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Chapitre 2 : Une rencontre méthodologique entre l’autoethnographie et la recherche-

2.1.3 Influences filmiques

Dans la tradition du documentaire et du film expérimental, plusieurs films présentent des caractéristiques qui s’apparentent à la direction que j’ai empruntée pour cette recherche-création. Par exemple, j’ai été marquée par le travail de plusieurs réalisatrices, dont Su Friedrich, Paule Baillargeon, Anne Claire Poirier et Agnès Varda; leur démarche est singulière et elles font appel à diverses stratégies autoréflexives (Nichols, 1985). Dans le cadre de mon projet de recherche- création de maîtrise, j’ai rencontré Anne Claire Poirier à plusieurs reprises. À cette époque, cette rencontre a bouleversé ma conception de la recherche, stimulant chez moi un désir de l’aborder différemment, c’est-à-dire par le biais du médium cinématographique. Notamment, j’ai été fortement influencée par Les filles du Roy (Poirier, 1974), qui relate l’histoire des femmes au Québec, de l’arrivée des filles du Roy en Nouvelle-France à la présence des femmes sur le marché du travail en 1974. Sa démarche de recherche est ponctuée par son expérience personnelle, visible par des rencontres avec sa mère, sa grand-mère et d’autres femmes qui ont marqué son cheminement personnel et professionnel. D’un point de vue filmique, Poirier

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juxtapose plusieurs formes d’expression cinématographique, tantôt documentaire, tantôt fictionnelle ou expérimentale (notamment dans De mère en fille (Poirier, 1968), Les filles du Roy (Poirier, 1974), Tu as crié: Let me go! (Poirier, 1996) et Mourir à tue-tête (Poirier, 1979)). Elle engendre une recherche sur le cinéma comme médium et une réflexion sur ce dernier à travers la pratique d’un cinéma engagé et politique. En plaçant l’expérience personnelle au centre de la mise en scène et en utilisant sa voix pour la narration de certains de ses films, Poirier apporte une touche très personnelle à un sujet plus large, comme ce fut le cas dans Les filles du Roy (Poirier, 1974) ou Tu as crié: Let Me Go! (Poirier, 1996). Sa réflexion sur le cinéma comme média/médium, mais aussi comme canevas, transparaît dans son travail de l’image et du son.

Agnès Varda a une filmographie impressionnante, regroupant documentaires et films de fiction. Son cinéma est empreint d’intimité et d’autoréflexivité. Dans Les glaneurs et la glaneuse (Varda, 2000), Varda travaille sur et à travers le cinéma, en utilisant la caméra numérique de petite taille et la caméra numérique de plus grande taille (les formats et les capteurs d’enregistrement offrant différentes textures et qualités visuelles) – elle les fait jongler tout au long de sa narration, afin de réfléchir au principe de « glaner des images », comme d’autres glanent de la nourriture. Elle travaille avec et sur les intervenant.es de son film, en les filmant tantôt comme objet, tantôt comme sujet. Elle dynamise, par le biais de l’audio et du visuel, donc sur le plan technique, la narration de son film dans le but de provoquer une réflexion plus approfondie face à sa propre réflexion sur la nourriture, le gaspillage et les lois entourant la production agroalimentaire. Dans Les plages d’Agnès (Varda, 2008), elle présente une relecture autoréflexive de son œuvre, ce qui lui permet de combiner à la fois une démarche de recherche à travers l’histoire du cinéma, et à la fois, plus spécifiquement, à travers son œuvre des soixante dernières années. Elle revisite certaines scènes, certaines photographies et certains lieux qui ont

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été déterminants dans son travail de réalisatrice, pour les re-présenter à nouveau à travers l’histoire de la France et son expérience personnelle.

