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Chapitre 3 : Articulations interpersonnelles et intermédiales; une exploration des relations

3.2 Rencontres

3.2.1 Rencontre entre différences

J’ai suggéré plus tôt que l’identité émergeait, lors de la rencontre avec l’Autre, des différences et familiarités qui se retrouvent entre deux individus. Ce choc correspond en partie à l’articulation entre les différents positionnements qui structurent, ou non, une forme d’opposition entre personnes. Hall préfère le concept d’identification à celui de l’identité puisque cette conceptualisation offre une grande flexibilité et permet d’éviter certaines difficultés lors de la mobilisation du concept d’identité.

In common sense language, identification is constructed on the back of a recognition of some common origin or shared characteristics with another person or group, or with an ideal, and with the natural closure of solidarity and allegiance established on this foundation. In contrast with the 'naturalism' of this

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definition, the discursive approach sees identification as a construction, a process never completed - always 'in process'. It is not determined in the sense that it can always be ‘won’ or ‘lost’, sustained or abandoned. Though not without its determinate conditions of existence, including the material and symbolic resources required to sustain it, identification is in the end conditional, lodged in contingency. (Hall, 1996, p. 2-3)

De cette façon, mon genre, par exemple, se trouve articulé par la rencontre du genre de l’Autre. Il devient porteur de signification en rapport à cet autre genre et non pas dans sa singularité. Toutefois, cette rencontre des différences ne s’arrête pas aux différences identitaires ou sociales. Il importe de considérer d’autres formes de différences, telles que les rapports de pouvoir structurels ancrés dans les procédures et les biais politiques, juridiques ou historiques. Notamment, mon statut d’étudiante, de cinéaste, ma classe sociale et ma position professionnelle sont tous des positionnements qui viennent s’articuler avec ceux de mes interlocuteurs/trices. La question des différences identitaires se distingue des différences structurelles dans la mesure où on parle de processus de négociations social et subjectif dans la production constante des identités. Les différences structurelles, quant à elles, constituent les contextes et les statuts qui s’entrecroisent avec ces enjeux de différenciation identitaire. Par exemple, Crenshaw affirme ceci au sujet des interventions sociales pour femmes racisées vivant de la violence conjugale :

The fact that minority women suffer from the effects of multiple subordination, coupled with institutional expectations based on inappropriate non-intersectional contexts, shapes and ultimately limits the opportunities for meaningful intervention on their behalf. (Crenshaw, 2006, p. 11)

En suivant le modèle d’une analyse intersectionnelle, Bilge rappelle que la théorie de l’articulation de Hall est nécessaire, puisqu’elle démontre l’importance des « spécificités historiques des formations sociales […] tout en reconnaissant et en examinant leurs interdépendances » (Bilge, 2010, p. 83). Elle poursuit en mentionnant que:

Selon Hall, le positionnement social de l’individu dans les structures de pouvoir et des relations sociales ne conduit pas nécessairement à des formations idéologiques et à des pratiques politiques spécifiques; par conséquent, il faut rendre compte de l’articulation des différentes instances de la formation sociale

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(économique, politique, culturelle) au sein de chaque système social de race, de classe et de genre (Hall 1985, p. 94-96). (Bilge, 2010, p. 84)

Ce concept d’articulation permet une vision plus flexible de la façon dont les différences interagissent à l’intérieur des codes culturels ou dans un texte spécifique. Il me semble important de rappeler que l’intersectionnalité ne correspond donc pas à une étude de la différence, mais bien de l’articulation des différences dans leurs contextes sociaux, culturels, économiques et politiques :

Articulation is the production of identity on top of differences, of unities out of fragments, of structures across practices. Articulation links this practice to that effect, this text to that meaning, this meaning to that reality, this experience to those politics. And these links are themselves articulated into larger structures, etc. (Grossberg, 1992, p. 54 cité dans Slack, 1996, p. 116)

Les notions de rencontre et de différences sont fluides et complexes, immatérielles, mais tangibles, et l’exploration filmique m’a semblé être un processus idéal pour en saisir la profondeur. En effet, je considère que mon film explore ces notions d’identité, de différences et surtout de rencontres par la juxtaposition d’image et de son, mais plus spécifiquement par l’articulation d’un sens et d’un discours au fil de diverses interventions.

Ma recherche émerge d’une part de mon identité, mais contribue aussi à sa construction (Russell, 1999, Ellis et Bochner, 2000, Rondeau, 2011). La réalisation du documentaire explorant, sans les fixer, la représentation des différences m’a amenée à réfléchir à mes propres « différences ». Mon sentiment de différence émerge d’une part dans mon identification queer mais aussi en tant que femme queer. En tant que personne blanche, francophone, capacitée et de classe moyenne, j’accède à certaines normes que je questionne tout au long de ce film. Ces positionnements contribuent à la recherche. Par exemple, je réalise maintenant qu’une des questions principales du film concerne le « fait d’être québécois.e ». En tant que Québécoise, en apparences si ce n’est en identification, j’ai un accès privilégié aux intervenant.es rencontré.es. Je

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les questionne non pas en « opposition » à cette identité, puisque je semble l’incarner, mais en continuité avec cette dernière. Je la questionne en mots, à travers la narration du film, en posant la question suivante : « Suis-je Québécoise? ».

