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Renforcement des rapports sociaux de sexe

CHAPITRE 5 : L’EXPÉRIENCE ET LES EFFETS DU PARRAINAGE

5.4 Les effets du parrainage sur la vie des femmes

5.4.2 Renforcement des rapports sociaux de sexe

D’après la sociologue française Danièle Kergoat (2010 : 64), les rapports sociaux de sexe s’expriment à travers la division sexuelle du travail. Cette division aurait deux principes organisateurs : le principe de séparation (des travaux des hommes et des travaux des femmes) et le principe de hiérarchie (le travail des femmes a une valeur moindre que celui des hommes).

Dans ma recherche, j’ai constaté que le parrainage, de par sa formulation, constitue une procédure qui renforce la division sexuelle du travail (ou devrait-on dire gestationnelle?27).

Les femmes parrainées sont assignées en grand nombre à la sphère privée ou reproductive à cause, entre autres, de la méconnaissance des langues officielles à leur arrivée, de leur difficulté à faire reconnaître leurs diplômes obtenus à l’étranger et de leur dépendance économique et sociale face à leur conjoint/parrain. Les parrains pour leur part sont assignés à la sphère publique puisque, entre autres, ils sont les responsables économiques des femmes parrainées, c’est-à-dire qu’ils assument le rôle de pourvoyeurs de la famille. Ce renforcement de la division sexuelle déséquilibre les rapports sociaux de sexe dans le couple.

Notre recherche montre aussi que la quasi-totalité des femmes passent d’une vie autonome à une vie de dépendance financière, sociale et légale. L’isolement dû à la langue, la non-

27Rappelons que d’après la philosophe et activiste queer Beatriz Preciado, ce terme fait référence à

l’analyse marxiste de la production qui renvoie au travail spécifique de la reproduction des bio- femmes. Elle préfère alors de parler en termes de division sexuelle entre les sexes comme sujets

reconnaissance des diplômes, les problèmes de santé et le fait qu’elles prennent en charge les enfants sont autant d’éléments qui indiquent que ce ne sera pas facile de sortir de cette dépendance. Cette position engendre par ailleurs des rapports de pouvoir inégaux.

Mes données montrent que les femmes immigrent souvent pour favoriser le travail du conjoint, même si elles avaient un travail dans leur pays, comme c’est le cas de Teresa :

Je suis venue toute seule avec mon sac et ma valise, c’est tout ce que j’ai apporté parce que je venais juste pour un mois. J’ai dû rejeter un contrat pour une chaîne d’hôtellerie. C’était en principe un travail qui pouvait s’étendre jusqu’à deux ans, très intéressant pour moi et bon, j’ai dû prendre une décision. J’ai pris la décision de rester et j’ai laissé passer ce contrat. Lui, il m’a dit qu’il allait faire son possible pour que je sois bien ici, c’est pour ça que je suis restée, mais ce n’était pas mon intention au début (Teresa).

Dans la plupart des cas, les conditions de travail du conjoint sont nettement plus avantageuses que celles des femmes, ce qui les pousse à choisir la stabilité de l’emploi à celui qui offre de meilleures conditions de travail28. C’était le cas de Carmen :

Il m’a expliqué : ici j’ai un bon travail, tu peux aller quand tu veux en République tchèque, mais si on est en République tchèque et qu’on n’a pas de travail, je ne peux pas aller au Canada quand je veux, alors… (Carmen).

Il en est de même pour Cristina, qui soutient qu’«il [son conjoint] pouvait travailler ici, c’est ce qui nous maintenait, toujours son travail à lui». On peut voir bien comment le travail du conjoint conditionne chez plusieurs répondantes non seulement leur décision d’immigrer, mais aussi leur dépendance économique vis-à-vis celui-ci.

