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Chapitre 3 : Articulations interpersonnelles et intermédiales; une exploration des relations

3.3 Retour sur un exercice autoréflexif

3.3.1 Le film autoethnographique comme rencontre

Comme la recherche-création autoethnographique est un moment important de l’articulation entre l’expérience et l’identité (Russell, 1999), j’aimerais pousser un peu plus loin ma réflexion sur le film comme rencontre. Pour y arriver, j’ai choisi de prendre en exemple la rencontre avec ma grand-mère. Au départ, j’avais l’intention de rencontrer mes parents et ma grand-mère maternelle, mais sans nécessairement savoir de quelle façon j’allais les intégrer dans le film. Illes ne travaillent pas en cinéma mais en regardent, sans toutefois nécessairement vivre une expérience rejoignant celle que je cherchais à stimuler. Toutefois, je voulais les rencontrer afin de partir de moi, de partir de mes sentiments d’appartenances et de différences puisque c’est dans nos relations familiales que j’ai consolidé une partie de mon identité. Plus le projet avançait, plus j’anticipais ces rencontres, qui allaient définitivement me sortir de ma zone de confort. Le choix de rencontrer uniquement ma grand-mère s’est présenté comme une évidence au fil de la recherche. Je questionnais mes acquis; mon sentiment d’appartenance à la culture québécoise ainsi que mon identité. Interviewer ma grand-mère, avec qui j’ai bon nombre de conversations et d’échanges sur ces questions, me semblait une façon de revisiter mon historicité personnelle :

A prominent theme in contemporary personal cinema is the staging of an encounter with the filmmaker's parent(s) or grandparent(s) who embody a particular cultural history of displacement or tradition […]. The difference between generations is written across the filmmaker's own inscription in technology, and thus it is precisely an ethnographic distance between the modern and the premodern that is dramatized in the encounter – through interview or archival memory or both. One often gets the sense that the filmmaker has no memory and is salvaging his or her own past through the recording of family memory. (Russell, 1999, p. 278)

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C’est autour de la période des Fêtes de décembre 2013 que j’ai entamé une conversation avec ma grand-mère sur l’identité, en partie à cause du tournage de mon film. En effet, sans trop savoir si ce matériel me servirait, j’avais décidé de profiter de ce moment de rassemblement familial pour prendre quelques images, ici et là. Équipée de ma caméra « Super 8 » et d’une caméra numérique, je me suis présentée à la première partie de notre tradition familiale, soit la messe de Noël. Depuis une dizaine d’années, j’évite de me présenter à l’église pour cette messe, malgré les demandes répétées de ma mère de m’y présenter. Naviguant un entre-deux de spiritualités agnostiques et athées, je ne me retrouve pas dans la religion catholique pourtant pratiquée dans ma famille. De plus, en raison de mon genre, de mon sexe et de mon orientation sexuelle, je me sens en réaction face à l’institution catholique. C’est pour le bien de mon film que j’ai décidé d’y aller. Je savais que ma grand-mère serait dans le film, et je voulais récolter des images d’elle en vue du montage. De plus, ma grand-mère est très impliquée dans sa congrégation et participait à l’élaboration de la messe de Noël. Il s’agissait donc d’un moment idéal pour filmer.

C’est le lendemain midi que la rencontre avec ma grand-mère s’est réellement produite. Le passage qui suit est tiré de mes notes personnelles, écrites après ce moment :

