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3. 1. Anamnèse

Dolorès est âgée de quatre-vingt-quatorze ans et a rejoint un EHPAD quatre ans plus tôt. Avant cela, ses trois enfants s’organisaient à son domicile pour assurer un relai vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais la situation ne pouvait durer au vu de l’épuisement des enfants et de la prise en charge nécessaire ne cessant de s’accroître. Dolorès est dans un état de grande dépendance physique (GIR à 1) et une dénutrition importante.

Elle présente un trouble anxio-dépressif mixte, ainsi qu’une pathologie démentielle de type Alzheimer à un stade avancé (à son entrée en 2011, le MMS était de 9/30). Cette dernière s’accompagne notamment de troubles du comportement vocal. Son traitement médicamenteux est lourd puisqu’il comporte un neuroleptique (15 gouttes de Tiapridal 5mg à 8h puis à 19h), un antidépresseur (Seroplex 10mg), un anxyolitique (Seresta 10 mg, trois fois par jour) et un hypnotique (Imovane 7,5 mg). Elle a également des laxatifs et des compléments alimentaires.

3. 2. Récit des rencontres

Je rencontre pour la première fois Dolorès dans le salon de son unité. J’aperçois alors une dame en fauteuil roulant, dont le corps semble figé. Sa tête est légèrement relevée en arrière, ses yeux semi-ouverts, elle crie un long « ohhhh ». À mon arrivée près d’elle, Dolorès plonge d’emblée son regard dans le mien, ouvre grands les yeux et m’attrape la main, ce qui génère un sursaut de ma part. Je me présente, et elle relève alors la tête pour s’approcher de moi, formulant un « bon…. », avec une voix qui change de tonalité. Je l’emmène ensuite dans sa chambre, car nous sommes, elle comme moi, très mal installés dans le salon (résidents en surnombre, pas de place). Dolorès approche souvent son visage pour que je l’embrasse, tout en formulant cette fois un « bi… » qui, comme le « bon… » est caractérisé par une voix qui change de tonalité (le « bi… » est-ce le début de « bisou » et le « bon… » est-celui de bonjour ?). D’elle-même, elle amène

souvent sa main jusqu’à mon visage et le caresse. À un moment, je me lève pour positionner correctement la caméra et quand je reviens vers elle, je me penche pour m’asseoir, elle me happe les cheveux qu’elle refuse fermement de lâcher. L’expérience est assez douloureuse car elle tire sérieusement pour me ramener vers elle. Cinq bonnes minutes vont passer avant que je parvienne à la faire lâcher, en lui caressant la main, en lui disant que je suis là, qu’elle n’a pas à s’inquiéter.

Ses interventions syllabiques sont parfois alternées avec des cris intenses, lors desquels le visage se crispe, où une douleur semble l’accabler. Je relève ainsi deux dimensions lors de cette première séance :

- Quand elle essaie de communiquer, elle ouvre grand les yeux avec un petit sursaut et répète soit « bon… » ou « bi… » puis un son grave, une espèce de râle même, saccadé, durant environ trois secondes.

- Des cris de douleurs intenses (avec expression du visage crispée et bouche ouverte, tête en arrière). Dans ce cas, le son est continu. Les douleurs surviennent environ toutes les cinq minutes.

Ayant quitté la pièce, je prends la décision d’aller consulter le dossier médical, et à ma grande surprise, il n’y a aucune prescription de traitement analgésique... Je trouve par contre différentes pathologies : fécalomes fréquents ; prothèse de hanche, prolapsus génital (descente d’organe), escarre talon. Y-aurait-il ici un lien avec les cris de douleurs ? Avant de partir, je rencontre la psychologue du service et lui parle de mes observations, afin qu’elle puisse voir avec le médecin si un traitement antalgique peut-être prescrit. La psychologue m’explique que les soignants sont eux aussi en difficulté avec la palilalie, qui énerve les autres résidents.

Lors de la seconde rencontre, je trouve Dolorès dans sa chambre, dans le fauteuil roulant. Un traitement antalgique a été prescrit, et les cris de douleur semblent moins fréquents. Comme la séance précédente, Dolorès continue de s’adresser à moi avec des « bi… » et « bon… », très fréquents, me caressant le visage, me tenant la main… Je note quand même moins de férocité dans son regard, plus de douceur que les fois précédentes. En retour, je lui caresse également le visage et lui tiens la main. Je tente, comme je l’avais fait avec Paulette, de répéter avec Dolorès ses syllabes, mais cela ne provoque aucun effet.

Je valide malgré tout les syllabes qu’elle verbalise, lui disant que je les entends et suis là pour elle. Dolorès finira par s’endormir peu de temps après mon arrivée.

