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Dʼabord spontanés, les phénomènes de gentrification ont rapidement attiré lʼattention des administrations locales en raison du capital financier présumé des couches moyennes qui en sont à lʼorigine. En effet, depuis quelques décennies, les administrations municipales nord-américaines ont cherché de diverses manières à renverser la tendance du centre à se dépeupler ainsi quʼà stimuler la revitalisation et le redéveloppement des centres-villes en tant que milieux de vie (Ley 1996).

Ces efforts sʼappuient sur des raisonnements divers, que nous avons regroupés en deux catégories, moins par souci dʼexhaustivité que parce que cette distinction va permettre dans le deuxième chapitre de mieux saisir la réalité montréalaise.

Le premier type dʼarguments découle dʼun raisonnement dʼordre politique et économique sur la compétitivité urbaine. Dans cette perspective, on cherche à dynamiser la ville centre par rapport à la périphérie, généralement dans le but de consolider lʼassiette fiscale ou pour rétablir le poids politique de la ville dans lʼagglomération. Parce quʼil sʼinscrit dans une logique traditionnelle de développement, il sʼagit dʼun raisonnement assez répandu dans les élites locales, notamment chez les gens dʼaffaires. Comme nous pourrons le constater dans le prochain chapitre, il fait son apparition à Montréal vers la fin des années soixante-dix.

Le second type de raisonnement, que lʼon pourrait qualifier de « socio-urbanistique », fait référence à une certaine conception de la bonne ville, qui doit être dense, mixte, riche dʼun patrimoine bâti varié et distinctif, etc. Cʼest ce que David Ley (1996) appelle lʼidéologie de la ville conviviale, et qui consiste en un retour au vernaculaire (un urbanisme à lʼéchelle humaine) que certains auteurs ont dʼabord appelé urbanisme postmoderne ou néotraditionnel, et qui se fond de plus en plus dans le courant du développement urbain durable. Ce courant est fortement inspiré des écrits de Jane Jacobs (1961) et de William H. Whyte (1988) sur les quartiers urbains des années 1950 et 1960. Il se fonde ainsi sur un rejet des préceptes modernistes. En Amérique du Nord, ce type de raisonnement sʼaccompagne souvent dʼune fétichisation de la ville traditionnelle ou de la ville européenne. En pratique, comme lʼont souligné certains théoriciens du design urbain, cette position se manifeste par une volonté de combler les «  vides  » laissés par la ville moderne, le lost space de R. Trancik (1986) et de favoriser une «  réappropriation  » des espaces publics en générant une «  vie entre les bâtiments  », selon lʼexpression de Jan Gehl (1987).

Longtemps soutenues par des groupes dʼintérêts distincts - chambres de commerce et coalitions politiques dʼun côté; milieu associatif, nouvelle classes moyennes et professionnels de lʼaménagement de lʼautre - ces deux positions tendent de plus en plus à se rejoindre. En effet, lʼidée selon laquelle les membres dʼune classe créative internationale seraient dorénavant le principal facteur de production dʼune nouvelle économie axée sur le savoir et que ces jeunes créatifs chercheraient une tolérance et une ouverture dont le centre-ville constitue le lieu dʼexpression privilégié a récemment connu une grande popularité. En effet, selon la thèse centrale de lʼéconomiste Richard Florida (2002; 2003), ce ne sont pas les membres de cette classe créative qui migrent pour suivre les opportunités dʼemploi mais lʼinverse: les entreprises, de plus en plus mobiles, tendent à se concentrer dans les lieux où il existe une forte concentration de « capital créatif ». Les villes les plus aptes à attirer cette classe nomade seraient ainsi les plus prospères:

« They are succeeding largely because creative people want to live there. The companies follow the people—or, in many cases, are started by them. Creative centers provide the integrated ecosystem or habitat where all forms of creativity—artistic and cultural, technological and economic—can take root and flourish. » (Florida 2003, p. 9)

Pour Florida, lʼaptitude des villes à attirer et retenir ce nouveau capital volatile repose donc sur leur capacité de modeler lʼespace urbain sur les préoccupations de la classe créative: « What they look for in communities are abundant high-quality experiences, an openness to diversity of all kinds, and, above all else, the opportunity to validate their identities as creative people » (Florida 2003, p. 9).

Dans cette perspective, le repeuplement du centre-ville nʼest donc plus seulement une arme contre lʼétalement urbain, mais aussi un atout dans une économie de villes globales toutes plus «  urbaines  » et «  créatives  » les unes que les autres, des villes très conscientes de lʼimage de marque que peut représenter un centre-ville dynamique. Notons quʼen dépit des nombreuses critiques dont elle a été lʼobjet (Glaeser 2005; Peck 2005), cette théorie de la classe créative est dʼautant plus rassembleuse quʼelle réunit les deux types dʼarguments, les «  politico-économiques  » et les «  socio-urbanistiques  », ce qui donne dʼautant plus de vigueur aux stratégies de repeuplement du centre-ville et qui empreint dʼune légitimité nouvelle lʼinterventionnisme municipal en habitation.

