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Pour le second mémoire, au commencement était…le cri. Le mémoire de master 2 fut, en effet, pour moi l’occasion de mener une large réflexion sur le cri du sujet atteint de maladie d’Alzheimer à un stade avancé. Il s’intitulait : « Le cri dans la maladie d’Alzheimer à un stade sévère : une réactivation de l’originaire ? » Tout était parti d’une scène, pour le moins sidérante, que je me propose ici de vous exposer.

Interpellée par des cris longs et perçants retentissants entre les quatre murs d’un EHPAD, j’avais été amenée à assister à une scène virulente entre une patiente, Andrée, et un soignant. Il m’avait fallu un certain temps pour trouver la pièce dans laquelle elle se déroulait, puisqu’il s’agissait d’une salle au fond d’un couloir, dont la porte était entrouverte. J’avais d’emblée remarqué qu’elle était à peine éclairée et ne disposait que d’une étagère vide en son fond. En m’approchant de la porte, j’avais aperçu une femme menue dans un fauteuil roulant. Elle criait et tapait de toutes ses forces des pieds et des poings sur le fauteuil dans lequel elle est. Le soignant qui l’y avait emmenée se tenait debout, juste à côté d’elle, et lui adressait : « tais-toi ! » et « calme-toi sinon je t’attache dans ton lit ! »

Sidérée par ce que je voyais et entendais, je le regardais uniquement, sans rien dire. C’est alors qu’il m’avait lancé : « pourquoi vous me regardez comme ça ? Elle n’a plus rien dans la tête de toute façon. »

Cette scène avait suscité chez moi de nombreux sentiments opposés. D’une part, les cris de la patiente me donnaient envie de m’enfuir aussi loin que possible, car la souffrance qu’ils faisaient résonner en moi était insoutenable. D’autre part, cette dame semblait tellement en détresse et vulnérable face aux propos terrassants du soignant que j’aurais sans doute aimé l’emmener avec moi, au plus loin, et lui offrir un endroit sûr.

Ce contre-transfert fut déjà à ce moment-là le point de départ de la réflexion que je décidais de mener, mêlée à mes questionnements de Master 1 concernant l’individu-environnement. Comment penser ce vécu dans un présent immuable par lequel le sujet atteint de démence se sent persécuté ? De surcroît, la rencontre avec Andrée et ses cris m’amena de nouvelles interrogations. Quels facteurs déclencheurs pouvaient bien en être à l’origine ? Mon intuition fut telle qu’un lien sous-jacent était probablement à faire, c’est pourquoi je proposais la problématique suivante pour fil directeur : comment pouvons-nous penser cette détérioration dans le champ d’une régression à un niveau originaire du système de représentation des sujets atteints de maladie d’Alzheimer à un stade sévère, marquée par les cris, sachant qu’il reste des traces de processus plus élaborés, à savoir, les processus psychiques primaires et secondaires.

Deux des trois hypothèses relatives à cette problématique concernent directement le travail de thèse que je présente ; je propose ainsi de les exposer et d’en donner les conclusions.

L’étude du cri m’a amenée à faire l’hypothèse d’une régression (au sens jacksonien du terme) du système de représentation à un niveau originaire, qui engendrerait l’incapacité d’envisager la présence d’un objet absent : la frustration générée par l’attente de l’objet leur serait devenue intolérable, et déclencherait le cri. Mais si régression vers l’originaire il y a, comment la penser, sachant que des processus plus élaborés ont existé et qu’il en reste des traces ? L’image de la peau de léopard m’avait paru être la plus parlante : avec l’idée de la tâche, je rendais compte qu’il y a encore des îlots imaginaires qui correspondent aux processus primaires et secondaires, sur fond de processus originaires. Le modèle d’Aulagnier sur le pictogramme a été un phare important dans mon développement. Premier mouvement de représentation de l’enfant provenant d’une rencontre originaire entre une zone sensorielle du corps infantile (la bouche) et un objet source d’excitations (le sein), le pictogramme devient un médiateur sensitif et contenant d’un vécu corporel. Oui, mais…il apparaît que cela ne fonctionne plus vraiment dans la maladie d’Alzheimer à un stade sévère, où même cette capacité d’halluciner l’objet est altérée.

En maintenant mes propos sur le fait que le cri doit d’emblée être traduit en appel, il semblerait, d’après, Aulagnier, que c’est ce qui signe l’échec du pictogramme pour Aulagnier38. L’objet absent semble être réellement absent, en continu, même le pictogramme ne suffirait plus.