La troisième rencontre va être pour moi la plus surprenante. Comme les fois précédentes, elle verbalise un « bon…. » lorsque je me présente, avec toujours une oscillation de la voix, très caractéristique. Je lui prends la main, lui caresse le visage. Elle se met alors à verbaliser « vous êtes gentille ». J’essaie alors de discuter avec elle, lui demandant comment elle se sent. Elle enchaîne alors plusieurs « bon…. » oscillants. Je répète avec elle le « bon… » mais rien ne se passe. Nous sommes toujours à nous regarder droit dans les yeux, une de ses mains sur mon visage, la mienne sur le sien. Je lui dis « vos mains sont froides, je vais vous couvrir ». À cela, elle me répond : « donnez-moi votre cœur ». Sentant que cette séance était particulièrement surprenante, et Dolorès très présente, je décide de passer quelques morceaux de musique.

Je lui passe d’abord le Canon in D de Pachelbell, je ne note aucun effet. Puis je repasse le morceau en le fredonnant près d’elle, elle réagit alors en déclarant que « c’est une belle chose. » Je mets ensuite le morceau Air de Bach, il s’ensuit chez Dolorès un long « J’ai…..me », avec une voix oscillante de nouveau. Tout le corps s’agite, elle donne l’impression de vouloir toujours être plus près de moi. Elle se met à me serrer la main plus fort. Dans cet engouement, elle enchaîne avec « bon… » (voix oscillante). Je fredonne l’Air de Bach, en même temps que la musique, Dolorès me demande « une bise », enchaîne avec « je veux que tu m’ » (ne finit pas sa phrase). Je lui demande alors ce qu’elle veut, elle ajoute « fais-moi plaisir », puis « donne-moi », puis « encore ». Je lui explique que j’entends bien ce qu’elle me dit, que je suis heureuse que nous puissions parler. Elle me répond par un enchaînement de plusieurs « bon…. » (voix oscillante). Notre dialogue est interrompu par un long cri de douleur (ah…). Je lui dis alors que je sens qu’elle souffre et que j’aimerais pouvoir l’aider. Elle hurle « Aie mon pied » (très fort, le « aie » est long). J’essaie de nouveau de capter son regard et son attention. Je lui explique que je vais devoir partir et que je vais aller voir l’infirmier pour lui dire qu’elle souffre beaucoup. Dolorès me lance un « non… », la voix oscillante mais calme. Je lui explique que j’ai été heureuse de la revoir, de passer ce petit temps avec elle. Elle réagit en m’adressant un « tu m’aimeras toujours ? », je lui réponds que je ne l’oublierai pas. Elle ajoute alors « c’est marqué ? » puis enchaîne avec de nombreux « bon… », y compris

après mon départ. L’entretien se termine alors, il m’est pour le moment difficile de savoir ce qui a pu autant modifier le comportement verbal de Dolorès.

À la quatrième séance, Dolorès est dans sa chambre, au fauteuil. La porte étant ouverte, j’observe son comportement quelques instants. Je ne l’entends pas verbaliser quoi que ce soit. Je m’aperçois par contre qu’elle a les bras un peu levés, comme si elle cherchait à attraper quelque chose. Les premiers « bon…. » et « bi… », avec la voix oscillante, se font entendre dès que nos regards se croisent. Elle s’agite dans le fauteuil jusqu’à ce que ma main vienne rencontrer la sienne. Dolorès ne verbalise ni mot ni phrase lors de cette séance, ni avec la musique, ni avec mes fredonnements, mais une succession de « bon… » et de « bi… ». Elle s’assoupit à de nombreuses reprises.

Je revois Dolorès deux semaines plus tard, après mes vacances. Je la trouve dans son lit, endormie. Le médecin coordonnateur m’explique qu’elle a été hospitalisée pour des problèmes pulmonaires, et qu’elle est désormais sous morphine. Il m’annonce que Dolorès est en fin de vie. Nous préférons alors stopper mes séances d’observation, par respect pour Dolorès et sa famille.

Chapitre 4 : rencontres et non-rencontres avec Marguerite 4. 1. Anamnèse / évolution des troubles

Marguerite a quatre-vingt-seize ans ; elle est en EHPAD depuis bientôt deux ans. Elle a travaillé avec son mari à la comptabilité et l’administratif de son cabinet d’assurance. Ils ont beaucoup voyagé à l’étranger. Son mari est décédé neuf ans et demi plus tôt. Ne supportant pas la solitude, Marguerite a depuis une auxiliaire de vie, puis trois qui se relaient jour et nuit.