Cette idéologie du centre convivial, créatif et mixte a aujourdʼhui délogé le mouvement moderne et son centre des affaires monofonctionnel comme courant dominant en urbanisme, et elle jouit désormais dʼune large diffusion auprès des administrations locales dans le monde occidental. Pour le politique, ce nouveau paradigme permettrait ainsi, par le biais de lʼaménagement, d'harnacher les avantages comparatifs de lʼespace des lieux pour mieux sʼaccrocher à lʼespace des flux afin de prendre place dans un archipel mondial de plus en plus exclusif.

Ce changement de paradigme urbanistique ne touche cependant pas toutes les villes au même moment. Certains contextes locaux sʼavèrent en effet nettement moins perméable à cette idéologie de la ville conviviale. Nous allons donc maintenant montrer comment lʼobjectif de repeuplement du centre-ville a graduellement pris forme dans le contexte social et politique montréalais pendant la seconde moitié du 20e siècle.

Le présent chapitre prend donc la forme dʼun survol chronologique de lʼévolution des attitudes et des agissements de lʼadministration municipale montréalaise à lʼégard de lʼhabitation et du centre-ville, et plus particulièrement des différents points de rencontre entre ces deux enjeux. Il tente ainsi de faire ressortir certaines décisions qui ont permis lʼémergence des stratégies de repeuplement qui seront examinées plus en détail dans le quatrième chapitre. Notre objectif étant de mettre en relief les conditions ayant mené au développement de nos cas dʼétude, cʼest-à-dire les faubourgs du Vieux-Montréal, ce survol sʼarrête à lʼannée 2001, année de la fusion « forcée » de toutes les municipalités de lʼîle de Montréal par le gouvernement du Québec. Au jour de cet événement, qui chambarde tant les structures municipales que les objectifs urbanistiques quʼelles sʼétaient fixés, la planification des faubourgs est en effet pratiquement achevée.

Il peut sembler incongru de centrer une telle chronologie sur lʼadministration municipale dans la mesure où lʼhabitation relève, au Canada, du domaine des gouvernements fédéral et provinciaux7, les municipalités nʼayant traditionnellement conservé que les pouvoirs

résiduels que ces paliers de gouvernement voulaient bien leur déléguer. Cʼest parce que lʼhabitation est ici envisagée dans une perspective urbanistique, en tant que fonction urbaine plus que comme le comblement dʼun besoin essentiel, que nous avons fait ce choix.

Montréal demeure néanmoins, à lʼinstar des autres municipalités du Québec, une «  créature  » du gouvernement provincial qui en détermine et délimite les pouvoirs. Pour les grands projets dʼurbanisme comme pour lʼhabitation, lʼadministration municipale est

7 Le partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les provinces nʼest pas clairement énoncé

dans la constitution canadienne. Divay et al. (2005, p. 13) soulignent cependant que «  dans les faits, les dimensions économique, sociale et dʼaménagement font que les deux niveaux de gouvernement interviennent en ce domaine ».

ainsi fortement dépendante du financement ad-hoc des niveaux supérieurs de gouvernement. Cʼest donc dans un contexte délimité en grande partie par des décisions émanant dʼOttawa ou de Québec que les pouvoirs publics locaux tentent de manoeuvrer. Il y aurait très long à dire sur lʼévolution de ce contexte mais nous nous contenterons ici, après avoir brièvement présenté le cadre de cette influence, dʼidentifier et dʼexpliquer les principales interventions des gouvernements supérieurs, afin dʼalimenter une série de changements dont lʼadministration municipale demeure en tout temps le maître-dʼoeuvre. En effet, lʼenvergure nationale ou provinciale des programmes gouvernementaux en habitation laisse généralement une marge de manoeuvre substantielle aux administrations locales. Ainsi, «  les municipalités sont actives en habitation par des mesures qui dépassent leurs activités réglementaires usuelles à lʼégard du bâti. Elles mettent en oeuvre les programmes des gouvernements supérieurs ou encore elles prennent des initiatives qui leur sont propres  » (Divay et al. 2005, p. 34). Cette capacité des pouvoirs publics locaux dʼaménager les programmes gouvernementaux a un impact significatif sur les quartiers urbains, «  les pratiques dʼaménagement [que les municipalités adoptent pouvant] se révéler plus ou moins favorables à lʼaccessibilité au logement » (Divay et al. 2005, p. 34).

Enfin, dʼautres acteurs ont contribué à faire de cet objectif un enjeu urbanistique pour Montréal: la population en général, le milieu associatif et communautaire, les médias et le milieu des affaires ont cherché de façon plus ou moins fructueuse à influencer lʼadministration. Nous tenterons dans ce chapitre de faire état le plus fidèlement possible de leur contribution.