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CHAPITRE 5 : L’EXPÉRIENCE ET LES EFFETS DU PARRAINAGE

5.3 Difficultés liées aux démarches

Même si les personnes parrainées n’ont pas à satisfaire aux mêmes conditions que les immigrants qui appartiennent à la catégorie économique et n’ont pas à apporter des documents attestant leur formation ou leur connaissance des langues officielles, la procédure comporte aussi certaines exigences. Parmi elles, des examens médicaux et des rencontres avec des agents d’immigration pour vérifier la validité du mariage sont obligatoires pour qui souhaite un regroupement avec sa famille au Canada.

Il s’agit maintenant de relater les expériences contraignantes vécues par les femmes de mon étude.

Rappelons que pour la moitié des répondantes, les démarches ont été entreprises depuis leur pays d’origine ou celui du conjoint, c’est-à-dire, à partir de l’étranger. Dans le cas de plusieurs femmes, l’Ambassade du Canada la plus proche se trouve dans une ville autre que celle où elles résidaient ou carrément dans un autre pays, comme c’est le cas de Valentina, originaire de la Bolivie, qui a dû se déplacer régulièrement à l’Ambassade du Canada au Pérou pour apporter personnellement ses documents et compléter les démarches administratives. Les déplacements constituent donc une contrainte avec laquelle plusieurs femmes ont dû composer, entraînant des coûts financiers et des difficultés logistiques. Parfois, les rencontres avec les agents d’immigration ne sont pas toujours agréables et sont une source de stress pour les femmes, comme ce fut le cas pour Bimba :

Il faut fournir des vieux papiers, des photos, c’est comme un interrogatoire, c’est comme pour être sûr que tu vas vraiment épouser ce gars-là, c’est comme… Je me sentais des fois trop questionnée. Une madame a même douté des photos, parce que j’ai pris des photos. C’était ma sœur à côté, c’est ma sœur qui a pris le soin de cuisiner lors du jour des fiançailles et tout, elle portait un truc… ce n’est pas un pyjama mais c’est… la madame me dit : regarde, ta sœur porte un pyjama. J’ai dit : ce n’est pas un pyjama, ça. J’ai rapporté des photos du mariage, soi-disant on n’a pas célébré le mariage, ça c’est juste la rencontre entre ma famille et sa famille, c’est comme le jour où les deux familles vont se rencontrer, et c’est la première fois qu’ils vont me voir aussi, alors là, elle a vu les photos de la famille et tout, mais elle a dit : regarde, sa mère ne porte pas un caftan comme ça… […] trop de questions, tout est tellement exagéré. J’ai dit : ces photos-là ont les a prises comme elles sont, les gens étaient à peine arrivés (Bimba).

Une demande de parrainage qui implique l’union entre une femme étrangère et un citoyen ou un résident permanent du Canada est considérée avec suspicion. Elle doit fournir des preuves qui attestent non seulement que l’union a bien eu lieu, des photos de voyage, des billets d’avion, des factures de téléphone, des courriels, etc., mais aussi que cette relation persiste au moment présent. Ces vérifications sont très intrusives car elles concernent l’intimité du couple. Carmen par exemple a refusé de montrer les courriels échangés avec

son conjoint, parce qu’elle jugeait qu’ils relevaient de sa vie privée. On peut postuler que cette attitude démontre une forme d’agencéité25 puisqu’elle a agi de manière à se réserver une certaine marge de manœuvre :

On a montré beaucoup de photos, beaucoup des personnes qui nous connaissent, on a expliqué beaucoup de voyages, on a montré les billets d’avion qu’on a pris ensemble pour les vacances …, mais je ne voulais pas montrer les courriels que j’ai écrit à mon conjoint parce que ça c’est trop personnel et je pensais aussi : on est mariés, nous avons une fille, ça ne peut pas être une relation fausse, pour moi c’était déjà [suffisant], un enfant devrait être accepté (Carmen).