Spry (2001) affirme que la réalisation d’une autoethnographie a été, pour elle, un véhicule d’émancipation identitaire qui l’a fortement encouragée à avoir un regard critique à l’égard d’elle-même (distanciation de soi par le travail de réflexivité et de mise en mots du vécu). Elle voit son expérience comme la production d’un récit critiquant les interactions de soi avec les autres et le monde. À ce sujet, Richardson (2000a, 2000b) note qu’il est important pour l’autoethnographe de prendre le pouvoir de la parole afin que son histoire personnelle illustre ce qui s’est réellement passé à l’intérieur du contexte social de l’investigation. (Rondeau, 2011, p. 53)

Je navigue ainsi mon identité « québécoise » en proposant une réflexion sur ce qu’elle représente mais également sur la manière qu’ont les discours sur l’identité québécoise d’être à la fois inclusifs et exclusifs, constamment négociés à travers les rencontres de la vie quotidienne, les rencontres médiatisées et les rencontres intermédiales. Je considère que c’est l’intégration d’entrevues plus personnelles qui a rendu ce processus possible, ce pourquoi je considère l’introduction de mon film comme un exemple particulièrement intéressant de ce genre d’articulation. En effet, on retrouve au tout début du film ce questionnement sur l’appartenance à l’identité québécoise. J’ai posé cette question à plusieurs intervenant.es et j’ai choisi d’introduire mon sujet par cet angle d’interrogation. S’ensuit donc une rencontre de différents points de vue en lien avec cette identification, qui se questionnent eux-mêmes de par leur proximité temporelle44 dans le déroulement du film, mais aussi de par leur proximité sur le plan émotif. Chacun.e des intervenant.es s’est prononcé.e de façon personnelle et émotive par rapport à cette question.

La façon de parler de cette identification contraste avec la diversité des points de vue et des sentiments d’appartenance. Cette rencontre diégétique permet une rencontre entre différences,

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entre différents points de vue, différentes émotions, différentes identités. Toutefois, c’est dans l’articulation de ces différences que se contextualise chacune de ces expériences. Quand ma grand-mère se définit comme Québécoise de par sa culture et sa langue, son territoire et son histoire, elle se positionne différemment de Chbat, qui se questionne sur ce que peut vouloir « signifier » le fait d’être ou de ne pas être québécois.e – elle questionne par le fait même le « sens culturel commun » (Hall 1997a; Woodward, 2002; Pidduck, 2012) de cette affirmation. Quant à MF Gold, elle ne sent pas d’appartenance à l’identité québécoise précisément en raison de ce « sens culturel commun ». Toutes deux font référence à un même sous-entendu, en ayant deux perceptions différentes probablement liées à leurs positionnements identitaires, qui incluent des enjeux de races, d’ethnicités, de langues, de genre, de sexe et d’orientation sexuelle. Parent, quant à elle, questionne le rapport à l’histoire et à la constitution de l’identité en lien avec le handicap. Elle mentionne l’exclusion comme un point tournant dans son rapport identitaire au Québec et établit des parallèles avec les « Québécois.es » francophones par rapport à la culture canadienne-anglaise.

Un dernier participant se prononce alors sur la question. Côté semble intégrer plus « facilement » l’identité québécoise que les trois intervenantes précédentes, même s’il affirme ceci : « je n’oublie jamais que je suis né chez le voisin » (Côté, 2015). En effet, Côté est d’origine brayonne. Cette origine ethnique est liée à la culture acadienne, mais connait une histoire différente de cette dernière. Les Brayon.nes viennent du comté de Madawaska au Nouveau- Brunswick, région qui a fait partie du Québec jusqu’au milieu du 19e siècle. Son rapport à l’identité québécoise n’est pas problématisé de la même façon que les autres intervenantes et l’on pourrait potentiellement lier ce constat au fait que Côté est un homme blanc, hétérosexuel, de genre normatif, capacité, et de classe moyenne ou aisée.

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Ce montage alterné introductif et introspectif permet une forme d’articulation médiatique d’un même sujet, lui-même entrainant une autoréflexivité sur les concepts d’appartenance et d’identification. Par ailleurs, l’articulation, tout comme la rencontre, ne fixe pas ces caractéristiques mais les explore dans la temporalité du film. Notamment, lorsque MF Gold parle de son expérience au Festival de Films Black de Montréal, elle s’identifie comme « Québécoise » et « contredit » ainsi son affirmation d’origine. C’est dans la rencontre avec d’autres jeunes noir.es qui, comme elle, s’expriment en français et vivent à Montréal, que son identification au Québec prend forme – sans toutefois devenir unilatérale. Ce dynamisme de l’identification permet de déployer la rencontre comme un vecteur de réflexion évolutif et processuel amenant à repenser la rencontre entre des individus (Woodward, 2002; du Gay et Hall, 1997).