Le déséquilibre dans le couple s’est clairement manifesté dans le cas de Bimba. Elle a eu du mal à sortir de la maison pour suivre des cours de formation car son conjoint a utilisé des

28 Il est à noter qu’encore aujourd’hui au Québec les travailleuses reçoivent un salaire inférieur à celui des hommes. Ce type de discrimination systémique répond au fait que divers aspects du travail des femmes ne sont pas considérés à leur juste valeur dans leur rémunération, ce qui contribue aussi à l'écart salarial entre les emplois féminins et les emplois masculins. C’est pourquoi l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité la Loi sur l’équité salariale au printemps 2009, qui a pour but de favoriser et faciliter l’atteinte et le maintien de l’équité salariale dans toutes les entreprises de 10 personnes salariées ou plus. (Source:

tactiques de boycottage pour l’empêcher de s’émanciper, en plus d’utiliser d’autres mécanismes de contrôle dont je parlerai plus tard.

Je voulais m’inscrire à cette formation, mais lorsque je voulais m’inscrire c’était la dernière journée. Je sais pas si c’est parce que c’est lui qui l’a fait exprès, parce que je ne savais pas comment ça marche ici […], alors quand il a vu que j’insistais pour faire mes études, il m’a amenée avec lui, alors on est partis la dernière journée, je crois qu’il a fait ça exprès pour… c’est comme s’il fallait attendre l’autre session puis après c’est comme si je me suis désintéressée à étudier à force du stress que j’ai vécu (Bimba).

Pour les répondantes qui avaient de jeunes enfants, il semblait aller de soi qu’elles soient confinées à la sphère privée pendant que leur conjoint occupait un emploi, mais ceci n’est pas uniquement le cas des femmes parrainées ou des femmes immigrantes29.

L’assignation prioritaire des femmes au travail domestique et parental rend leur présence sur le marché de travail problématique, surtout lorsqu’elles ont des enfants et que l’organisation de la vie quotidienne, dont elles ont la charge, est compliquée des multiples contradictions entre les exigences du travail productif et reproductif (Charron, 2013: 200).

On arrive avec un enfant de 11 mois, j’ai vécu un an : tombé enceinte, tu sais? Ça fait comme… en même temps tu es dépendante, tu ne fais rien, qu’est-ce que tu fais? Tu fais l’amour, tu fais des bébés! C’est comme… je vivais un peu la vie contre laquelle j’ai lutté pour ne pas avoir parce que… quand je voyais ma mère tout arrêter pour avoir ses enfants, fini l’école, fini le travail, mon père… tu sais? C’était le modèle traditionnel, et j’étais là-dedans : la maman, la maison […] C’était vraiment des belles années, mais professionnellement moins […] Le parrainage aussi, tu sais? Je ne sais pas, je n’ai pas pris vraiment le temps, j’étais comme… dans la vague… j’arrivais, ça m’a pris quand même 3-4 ans pour pouvoir commencer à être plus autonome (Maria).Au cours de

29 En fait, l’assignation des femmes aux soins des enfants n’est pas l’affaire exclusive des

communautés culturelles. Dans une étude publiée en 2011 par le Ministère de la Famille et des Aînés du gouvernement du Québec sur les pères du Québec et les soins et l'éducation des jeunes enfants, «on constate que c’est la mère qui assume toujours ou le plus souvent les tâches d’habiller les enfants, de rester à la maison lorsqu’ils sont malades et d’aider les enfants avec leurs devoirs dans plus de six familles sur dix» (Gouvernement du Québec, 2011: 53). D’autres tâches comme amener les enfants à l’école est aussi une tâche assumée par les mères, mais en moindre mesure. «Le constat général dégagé jusqu’à maintenant est celui d’une participation relativement faible des pères aux tâches parentales, même si ce propos doit être nuancé selon la nature de la tâche

cette entrevue, Maria m’a confié comment les circonstances étaient propices pour qu’elle reste à la maison. Son conjoint n’a jamais mis de pression pour qu’elle fasse des activités à l’extérieur, il lui disait : «c’est correct, prends ton temps».

Dans le cas d’Audrey, qui s’est retrouvée enceinte peu après son arrivée à Québec, alors qu’elle travaillait dans une buanderie, c’est cette grossesse qui l’a obligée à cesser de travailler car elle manipulait des produits chimiques. Elle a aussi été obligée de mettre fin à ses cours de francisation à cause de graves problèmes de santé pendant la grossesse. Son parcours a été jalonné de problèmes, elle s’est séparée de son conjoint (le père de sa fille) et cette séparation a été difficile. Ensuite elle a dû assumer seule la charge de sa fille. Elle a entrepris des cours au cégep afin d’avoir accès à des emplois non précaires.

