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Renversement de la conception palliative des entreprises sociales

La piste qui semble être la condition sine qua non de leur développement est celle d’un renversement du système de croyances (ou de la conception) prévalant actuellement, selon lequel les organisations du tiers secteur, et donc les entreprises sociales, n’auraient qu’un rôle palliatif ou substitutif à l’État et au marché dans la prise en charge de problème sociaux. Pour ce faire, nous suggérons de reprendre notre cadre d’analyse sur les approches du tiers secteur. Ces dernières sont à considérer comme un outil de réflexion et de changement. Elles nous permettent de montrer que si l’on veut parler d’un véritable partenariat entre les entreprises sociales d’insertion et les autres acteurs sociétaux (dont l’État et le marché), celles-ci doivent être reconnues dans leurs dimensions et rôles spécifiques et complémentaires aux autres acteurs sociétaux (au niveau de la prise en charge des problèmes sociaux, mais encore de leur intégration comme interlocuteur dans la prise de décision). Par conséquent, le développement des entreprises sociales ne pourra se faire sans la reconnaissance notamment des pouvoirs publics et de leur soutien (ressources financières, influence dans la prise de décision), avec tous les risques d’instrumentalisation du monde associatif que le recours à l’aide publique implique (Pittet 2003 : 7), mais aussi toutes les opportunités (par exemple, plus d’autonomie, plus de force de négociation) liées à un État « réflexif » (Cattacin 2005)136.

Toutefois, le concept de reconnaissance ne doit pas être entendu que dans le sens d’une relation unilatérale, comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, mais bien davantage dans le sens d’une relation bilatérale. Les entreprises sociales d’insertion peuvent en effet influencer cette relation de reconnaissance mutuelle entre elles- mêmes et les différents acteurs sociétaux, afin de se faire admettre comme partenaire à part entière, complémentaire au marché et à l’État. Cette lutte de reconnaissance de la part des organisations de la société civile en général n’est d’ailleurs pas récente137. Certes, l’urgence gestionnaire (due notamment aux exigences croissantes des bailleurs au niveau des résultats, la baisse de certaines subventions et un marché très concurrentiel pour écouler les biens et services produits par les entreprises sociales) à laquelle les entreprises sociales ont eu à faire dès leur création a laissé peu de place à la réflexion critique en général et sur les limites (et les questions éthiques, voire politiques) de leur action palliative en particulier (Dunand 2004 : 27). Ce n’est que récemment qu’elles commencent à faire de la place à une discussion sur les limites d’un travail palliatif : par exemple, les entreprises sociales sont- elles les brancardiers d’un système économique incapable d’inclure l’ensemble des personnes qui le souhaitent dans le marché du travail ? (Idem 2004 : 27).

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Voir les notes de cours de Cattacin, Sandro (2005). La vie associative. Université de Genève. Département de sociologie. 137

CH A P I T R E 11 : PI S T E S D E D É V E L O P P E M E N T D E S E N T R E P R I S E S S O C I A L E S D’I N S E R T I O N E N SU I S S E

Cela dit, cette influence de la part des entreprises sociales d’insertion pour être reconnues par les acteurs sociétaux peut se faire de plusieurs manières. Voici quelques exemples.

D’abord, pour se faire reconnaître comme partenaire dans leur dimension économique qu’est leur objectif de production sur un marché, les entreprises sociales d’insertion devraient adopter les mêmes conditions de développement que celles des entreprises privées à but lucratif. Autrement dit, les entreprises sociales d’insertion ne peuvent exister sur le marché, par le biais de leurs activités commerciales, sans observer les règles et une organisation proche de celles rencontrées par les entreprises commerciales oeuvrant selon le principe de la logique marchande. Il est ainsi nécessaire pour elles de s’approcher au mieux des exigences du marché, en faisant appel notamment à des études de marché138, en proposant un travail réel progressif aux bénéficiaires, en mettant l’accent sur la qualité, l’efficacité et la ponctualité au travail, ainsi qu’en proposant éventuellement des stages en entreprises privées139. En ce qui concerne la peur de la concurrence de la part de ces dernières, les entreprises sociales peuvent montrer leur complémentarité sur des marchés ou s’orienter vers des besoins non satisfaits par le marché.

Ensuite, pour se faire reconnaître comme partenaire dans leur dimension sociale qu’est leur objectif d’insertion, les entreprises sociales d’insertion devraient notamment travailler en réseaux avec d’autres acteurs sociaux, comme d’autres entreprises sociales. Le but est, entre autres, de se donner une identité et visibilité communes, mais aussi de développer un travail d’influence des politiques publiques en montrant leurs spécificités. Comme l’avance Dunand (2004 : 28), en Suisse, la multiplicité des politiques de (ré)insertion des cantons et communes et l’absence d’un réseau associatif à la fois intersectoriel et intercantonale ont été notamment des freins à la structuration du champ de l’insertion par le travail et, plus particulièrement, des entreprises sociales. En effet, les structures nombreuses d’insertion par le travail ne sont souvent que peu coordonnées entre elles, ou que par des liens sectoriels (social, handicap, formation notamment) (idem 2004 : 3). En ce qui concerne les entreprises sociales, selon leurs types de bénéficiaires et bailleurs de fonds, elles peuvent faire partie de l’association des organisateurs de mesures actives (AOMAS140) ou des institutions suisses pour personnes handicapées (INSOS). Toutefois, on ne trouve pas de collectifs institutionnalisés suisses d’entreprises sociales d’insertion, comme c’est le cas dans d’autres pays, outre l’association genevoise pour la promotion de l’économie sociale et solidaire (APRÈS), nouvellement créée, et le Réseau lémanique économie solidaire / entreprises sociales (Résol) qui entre-temps s’est dissous. Par exemple, au Québec, œuvre le Collectif des entreprises d’insertion qui a été créé en 1996. Enfin, les réseaux avec d’autres acteurs sociaux devraient aussi faciliter le placement des bénéficiaires lorsqu’ils quittent l’entreprise sociale (Pittet 2003 : 8). Ceci d’autant plus qu’il n’y a pas de mesure légale qui facilite le passage d’une entreprise sociale à un emploi dans un service public ou dans une entreprise commerciale (Dunand 2004 : 36).

Enfin, les entreprises sociales d’insertion peuvent parvenir à se faire reconnaître comme partenaire dans leur dimension politique qu’est la participation de diverses parties prenantes en leur sein. À cet égard, elles devraient concrétiser cette volonté d’intégrer divers publics dans leurs organes décisionnels. Plusieurs auteurs européens insistent sur la nécessité d'adopter un modèle multistakeholders par rapport à ses apports : meilleure appréhension de l’objectif d’insertion et réponse à des niches de marché non satisfaites.

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En effet, pour trouver des niches de marchés, il faut d'abord faire une étude de marché approfondie. Une entreprise sociale doit en particulier s'assurer qu'elle bénéficie d'un avantage compétitif durable sur ses concurrents actuels et surtout futurs (Rey 1999).

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Certaines entreprises sociales interviewées nous ont mentionné que des moyens comme les stages semblent être efficaces autant pour le bénéficiaire (travailler dans un contexte non « protégé »), que pour l’entreprise sociale (se rendre compte des exigences du marché).

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’AOMAS, initialement centrée sur les mesures actives de la loi sur l’assurance-chômage (LACI) a maintenant pour ambition de couvrir tout le champ de la (ré)insertion en Suisse, depuis l’assurance invalidité jusqu’aux mesures cantonales et communales.

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