Ainsi en venais-je à la conclusion que l’originaire semble ne plus suffire quand le sujet a connu des processus psychiques plus élaborés. Il est désormais devenu impossible de dire quelque chose de l’affect provoqué par la perception, ni par les mots pour en avertir l’autre, ni même pour soi car le représentant est inaccessible ; d’où l’hypothèse sur un « affect avec une trace de représentation », ou celle d’une « violence d’affect avec « plus » de représentation », pour bien noter la différence d’avec la psychose où

38 Aulagnier, P. (1975). La violence de l’interprétation. Paris : Presses universitaires de France, coll. Le fil

représentation et affect sont radicalement rejetés. Le dénouage entre affect et représentant a de lourdes conséquences sur le sujet, et finalement, sur sa capacité de penser ; sans cette connexion entre les deux, tout laisse imaginer que nous ne savons plus ce que nous pensons…

Une autre hypothèse, non testée sur le terrain, avait été de suggérer que la médiation soit la méthode de soin qui soit la plus adaptée, car, permettant un travail sur l’affect, elle pourrait aider à retrouver quelque chose du représentant. Ou, si nous ne pouvons définitivement plus accéder aux traces déjà-là, pouvons-nous suggérer et espérer que la médiation permette d’en créer de nouvelles, au-dessus, sachant que l’investissement du système préconscient – conscient est altéré ? Seul le terrain et la mise en place de l’atelier nous le dira. Avec le support de la musique, il s’agirait de permettre au sujet atteint de démence de retrouver un environnement exempt de tout danger, au sein duquel il se sentirait contenu et pourrait jouer de / avec sa voix, sans craindre d’être réprimandé et mis à l’écart du reste de l’institution.

Enfin, le mémoire proposait en guise d’ouverture une nouvelle hypothèse, partant d’une position affirmée d’entrevoir le cri d’Andrée comme une jouissance mortifère, qui impliquerait de ne pas chercher à interpréter le cri. Dans la clinique avec les sujets atteints de maladie d’Alzheimer à un stade sévère, privés d’une lexicologie pour s’exprimer, il me paraît essentiel d’être le porte-parole et de devenir le relai de la verbalisation à laquelle il n’a plus accès. La clinique du dément est une clinique de l’instant, de l’urgence même dans le contexte du cri. J’entends alors à travers ce dernier un authentique discours de souffrance que le sujet atteint de démence à un stade sévère génère – comme il peut. Le cri et l’interprétation que nous en faisons sont essentiels, comme était essentielle l’interprétation par la mère des manifestations vocales de son enfant, puisque c’est par ce moyen qu’elle l’introduisait dans le langage39. Donner du sens, c’est aussi permettre au sujet atteint de démence de rester dans le langage.

La question du cri et de la dimension originaire qu’il est possible de lui conférer a été, dans ce mémoire de Master 2, traitée essentiellement du côté de la Représentation, en articulation avec la théorie freudo-lacanienne essentiellement.

C’est cette fois du côté de l’affect (donc de ce que la séparation avec le représentant de la Représentation peut générer) et de l’archaïque que j’oriente ma réflexion.

1. Problématique

À un stade sévère de la maladie d’Alzheimer, le sujet présente de nombreux déficits cognitifs dont, entre autres, de profondes altérations langagières. À cela s’ajoutent généralement différents symptômes comportementaux et psychologiques de la démence, l’ensemble de ces faits témoignant de l’incapacité du sujet à élaborer ce qui lui arrive. Dès lors, les processus psychiques sont impactés, détériorés.

La palilalie, comportement d’agitation verbale, enferme le sujet dans un discours de souffrance répétitif à l’infini, et provoque souvent l’agitation et l’agressivité des autres sujets qui l’entourent (résidents, personnel soignant, famille).

À partir de ces éléments cliniques, dans quelles mesures le rythme associé à la répétition palilalique constitue-t-il un indicateur du sens d’un discours profondément « affecté » (dominé par les affects) des suites d’une involution du système de représentation vers des processus psychiques originaires?

2. Hypothèses

La première hypothèse concerne la capacité de représentation dans la MAA. Les sujets ayant atteint un stade sévère n’ont plus accès à un discours cohérent utilisant une lexicologie. L’altération progressive des processus secondaires, puis des processus primaires notable dans la maladie d’Alzheimer, nous amène à émettre l’hypothèse d’une involution (à entendre au sens jacksonien du terme) du système de représentation. Si, en temps normal, l’évocation d’une représentation est porteuse d’un certain plaisir, d’une charge libidinale qui reproduit, bien qu’atténuée, une part de l’expérience de satisfaction, il semble que dans les cas de démence sévère, il ne resterait qu’une trace de la représentation avec une violence

PROBLÉMATIQUE,HYPOTHÈSES, PLAN,

d’affect. Nous aurions alors affaire à un « affect avec une trace de représentation », ou à un « affect avec « plus » de représentation » (pour le différencier de la psychose).