La garde des enfants et le retrait dans la sphère privée sont au cœur du parcours de plusieurs femmes :

Bon, j’ai commencé à étudier avant, mais pas beaucoup parce que j’étais enceinte et ce n’était pas nécessaire […] C’était difficile le premier hiver parce qu’on n’était pas préparés. Ma fille était petite, elle avait un an, et je réalisais que je ne sortais pas parce que je n’étais pas préparée, par exemple, on n’avait pas encore la poussette pour la neige […], et ça a commencé à être un peu plus difficile pour moi pendant l’hiver, alors on a acheté la poussette pour l’hiver. Après, j’ai commencé à faire plusieurs activités, du sport, mais pendant des mois je n’ai rien fait, j’étais à la maison tout le temps alors c’était difficile… (Carmen).

Carmen a finalement obtenu une place en garderie pour sa fille et cela lui a permis de suivre des cours de français comme langue seconde à l’Université Laval pendant que son conjoint travaillait. L’accès à un service de garde, même si c’est juste pour quelques jours par semaine, a aussi permis à Katia de se rendre à des cours de francisation :

À Halifax il n’y avait pas de service de garde, donc elle [ma fille] est restée tout le temps avec moi, mais en arrivant ici j’ai dit : Ok, il faut qu’elle socialise un petit peu, donc j’ai décidé de chercher un service de garde. Dans les CPE il y avait des listes d’attente pendant trois ans et on a mis notre nom partout. Un jour, j’ai commencé à parler avec quelqu’une dans le parc, elle a commencé à parler d’une école privée, elle a dit : regarde, il y a de la place là-bas […] J’ai trouvé que j’étais chanceuse parce qu’elle pouvait aller là-bas, mais c’était à

temps partiel, seulement 3 jours par semaine, donc c’est pour ça que je ne pouvais pas aller faire la francisation à temps plein (Katia).

Il est toutefois important de remarquer que pour Katia, l’appui de son conjoint a été primordial dans son intégration, car c’est souvent lui qui l’a poussée à faire des activités en dehors de la maison, en rapport avec ses intérêts :

À Halifax je n’ai jamais travaillé, mais mon conjoint m’a toujours poussée un petit peu pour… parce qu’il y avait une coopérative de cinéastes à Halifax et il m’a toujours poussée, il m’a toujours soutenue par rapport à mes intérêts, parce que je me suis toujours intéressée aux arts visuels,… Mon père il ne m’a jamais donné la permission de faire ça : qu’est-ce que c’est ça? Ce n’est pas sérieux, fais autre chose : des langues, des sciences… mais lui, mon conjoint, m’a toujours soutenue par rapport à ça : va faire de la photographie, va faire des films… (Katia).

Valentina et Audrey ont aussi été encouragées par leur conjoint respectif à faire des activités, voire à occuper un emploi à l’extérieur. Toutefois, le fait de ne pas parler le français et de ne pas avoir de diplôme reconnu a fait en sorte qu’elles n’ont pu qu’accéder à des emplois précaires. Valentina, par exemple, nous a parlé du stress vécu lorsque ses collègues de travail dans un restaurant s’en prenaient à elle, même s’ils s’excusaient éventuellement:

Je suis allée au restaurant, j’ai commencé en octobre 2012 et je ne parlais pas un mot de français et bon, j’ai commencé à travailler les nuits, pourquoi pas? Mon époux m’a montré comment m’y rendre : prends le bus. Mais moi, je disais : je préfère y aller en bicyclette, parce que si je me perds en autobus je ne saurai pas où aller. Alors j’ai commencé à y aller en bicyclette. Ça a été une belle expérience pour moi parce que je me sentais utile même si je ne parlais pas, je me sentais utile de faire quelque chose et ne pas rester à la maison, parce que je pouvais apporter un salaire aussi, c’était quelque chose pour moi, c’était à moi. Alors j’ai commencé à y aller tous les soirs et c’était une bonne expérience. J’étais la seule femme là-bas, tous les autres étaient des hommes, normalement très gentils, mais des fois dans le restaurant l’ambiance était très stressante et je faisais tout ce qu’il fallait faire. Des fois il y avait trop de monde et il y avait des collègues qui réagissaient fort, mais bon, à la fin ils me disaient : je m’excuse, ou quelque chose comme ça, ils essayaient de s’excuser en français, mais je ne comprenais rien (Valentina).

