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CHAPITRE 2 : CADRE CONCEPTUEL

2.3 Le concept d’intersectionnalité

Le terme « d’intersectionnalité», utilisé pour la première fois par Kimberlé Crenshaw en 1989, vise à analyser la manière dont les différentes structures d’inégalité maintiennent des

relations réciproques. C’est une approche théorique qui souligne que le genre, l’origine ethnique, la classe ou l’orientation sexuelle, entre autres, mais potentiellement toutes les autres catégories sociales, loin d’être «naturelles» ou «biologiques», sont construites et en interrelation (Platero, 2012 : 26).

Au cours des années 1990, l’approche des rapports sociaux de sexe s’est complexifiée puisqu’on a pris acte des avancés théoriques qui montrent que les situations d’inégalité sociale et de richesse doivent être expliquées en tenant compte des entrecroisements dans les rapports de sexe, de classe et de « race ». C’est ainsi que la notion de sujet «femme», celle qui sous-tend l’affirmation « Nous, les femmes », et qui sous-entend une unité, une homogénéité et une universalité, a été remise en question d’abord par les Afro-américaines, qui ne se sentaient pas représentées dans les luttes féministes de l’époque, elles qui étaient des ouvrières noires, ni hommes, ni blanches, ni bourgeoises. Dans ce sens «Un manifeste féministe Noir» du Combahee River Collective, publié pour la première fois en 1977, est devenu une référence fondamentale pour analyser l’articulation des différentes discriminations qui mène à une «simultanéité des oppressions». C’est donc dans la critique des luttes féministes des années 1960-1970, concentrées à lutter contre un seul type de domination, qu’une pensée intersectionnelle prend forme au sein du féminisme afro- américain qui dénonce la marginalisation des femmes noires au sein des mouvements sociaux et des discours libérateurs existants, l’ignorance de leurs conditions de vie ainsi que la spécificité de leur histoire coloniale, leurs valeurs et leurs besoins (Bilge, 2010).

Des femmes comme Angela Davis, Alice Walker, Audre Lorde, Patricia Hill Collins, Barbara Smith, bell hooks, Cherie Moraga, Gloria T. Hull et des féministes postcoloniales comme Chandra Talpade Mohanty, entre autres, vont étudier les interrelations entre la race, le genre et la classe sociale, élaborant une perspective critique dans la foulée des mouvements sociaux anti-racistes et féministes. C’est ainsi que «les féministes postcoloniales questionnent la prétention universaliste des discours féministes hégémoniques, critiquent leur essentialisme blanc, occidentalo-centrique et ethnocentrique, et dénoncent un concept homogénéisant de la catégorie femmes» (Juteau, 2010 : 71). Le féminisme occidental est donc critiqué pour son ethnocentrisme et son indifférence au

of whiteness and define woman in terms of their own experience alone, then women of color become « other »» (Lorde, 1984 : 117), en même temps que le mouvement antiraciste

est critiqué pour son absence de problématisation du sexisme (Bilge, 2010 : 47). C’est justement dans la critique du féminisme majoritaire (blanc, bourgeois et hétérosexuel) que les nouveaux courants féministes Black construisent leur corpus théorique.

Au Québec, les sciences sociales s’interrogent sur l’articulation des rapports ethniques, de classe et de genre, en s’appuyantsur les acquis du black feminism ainsi que sur les travaux précurseurs de chercheuses françaises s’inscrivant dans le courant du féminisme matérialiste. L’intersectionnalité deviendra donc peu à peu le cadre paradigmatique pour penser les inégalités qui découlent des entrecroisements des rapports sociaux de sexe, de classe et d’origine ethnique, et ce, dans une perspective dynamique.

L’intersectionnalité apparaît donc comme «un outil d’analyse pertinent pour comprendre et répondre aux multiples façons dont les rapports de sexe interagissent avec les autres rapports sociaux dans lesquels se trouve la personne, ainsi que pour voir comment ces intersections mettent en place des expériences particulières d’oppression et de privilège» (Corbeil et Marchand, 2006 : 4).