Ma grand-mère vient me trouver et me prend à part pour me parler. Elle commence en disant : « de te voir hier, à l’église ». Et sa voix casse. Elle se met à pleurer. De voir ma grand-mère pleurer comme ça, ça m’a bouleversée, ça a déclenché un « merde » dans ma tête. Tout en pleurant, elle arrive à me dire ce que ça signifiait pour elle, de me voir à l’église. Que même si je ne partage pas sa foi, que même si je ne me sens pas bienvenue dans ce groupe, ma présence était pour elle un signe d’acceptation de sa personne, que j’acceptais qui elle est, comment elle est, et que je la supporte dans ce qu’elle fait. Ça a été un coup dur, un sentiment d’avoir failli à mon rôle de petite-fille. D’avoir blessé ma grand-mère par mon orgueil d’agnostique/athée voulant résister à la conversion. J’ai senti le besoin de lui dire que je l’accepte comme elle m’accepte, que je l’admire dans ce qu’elle fait et comment elle le fait. J’ai été incapable d’excuser mon affront, ma volonté de résister et de ne pas plier face aux traditions religieuses, et j’en ai oublié que pour ma grand- mère, c’est différent. Pour elle, c’est son spectacle de l’année, c’est sa fierté quotidienne. Autant elle me défend, et défend toutes les personnes

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queer/homosexuelles, auprès de ses ami.es au quotidien, autant je l’ignore dans sa croyance, dans sa personne. Pour ma grand-mère, la religion n’est pas une source de réponses vides à des questions existentielles. Pour ma grand-mère, la religion c’est une façon de vivre, une façon d’être – un énorme pan de sa vie auquel j’ai tourné le dos pendant des années par peur de contagion.

À la suite de notre échange et quelques jours de réflexion, je lui ai écrit un courriel. Nous avons alors entamé un échange régulier qui persiste encore à ce jour. Je trouve fascinant que la naissance de cet échange, de cette rencontre, réside dans la poursuite de ma recherche. C’est pour cette recherche que je me suis présentée à l’église le 24 décembre, et c’est pour cette raison que ma grand-mère s’est livrée à moi et que nous avons construit une nouvelle relation basée sur des échanges et des réflexions.

Cette rencontre a par le fait même rempli l’espace que je souhaitais consacrer à ma famille. Je n’ai plus senti le besoin de rencontrer mes parents puisque j’avais poussé plus loin encore mes questionnements liés à mon identité et ma différence. Elle m’a aussi permis d’explorer une avenue plus intime et personnelle tout en l’ancrant dans mon expérience. C’est ce qu’une méthodologie autoethnographique m’a permis de faire. Elle m’a permis la navigation de plusieurs niveaux de « conscience » et de réflexion. Tel que le mentionnent Ellis et Bochner :

Autoethnography is an autobiographical genre of writing and research that displays multiple layers of consciousness, connecting the personal to the cultural. Back and forth autoethnographers gaze, first through an ethnographic wide-angle lens, focusing outward on social and cultural aspects of their personal experience; then, the look inward, exposing a vulnerable self that is moved by and may move through, refract, and resist cultural interpretation. […] In these texts, concrete action, dialogue, emotion, embodiment, spirituality, and self-consciousness are featured, appearing as relational and institutional stories affected by history, social structure and culture, which themselves are dialectically revealed through action, feeling, thoughts, and language. (Ellis et Bochner, 2000, p. 739)

Le désir d’une rencontre avec ma grand-mère m’a permis d’ouvrir ma recherche entière à ce niveau de réflexion émotive. Plus tard dans le processus de ma recherche, je lui ai envoyé le montage image final de mon documentaire via youtube. Elle avait mentionné avoir hâte de voir le

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résultat de mon travail et le montage était suffisamment avancé pour que je lui montre. Elle m’a envoyé un courriel, quelques jours plus tard, mentionnant qu’elle avait beaucoup aimé le film, qu’elle avait pris beaucoup de notes et avait beaucoup de questions. Je suis allée lui rendre visite à Trois-Rivières quelques jours plus tard. Sa première question a été : « Es-tu heureuse? ». Perplexe, je lui ai répondu que oui, et j’ai cherché à comprendre pourquoi cette première question lui venait en tête après le visionnement de mon film. Elle m’a expliqué ne pas rencontrer beaucoup de « jeunes » personnes qui se « questionnent » autant. Pour elle, ces questionnements sont vitaux et nécessaires mais peuvent rapidement devenir lourds émotionnellement. Notre échange de cet après-midi-là fait partie de ces moments privilégiés que j’entretiens avec ma grand-mère. Notre lien est unique et sa place dans mon projet était nécessaire.