• Aucun résultat trouvé

La dépendance et l’infantilisation

CHAPITRE 5 : L’EXPÉRIENCE ET LES EFFETS DU PARRAINAGE

5.4 Les effets du parrainage sur la vie des femmes

5.4.1 La dépendance et l’infantilisation

Pour trois des femmes qui ont participé à ma recherche, le départ pour Québec représentait la toute première fois qu’elles sortaient de leur pays, voire qu’elles quittaient le domicile parental. Ce n’est donc pas étonnant qu’elles aient été craintives face à l’inconnu et qu’elles aient eu tendance, du moins lors des premiers mois au Québec, à se fier à leur conjoint pour régler les problèmes quotidiens.

Audrey, par exemple, a souffert de l’isolement loin de sa famille :

J’habitais avec ma maman, on sortait ensemble presque tous les jours… j’étais toujours avec quelqu’un dans la maison où j’habitais, n’est-ce pas? J’étais toujours entourée de gens (Audrey).

Bimba pour sa part raconte comment sa première sortie toute seule à Québec a été angoissante :

[…] Alors c’était la première fois que je m’en allais là-bas toute seule. Lui, il avait un cours important, il m’a envoyée en bus à partir de la rue Myrand, c’est vrai, c’est Ste-Foy, mais j’étais toute seule, c’était la première fois que j’étais à Québec toute seule. J’ai dit : c’est sans pitié de sa part de me laisser sortir. Il me dit : ne crains rien. Oui, je ne crains rien mais j’aurais aimé avoir quelqu’un à côté de moi, tu comprends? (Bimba).

Rappelons que certaines femmes ne connaissaient pas un mot de français en arrivant. Valentina par exemple se sentait isolée, coupée de tout. Elle s’est alors sentie déprimée :

Trois mois après mon arrivée j’étais un peu déprimée. J’essayais d’assimiler ma vie ici parce qu’en réalité j’étais tout le temps dans l’appartement pendant presque 5 mois. Mon époux travaillait presque tout le temps […] Quand il arrivait à la maison, on soupait et il se couchait tôt pour aller travailler le lendemain. Alors les fins de semaine on sortait mais j’étais toujours avec lui, j’étais toujours dépendante de lui, je me sentais impuissante, c’était très

désespérant. J’étais désespérée de ne pas pouvoir faire mes choses toute seule, je dépendais de lui pour tout pendant ce temps-là : pour aller au marché, pour me déplacer… Si je voulais aller quelque part, il fallait que j’aille avec lui, je ne pouvais pas le faire toute seule. Je me sentais comme une personne qui était venue d’un petit village éloigné jusqu’à une grande ville. J’avais peur de sortir parce que j’avais peur de me perdre, et qu’est-ce que j’allais dire si ça m’arrivait? Comment allais-je demander le nom de ma rue? […] Mes beaux- parents parlaient le français, personne ne parlait l’espagnol. Si je voulais téléphoner à mon époux au travail, quelqu’un allait me répondre en français […] Donc je préférais rester à la maison et ne pas sortir jusqu’à ce qu’il soit disponible (Valentina).

Ce fut aussi le cas de Maria qui s’est sentie dépendante de son conjoint:

J’étais super dépendante, tu sais? Donc une, la langue. Je n’avais pas la facilité de monsieur. Tu sais, je faisais des petits cours avec lui de prononciation, mais... je ne sais pas, dans mon cas, je me sentais trop dépendante parce que le fait d’avoir quelqu’un de super indépendant à côté de toi, me rendait encore plus dépendante, ce n’était pas facile (Maria).

En fait, certaines femmes, qu’elles aient ou non maîtrisé le français pour communiquer avec les gens qui les entourent, ont éprouvé un sentiment de dépendance face à leur garant. Plusieurs femmes, surtout celles qui ont marié un Canadien, ont affirmé avoir l’impression d'être arrivées dans un cadre préétabli qui conditionnait non seulement leurs relations sociales, mais aussi leur organisation du temps libre.

Tu arrives ici avec une famille, une structure, même si lui il n’était pas proche de sa famille, il avait déjà son réseau d’amis, je suis rentrée dans son réseau d’amis […] C’est facile pour moi de reconstruire une famille, mais à Noël, c’est sa famille, je suis déjà dans un cadre, […] (Maria).

La famille de mon chum, on fait des choses ensemble […], c’est peut-être la première année c’était un peu… parce que je n’avais pas ma vie encore ici, alors tout était organisé par la famille, alors c’était sûr que le jour de l’an c’est là, c’était peut-être un peu trop pour moi parce qu’avant j’étais habituée avec mon mari de nous organiser tous les deux, mais quand je suis arrivée ici je comprends que je n’avais pas encore ma vie sociale, alors c’est : ah, cette fin de semaine c’est la fête de telle cousine…, le jour de l’an c’est toujours là, alors c’était un peu trop au début pour moi. Avant j’étais plus indépendante,

j’organisais chaque année quelque chose de différent, mais ici c’est toujours comme ça, alors au début c’était un peu… (Carmen).