Sur un ton tout aussi personnel qu’autobiographique, Paule Baillargeon présente dans les Trente tableaux (Baillargeon, 2011), un documentaire atypique qui revisite sa vie, ses relations intimes et son ressentiment par rapport à son/au cinéma. Introduisant le tout par des anecdotes, elle les transforme rapidement en critiques puissantes face à diverses institutions, incluant la famille, la culture et surtout l’industrie cinématographique québécoise. Elle revisite des passages de sa vie à travers la caméra et son expérience actuelle de filmer à l’intérieur d’une institution comme l’ONF. Elle travaille sur son œuvre, revoyant plusieurs passages des films qu’elle a réalisés au fil du temps. Elle combine cette imagerie à une expérimentation visuelle, passant de dessins fixes et animés à des plans plus larges de la nature ou d’elle-même, sur une narration poétique, politique et engagée. Ainsi, Baillargeon expose les frontières entre la pratique cinématographique et la réflexion théorique sur un sexisme internalisé et présent sous diverses formes dans la société québécoise.

Finalement, dans Sink or Swim (Friedrich, 1990), Su Friedrich aborde le cinéma d’un angle plus expérimental, par un collage de films de familles sur lesquels se juxtapose une narration lue par une jeune fille. Cette narration s’inspire vraisemblablement de récits de sa vie quotidienne « réelle ». Plusieurs moments de silence apportent au film une dynamique déplacée – j’entends par ce déplacement le fait que le produit « audiovisuel » vacille entre audio et visuel, qu’une relation non-corrélative s’installe entre les deux afin de transformer la combinaison habituelle du cinéma narratif en réflexion théorique du processus cinématographique.

Friedrich’s Sink or Swim consists of a series of voice-over anecdotes that are “illustrated” or “accompanied” by images, creating a dynamic interplay between two levels of discourse that occasionally converge. […] The most ambivalent convergence is the relation between the speaking voice (that of a young girl’s) – “the girl” that she refers to – and the many shots of different young girls, all of

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which are in turn ambiguously related to the filmmaker herself. […] The convergences of Sink or Swim are stunning precisely because they figure the displacement between sound and image as an impossibility of representation, a perpetual gap between image and reality that is never, except momentarily, bridged. (Russell, 1998, p. 365)

Catherine Russell développe une analyse de Sink or Swim (Friedrich, 1990) qui s’intéresse particulièrement à cet aspect fondamental de Friedrich :

Sink or Swim (1990), Friedrich’s cinematic analysis of her ambivalent relationship with her father, works very differently. In contrast to the empathy that is achieved with her mother in The Ties that Bind, this film is characterized by a great tension between sound and image. Its narration, spoken by a young girl, refers to “a girl” and her father in the third person. The image track features many girls and fathers – Friedrich’s own home movies mixed with found footage and other original material shot by Friedrich.

Friedrich routinely incorporates footage of anonymous people into her work in order to explore the parameters of her identity – as a woman and as a lesbian. In contrast to conventions of autobiographical filmmaking, she refrains from “personal expression” as a key to identity. Instead, she finds herself struggling with social codes and cultural techniques to represent herself as a witness even to her own childhood. (Russell, 1998, p. 360)

Le travail formel de Friedrich, notamment les différentes textures visuelles, a inspiré mon recours au « Super 8 » et au développement « maison » de la pellicule. De plus, sa façon bien personnelle d’explorer la notion d’identité trouve écho dans ma démarche autoethnographique.

Ces cinéastes ont toutes, à leur manière, placé l’autoethnographie au centre de plusieurs de leurs films. Il s’agit pour moi d’autant d’exemples de comment cette méthodologie se matérialise à l’intérieur d’un exercice créatif, mais ils me permettent aussi de comprendre pourquoi cette méthode de travail permet la rencontre entre la recherche et la création. Le fait d’assumer sa position de chercheure mais aussi d’assumer son positionnement identitaire personnel à l’intérieur d’une création cinématographique ouvre la possibilité d’élaborer un document basé sur l’expérience souvent marginalisée et permettant la réflexion critique.

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2.2 Une articulation méthodologique entre l’autoethnographie et la recherche-création