De cette façon, les rapports de sexe n’apparaissent pas comme étant isolés, mais ils se constituent en simultanéité avec d’autres rapports de pouvoir qui sont aussi construits socialement. Il est alors pertinent de se demander comment s’articulent ces rapports entre eux et comment ils se renforcent mutuellement. L’objectif n’est donc pas d’additionner ces attributs comme des « désavantages statiques et indépendants mais d’établir des liens entre eux et les systèmes de domination et d’exclusion » (Bilge, 2005, cité dans Corbeil et Marchand, 2006: 44). En ce sens, le but de l’approche intersectionnelle est d’établir un lien entre toutes les formes d’oppression pour intégrer les rapports sociaux vécus par les groupes marginalisés et planifier des stratégies inclusives.

L’arrivée de la notion d’intersectionnalité dans les milieux académiques conduit à l’abandon des explications en termes de rapports de classe et on assiste à un intérêt croissant pour la question complexe des inégalités et des discriminations multiples (Göran Therborn [2000], cité dans Bilge, 2010 : 49).

Puisque c’est «dans la simultanéité et non dans l’addition que se conjuguent les rapports sociaux» (Palomares et Testenoire, 2010 : 20), cette idée sera la clé pour aborder la manière dont se conjuguent les rapports sociaux dans un espace multidimensionnel. «Chacun de ces rapports sociaux a des conséquences matérielles et sa propre historicité, et l’hétérogénéité du groupe des femmes est alors conciliable avec une théorisation de leur oppression commune» (Palomares et Testenoire, 2010: 21).

Sirma Bilge (2010), pour sa part, fera une critique des courants féministes monistes pour lesquels «la domination principale est le patriarcat où le rapport social principal est celui fondé sur le sexe, alors que pour les féministes marxistes, c’est le rapport d’exploitation capitaliste combiné au patriarcat» (Bilge, 2010 : 52). Cette façon réductionniste de penser les oppressions laisse croire qu’en combattant la domination principale, les autres formes secondaires de dominations disparaîtront.

De la critique du monisme émergera une conception pluraliste qui conduira à l’approche holistique qui caractérise l’intersectionnalité (Bilge, 2010). Néanmoins, de nouvelles critiques s’imposent, car en réfutant la hiérarchisation des grands axes de la différentiation sociale comme le sexe/genre, la classe, la race, l’ethnicité, l’âge et l’orientation sexuelle, on présuppose qu’aucune de ces catégories ne prend le dessus sur les autres. La sociologue américaine Patricia Hill Collins (2000) soutient que «l’approche intersectionnelle doit prendre en compte quatre domaines de pouvoir : structurel (lois, institutions), disciplinaire (gestion administrative et bureaucratique), hégémonique (naturalisation culturelle et idéologique des rapports de domination), et interpersonnel (interactions quotidiennes formées par diverses hiérarchies)» (Hill-Collins, 2000 : 18).

Suite à ma recherche, je pense qu’il faudrait ajouter la catégorie « immigrante » à l’intersectionnalité des oppressions. Cette nouvelle catégorie, ne se confond pas forcément avec la catégorie femme « racialisée »; elle ferait plutôt référence aux femmes « provenant d’ailleurs », qui sont souvent confrontées à de nouveaux contextes sociaux et qui peuvent être déstabilisées par de nouveaux rapports sociaux. Je crois qu'il serait pertinent d’explorer comment, par exemple, une femme immigrante parrainée, dans un nouveau pays où elle n’a pas de points de repère, de réseau social ou familial ne serait pas dans une situation de

famille et les réseaux puissent constituer dans certains cas des contraintes. On a pu constater que, dans la section présentant la politique du regroupement familial, les procédures d’immigration sont extrêmement contraignantes et donnent au garant un pouvoir et une responsabilité démesurés qui peuvent facilement placer la personne parrainée dans une situation de dépendance et de vulnérabilité. En adoptant la théorie intersectionnelle, nous sommes incitées à penser que les femmes immigrantes parrainées et leur condition de vulnérabilité ne sont pas réduites au seul facteur de leur statut de parrainées. Ainsi, je me questionne à savoir si les femmes parrainées dans la ville de Québec sont vulnérables du simple fait d’être parrainées, ou si d’autres facteurs interviennent pour expliquer leur situation.