Pour Cristina, qui dans un premier temps s’était établie avec son conjoint à Montréal à cause de son travail, le fait de déménager à Québec l’a aidée à se construire son propre réseau et à trouver sa place en tant que femme immigrante :

Je traverse le pont et c’est comme… [Soupir de soulagement] : je me sens chez nous, je ne sais pas pourquoi, mais ça ne m’arrivait pas à Montréal. À Montréal je sentais que la vie c’était sa vie. Bon, j’ai aussi quelques amies là-bas, mais mon groupe d’amis était surtout son groupe à lui, et bon, il y a ses filles aussi et son ex-conjointe […] Ici c’est comme si j’avais participé davantage à créer quelque chose… ici mes amis sont ses amis, il les a connus grâce à moi. Donc c’est plus équilibré. J’adore Québec, malgré le fait que c’est une ville beaucoup plus à droite que Montréal (Cristina).

En fait, pour elle, le fait le déménager à Québec va l’aider non seulement à créer son propre réseau social, mais aussi à trouver un travail satisfaisant, à la hauteur de ses compétences, dans un centre communautaire, en aidant d’autres femmes immigrantes. Cela a contribué à son émancipation et à son indépendance économique. En fait, son travail est une des raisons pour laquelle elle n’aimerait pas quitter la Ville de Québec.

En plus de l’isolement, la quasi-totalité des femmes (neuf sur dix)26, étaient dépendantes

économiquement à leur arrivée et ce, pendant des mois, voire des années. Cette situation a été très difficile à vivre, car la plupart des femmes avaient été autonomes financièrement avant leur arrivée. Cette dépendance a été angoissante pour certaines et a provoqué un sentiment de culpabilité chez d’autres.

Au début, j’avais honte de demander de l’argent à mon mari, c’était un des motifs de ma dépression parce qu’en Bolivie, je n’avais jamais demandé quoi que ce soit à mes parents. Quand je suis arrivée ici, il fallait que je demande à mon mari, je n’avais pas d’autres options, mais Dieu merci, mon mari est très

26 Soulignons que Lise est indépendante financièrement depuis son arrivée à Québec. Elle est la

seule répondante qui arrive avec un visa d’étudiante à la maîtrise à temps plein. En fait, elle a décidé de venir parce qu’elle a obtenu une bourse assez généreuse de son pays d’origine et qui comprend même des frais pour les déplacements, l’installation et de l’argent de poche. Quand elle a

compréhensif […] Mais, j’étais gênée et je me disais : il faut que je dépense mon propre argent (Valentina).

Devoir solliciter le conjoint pour les achats quotidiens pour la famille les place en situation d’infantilisation. Certaines se sentent alors comme de petites filles :

C’est un peu bizarre parce que maintenant je ne travaille pas, je suis complètement dépendante de lui… j’ai jamais été comme ça. J’étais toujours indépendante alors, peut-être ça c’est un peu… maintenant je dois commencer à chercher un travail pour être un peu plus indépendante, mais… […] on a ressenti le changement dans le couple […], avant je sentais qu’on était au même niveau, c’est sûr. Maintenant je suis ici et je me sens dépendante. Maintenant je suis en processus pour homologuer mon diplôme, donc il faut attendre encore une année ou deux avant que j’aie un bon travail et que je sois au même niveau que lui… des fois je me sens comme une petite fille dans le couple parce que je suis dépendante et je me sens gênée (Carmen).

Pour certaines, la vie quotidienne dans le pays d’origine et au Québec est tellement différente qu’elles se sentent impuissantes:

Je me suis sentie comme un bébé quand je suis arrivée ici, je recommence toute la vie à zéro, tu sais pas comment… surtout la Russie et le Canada sont deux pays très différents, toutes les choses sont différentes : comment diriger la vie, comment aller magasiner, comment faire l’épicerie, c’est tout nouveau, la vie au complet… (Katia).

Les premiers mois ont été très difficiles parce que j’étais habituée à me débrouiller toute seule et à résoudre mes problèmes […] Dans mon pays, je voulais quelque chose et je me débrouillais toute seule, mais ici j’étais comme une petite fille avec mon époux, il fallait qu’il fasse tout pour moi (Valentina).

La dépendance légale par rapport au conjoint qui les parraine ne semble pas avoir préoccupé la plupart de mes répondantes. Carmen, qui a obtenu récemment la résidence permanente conditionnelle fait figure d’exception, même si elle banalise sa situation :

Ce n’est ne pas parfait [la résidence permanente conditionnelle], c’est un risque, oui, quelque chose qu’il faut accepter pour pouvoir être ici. Quand on l’a lu on a fait des blagues : ah, on ne peut pas se séparer pendant deux ans. C’est étrange cette dépendance, ça n’a pas de sens (Carmen).

En conclusion, la personne parrainée est dépendante financièrement, légalement et même parfois socialement de la personne qui la parraine pendant la période d’engagement et même bien au-delà. Les répondantes ont bien identifié le fait que des rapports asymétriques s’installent dans le couple; on peut donc supposer qu’une relation conditionnée par les politiques de parrainage a des effets négatifs sur les rapports sociaux de sexe. La plupart des femmes rencontrées ont banalisé cette situation et la procédure de parrainage elle- même; on peut se demander si c’est là la conséquence d’une méconnaissance des conséquences négatives qu’une rupture avec le garant entrainerait pour elles.