Marguerite est diagnostiquée « maladie d’Alzheimer et autres démences ». Il y a une douzaine d’années, Marguerite a commencé à avoir des comportements étranges, comme par exemple se cacher derrière les plantes. C’est d’ailleurs vers cette période que des troubles mnésiques sont apparus, ainsi qu’une tendance à vouloir partir de chez elle.

Depuis quatre ans, le discours cohérent a laissé place à la répétition incessante de « la palasse », puis « la pala », et « alabala ». Le « pala » ou le « alabala » semblent aussi bien s’adresser à la télévision qu’aux personnes qui lui parlent. Il s’accompagne généralement de mimiques et de mouvements du corps. Quand elle se met en colère, il lui arrive de prononcer quelques jurons.

Lors d’un entretien, l’auxiliaire de vie me raconte le petit jeu qui s’est installé entre les deux personnes ces derniers mois. Marguerite donne l’impression de dormir, mais elle ouvre un œil pour vérifier s’il y a quelqu’un. L’auxiliaire de vie lui répond généralement que ce n’est pas parce qu’elle ferme les yeux qu’on ne la voit plus ! Les deux s’en amusent beaucoup.

Le traitement de base de Marguerite se constitue d’un laxatif Movicol), d’un anxiolytique (Alprazolam) (le soir), et d’un anti-parkinsonien (Modopar) (le matin et le midi). Elle nécessite une aide complète pour les soins d’hygiène, les transferts, et les repas. Marguerite est en dénutrition sévère (IMC à 13), c’est pourquoi elle bénéficie d’un régime hyper protéiné, en texture mixée. Il est à noter que Marguerite a un cancer de la face (carcinome au niveau de la joue déborde sur le nez), qu’elle gratte beaucoup. La famille a fait le choix de ne pas le traiter vu son âge avancé.

4. 2. Le récit des rencontres

J’aperçois Marguerite pour la première fois en salle à manger. Le « coyo coyo… » de Paulette a laissé place à la répétition du « ala/bala » de Marguerite, qui a malheureusement le même effet, celui d’agacer les résidents qui sont attablés près d’elle, et qui la prennent pour une « folle ». Je retrouve Marguerite dans sa chambre, après la sieste. J’essaie de la capter dans les yeux pour m’adresser à elle mais je n’y parviens pas. Je me présente malgré tout, et lui prends la main, ce qu’elle rejette. Elle répète « ala/bala », le regard dans le vide, inexpressif. Elle se gratte intensément le visage, plus particulièrement le nez où elle a une croûte importante300. Je n’insiste pas ce jour-là. En sortant de la chambre, une soignante m’interpelle, m’expliquant que Marguerite « hurle

pendant les soins ». Je lui demande si c’est le « ala/bala » qu’elle interprète comme un cri, elle me dit que non, qu’il s’agit véritablement d’un cri. Il semblerait que Marguerite ne supporte pas d’être touchée, qu’elle a peur.

La fois suivante, je convie Marguerite à mon atelier réminiscence par l’écoute musicale, son auxiliaire de vie m’ayant informée qu’elle aime cela. Les résidents étant particulièrement agités ce jour-là, je diffuse de la musique classique : le Canon in D (Debussy) et l’Air de Bach. Au début de l’atelier, avant de mettre la musique, Marguerite est éveillée, elle prononce de nouveau le « ala/bala », un peu plus rapidement et plus fort que lorsqu’elle était dans sa chambre. Sa jambe bouge sans cesse, elle va d’avant en arrière. Elle se gratte toujours le nez, et se touche le visage sans arrêt. Le bruit et l’agitation semblent bien agir sur la palilalie. Si les autres résidents ont le regard fixé sur moi qui tente de les apaiser, je ne parviens pas, une fois de plus, à capter Marguerite. Une vingtaine de minutes plus tard, alors que le calme règne, Marguerite cesse sa répétition et s’endort. Les mouvements du corps cessent également, les bras deviennent ballants. Son éternuement réenclenche un seul « ala/bala », mais elle se rendort et ne verbalise plus. À la fin de la séance et donc de la musique, la palilalie reprend, jusqu’à l’arrivée de son auxiliaire de vie qui vient la chercher pour manger et lui demande de se taire (ce qu’elle fait). Arrivées à la salle à manger, nous entendons le « ayon ayon… » de Paulette, qui redéclenche alors le « ala/bala » de Marguerite, telle une discussion entre les deux.