Audrey a aussi été encouragée par son conjoint à travailler dès son arrivée, même si les raisons qui l’y incitaient semblaient moins nobles que dans le cas de Valentina. Étant donné que c’est lui qui a payé les frais pour parrainer son épouse, il s’attendait à ce qu’elle contribue financièrement dès son arrivée. En plus, sa belle-famille exigeait le paiement d’un loyer pour que leur fils et elle occupent une chambre dans leur maison. Comme elle ne parlait pas français à son arrivée, son premier emploi a été dans une buanderie, dans des conditions précaires.

Huit jours après mon arrivée au Canada, j’ai commencé à travailler dans une buanderie et j’ai commencé à payer mes choses. Plus maintenant parce que je suis sur l’aide sociale, mais avant c’était toujours moi qui payais, même quand il n’avait pas de l’argent c’était moi qui assumais ses dépenses parce que quand j’étais en Colombie, c’est lui qui m’a aidée, alors ça ne me dérangeait pas de collaborer (Audrey).

Pour Cristina, c’est l’accès à un travail dans un centre communautaire pour femmes qui l’a aidée à reprendre sa vie en main. Cette prise de pouvoir a joué un rôle essentiel dans son processus d’intégration :

Le Centre de Femmes m’a beaucoup aidée dans mon processus d’intégration. Je me sens valorisée. Commencer à travailler ici a joué un rôle très important dans mon processus d’intégration. D’ailleurs, je crois que l’intégration passe par là, quand on commence à travailler… Et bon, le travail que je fais avec les femmes immigrantes, c’est comme si toute mon expérience était utile. Je pense : il peut leur arriver telle ou telle chose, c’est quelque chose que je connais. Il se peut que je ne parle pas parfaitement, que je n’écrive pas parfaitement, mais le processus qui mène vers l’intégration, tous les pas, je le connais. De plus, je vois quelqu’un et je sens comme une empathie, une communication qui s’établit avec les femmes immigrantes (Cristina).

Valeria, elle, a connu des problèmes de couple quand elle a commencé à travailler à l’extérieur de la maison et à devenir un peu plus indépendante. Certains hommes ne voient pas d’un bon œil les projets d’autonomie de leur conjointe:

En général les gens te disent: ah, tu viens d’arriver, ça va prendre longtemps avant que tu t’adaptes. Les gens te le disent avec une certaine condescendance. Alors quand on savait que j’avais un travail on me disait : oui? Toi? Tu as un travail? Et tu as deux enfants? […] Et mon conjoint aussi, ça a été très choquant

pour lui. Le temps qu’on avait été ensemble avant, quand je suis tombée enceinte, quand j’ai eu les enfants… En quelque sorte, jusqu’à mon arrivée j’étais dépendante de lui, n’est-ce pas? Et tout à coup je n’étais plus dépendante de lui et je crois que ça l’a déstabilisé un peu, tu comprends? Pour lui ça a été déstabilisant parce qu’il croyait que j’allais prendre du temps à m’adapter. Alors il a vu comment je suis arrivée, je me suis débrouillée, j’ai fait des choses et j’ai réussi à avoir un travail. Cela a coïncidé avec notre première grande crise de couple. En fait, avoir un travail si bon et si stimulant… il n’était pas content (Valeria).

En résumé, les problèmes de dépendance ne découlent pas tous de la procédure de parrainage et certains hommes ne tolèrent tout simplement pas que leur femmes prennent le contrôle de leur propre vie. Certains ont même eu recours à des moyens de pression pour contrer les désirs d’indépendance de leur conjointe. Ceci soulève la question de la violence qui vise non seulement le contrôle des femmes, mais punit aussi les comportements visant l’autonomie et l’émancipation (Brossard, 2008).