En deuxième hypothèse, je pose que la répétition palilalique du sujet atteint de démence pourrait, dès lors, s’entendre comme la mise en acte de cet affect prévalant dans la maladie d’Alzheimer, s’apparentant alors à un acting out du sujet atteint de démence. Cette mise en acte de l’affect serait alors le témoin d’une défaillance du dit, conséquence de l’involution du système de représentations. La prévalence des affects qui résulte de cette involution a un impact direct sur l’énonciation du sujet, comme la palilalie en témoigne. Cette dernière serait alors une « construction de représentation », formée par la survenue de traces de représentation, signant l’échec de l’accès au représentant de la représentation. Puisque le manque du mot rend vaine pour lui toute tentative de symboliser ce qui surgit dans le réel et le sidère, la répétition palilalique serait constituée de traces de signifiants maîtres n’étant pas accrochées à une adresse à l’Autre. Dès lors, ce qui génère la répétition, c’est la frustration liée à l’attente de réception de ce discours par l’Autre, plongeant le sujet dans une solitude se situant au-delà de tout symptôme.

Ma troisième hypothèse propose d’entendre la palilalie du sujet atteint de démence non seulement comme le témoin d’un retour à un corps pulsionnel que les signifiants primordiaux maternels avaient érotisés et subjectivés, mais aussi comme le retour à une jouissance de lalangue, traduisant alors un problème de séparation d’avec l’Autre maternel dans un contexte d’agitation anxieuse, agressive, ou de retrait. Le rôle du clinicien serait alors de freiner l’ébullition de la jouissance du sujet pour le mettre en position d’énonciation et de demande, c’est-à-dire de perte.

En quatrième hypothèse, j’avance que le rythme, étroitement lié à l’affect, a un enjeu particulier : tout se passe comme si le rythme de la palilalie dépendait de l’intensité de l’affect. Le rythme de la répétition inhérente à la palilalie semble en effet s’accélérer quand l’angoisse augmente, et ralentir voire disparaitre lorsque l’angoisse s’apaise. Pour aller plus loin que la seconde hypothèse, « répéter la répétition » sur un rythme différent, la casser, la couper, la scander, semble enrayer

le processus mortifère à l’œuvre, et ainsi nous permettre d’amener d’autres modalités de la rencontre. Ce n’est plus tant la syllabe utilisée que le rythme avec laquelle elle est répétée qui semble avoir des effets sur l’angoisse. En ce sens, nous assisterions à une involution du système de représentation vers un niveau originaire de représentation, qui se rapprocherait du modèle du pictogramme décrit par Aulagnier. La palilalie pourrait alors se présenter comme un signifiant archaïque, ravivant ainsi les processus précoces de symbolisation, et court-circuités par ce qu’il reste des processus secondaires. Il y a ici des éléments pour penser un « transfert originaire » en termes d’échange d’affects, ici via le rythme, où il s’agit de répondre à un affect pénible (marqué, dans la palilalie, par un rythme de répétition rapide) par un affect plus agréable (le clinicien utilisant un rythme plus lent).

Entre un corps débordé par les affects et un discours submergé par les affects, la voix tenterait de venir rétablir l’équilibre. Telle est la cinquième hypothèse. Les effets positifs de la « répétition de la répétition » étant extrêmement éphémères, il semble alors judicieux de mettre en place avec ces sujets une méthode de soin par la médiation. Cette dernière pourrait alors être envisagée sous deux angles possibles. D’une part, elle pourrait constituer un contenant de l’angoisse. D’autre part, elle pourrait faire représentation en lieu de la trace : un travail sur l’affect devrait alors aider à retrouver quelque chose du représentant. Le sujet atteint de démence retrouverait ainsi, le temps de la médiation, une « représentation perceptive de la trace ». Partant de l’enjeu du rythme et de la voix, je suggère alors la mise en place d’ateliers de musicothérapie. La musique, le chant plus particulièrement, devrait avoir des effets sur l’angoisse du sujet atteint de démence à un stade sévère, souffrant de palilalie, et peut-être permettre de trouver une harmonie entre le rythme du sujet et le rythme musical afin de tempérer la violence des affects.