Les femmes parrainées sont souvent traitées comme des suspectes, des fraudeuses potentielles dont il faut se méfier et qui ne cherchent qu’à immigrer au Canada par tous les moyens. C’est du moins l’impression qui se dégage des récits de mes répondantes qui ont vécu ce processus. Le doute peut parfois mener à des questions absurdes, comme ce fut le cas pour Valentina, à qui on a demandé la raison pour laquelle elle était tombée en amour avec un Québécois et pas avec une personne de son pays d’origine :

Il y avait trop de paperasse à remplir, beaucoup de formulaires, il fallait expliquer pourquoi et comment on s’était connus, qu’est que j’ai aimé le plus de lui, pourquoi un Québécois et pas un Bolivien? On m’a aussi demandé beaucoup de photos du mariage, des billets d’avion pendant qu’on avait commencé la relation, aussi des documents des appels téléphoniques de l’étranger, pour combien de temps et tout ça. Mais surtout on voulait savoir dans les formulaires pourquoi un Québécois et pas un Bolivien, des questions comme ça qui me choquaient parce que tu ne peux pas choisir, n’est-ce pas? Il y avait une fille québécoise qui m’aidait à remplir les formulaires parce qu’ils étaient en français ou en anglais seulement et elle me disait que tout cela nuisait à l’intégrité des personnes, comment on te fait croire que tu es… que tu fais comme un contrat, que tu vas commettre une fraude. Peut-être qu’il y a des cas, mais pourquoi tu ne pourrais pas tomber en amour avec un Québécois? Et pourquoi un Québécois ne peut pas tomber en amour avec une Bolivienne? (Valentina).

25«The question of intentionality gets to the heart of what agency means. «Intentionality» is meant

to include a wide range of states, both cognitive and emotional, and at a various level of consciousness, that are directed forward toward some end. […] In short intentionality as a concept is meant to include all the ways in which action is cognitively and emotionally pointed toward some

Il faut ajouter les coûts élevés de ces démarches. Plusieurs femmes ont mentionné les frais élevés des examens médicaux, très spécifiques pour l’immigration au Canada et qui peuvent uniquement être faits par des médecins assermentés par le gouvernement canadien, et ce, même à l’extérieur du Canada.

J’ai dû faire deux fois l’examen médical et c’est cher, très cher. J’ai dû le faire deux fois parce que le temps était expiré et qu’il y a une limite de temps, alors après un an j’ai refait l’examen. Les cliniques sont très luxueuses, alors c’est très dispendieux. Les médecins sont étrangers, alors c’est très cher. Je pense qu’ils ont une entente avec le Canada (Audrey).

Malheureusement, il n’y a pas que les coûts qui choquent avec ces examens, il y a la manière brusque et dégradante de traiter les femmes, leur corps et leur pudeur, comme le révèle le témoignage de Valeria :

[…] après il faut que tu ailles chez le médecin et je me suis sentie comme une vache : on m’a examiné les dents, il m’a ordonné de me déshabiller (j’étais en Argentine), il m’a demandé de me tourner et de marcher, un vieux dégueulasse… je me suis sentie comme une vache, il m’a regardé les dents, les fesses, les seins et en plus tu peux rien dire, qu’est-ce que tu peux faire? Si tu dis quelque chose… tu as besoin de sa signature… pour moi ça a été horrible, mais bon, qu’est-ce que tu peux faire? Ça fait partie de tout ça. Il est assez angoissant par moments parce que tu as l’impression qu’on te demande toujours quelque chose d’autre : un papier et un autre, de l’argent… et après toute l’attente, la réponse va être oui ou non, c’est assez dégradant, il me semble (Valeria).

En résumé, les procédures administratives donnent non seulement à la personne qui parraine un pouvoir sur celle qui est parrainée, mais il en est de même pour les autres intervenants dans le processus, les agents d’immigration, les médecins, etc. Beaucoup agissent de manière humiliante pour les femmes qui n’ont pas le choix de se soumettre par crainte d’être rejetées et de ne pas pouvoir rejoindre leur famille.