La troisième rencontre se passe d’abord dans la chambre de Marguerite, avant l’atelier d’écoute musicale. Je peine une fois de plus à la capter dans les yeux avant de lui parler. Je me présente, le « ala/bala » est déjà là avant mon arrivée et il perdure. J’essaie de répéter le « ala/bala » mais rien ne se passe. J’essaie ensuite de chanter le « ala/bala », d’y mettre une mélodie, et à ce moment, Marguerite me regarde (enfin) et la palilalie cesse. Nous devons ensuite partir vers l’atelier. Le changement d’environnement semble avoir perturbé Marguerite, qui agite de nouveau sa jambe, se touche le visage et émet une palilalie plus intense. Les résidents étant assez calmes, je passe des chansons françaises, que les résidents fredonnent volontiers, et qui nous font danser. Marguerite garde les yeux fermés, la palilalie a de nouveau disparu, tout comme les mouvements de jambe.

Je croise, le lendemain, le musicothérapeute qui me confirme avoir fait les mêmes observations que moi : la musique semble apaiser Marguerite. Il me raconte qu’il la convie à ses ateliers et qu’il n’entend jamais de palilalie durant. Il évoque un visage détendu, un corps relâché. Nous projetons de mettre en place un atelier de musicothérapie individualisé pour Marguerite, afin de creuser nos observations. En attendant, je reste à son atelier afin d’observer le comportement de Marguerite. Il anime un atelier avec un groupe d’une dizaine de personnes souffrant de MAA. La séance dure trente minutes. Il chante en regardant les résidents un à un, en leur prenant la main. Marguerite y réagit très bien, le visage détendu, et un regard beaucoup plus vif que je ne l’ai vu jusqu’alors. Serait-ce la voix masculine qui aurait un effet différent ?

Notre quatrième rencontre confirmera mes premières observations. Je la vois dans sa chambre, au fauteuil, calme. Je reste incapable d’établir un contact visuel avec Marguerite. Je ne réitère pas le fait de lui prendre la main, car elle semble avoir une problématique autour du toucher. Je me présente, cela déclenche un seul « ala/bala » de la part de Marguerite. Je lui parle un peu (du temps qu’il fait dehors), mais elle s’endort.

À la cinquième rencontre, Marguerite est dans le salon de l’unité où un documentaire est diffusé. La calme plane dans la pièce, mais Marguerite semble agitée : les jambes bougent de nouveau d’avant en arrière, les mains continuent de toucher et gratter la plaie ensanglantée. Au moment du goûter, la soignante l’emmène dans la salle à manger, c’est alors que la palilalie reprend intensément, tout comme la gestuelle du corps. Je m’installe près de Marguerite, j’ai le réflexe de lui prendre la main pour essayer de l’apaiser, mais elle la repousse violemment une fois de plus. Je propose aux équipes de mettre un peu de musique dans la salle à manger, ce qui permet, en une quinzaine de minutes à peine, de calmer Marguerite.

Je ne revois Marguerite que six mois plus tard environ. Le temps est venu de mettre en place l’atelier individualisé avec le musicothérapeute. Seulement, l’état de Marguerite s’est nettement dégradé. Je vais alors la rencontrer dans sa chambre, elle est alitée, a les yeux fermés. Ses bras sont repliés, croisés sur son torse. Elle ne cesse de remuer et de bouger les jambes. Elle émet quelques sons que je ne parviens pas à distinguer, si ce n’est le « a » qui revient souvent. Elle semble souffrir d’une plaie qu’elle s’est faite récemment

en tombant de son fauteuil roulant. Elle se frappe le visage, puis le cou, puis le nez. Je suis un peu choquée de la voir agir ainsi. Tout en gardant les yeux fermés, elle exerce quelques pressions sur son corps (sur les bras, le ventre). La sentant très agitée et douloureuse, je tente de lui caresser la joue. Cette fois, elle ne me rejette pas, et lors des caresses, les jambes arrêtent de bouger. Elle continue en revanche de se mettre des coups de poings dans la tête. Je me dis à cet instant qu’elle doit souffrir intensément. En sortant, je vais voir le médecin pour lui demander d’augmenter le traitement antalgique.

Je revois Marguerite le lendemain, au fauteuil cette fois, avec une contention pelvienne pour éviter une nouvelle chute. Elle semble moins douloureuse (le visage est moins crispé). Toujours très agitée, les jambes balancent intensément (elle a d’ailleurs de nombreux scalps). Elle ne parvient plus à lever les bras jusqu’à son visage. Elle trouve encore un peu de force pour émettre quelques sons quasi inaudibles.

Marguerite décède quelques jours plus tard. Encore une fois, il me faudra un certain temps avant que je puisse me replonger dans la thèse et rédiger la clinique en rapport avec nos rencontres.