupératrice : elle ne crée pas, elle amplifie ; elle n’invente

agency215 ». En d’autres termes, si les images de femmes étaient auparavant utilisées sur le

mode de la séduction pour inciter les hommes – seuls détenteurs du pouvoir économique leur permettant de se procurer des biens de consommation – à désirer un produit ou un service, au début du XXe siècle, un changement s’opère, dans la mesure où l’on s’adresse désormais à la femme moderne en tant que personne dotée de moyens pécuniaires216. En somme, on « récupère », pour reprendre le terme de Dayan, l’image de la femme nouvelle pour la séduire elle-même.

Il y a dans ce domaine une manifestation tangible des transformations auxquelles assiste la société française en matière de rôles sexués, mais la peur que suscite ce nouveau modèle féminin semble s’estomper (du moins à la Belle Époque, puisque les inimitiés envers la femme nouvelle reviennent en force dans l’entre-deux-guerres, période durant laquelle se dessine une sorte de montée antiféministe). On constate toutefois que ses représentations dans le discours social de l’époque ne convergent pas nécessairement avec la réalité des femmes, lesquelles incarnent des modèles pluriels qui engendrent des perceptions tout aussi diversifiées.