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« Eh bien moi, je vous affirme que les Autres pensent aussi ! Et je peux même vous préciser que leur pensée est non seulement une véritable pensée mais qu’elle est radicalement hétérogène à celle des « Blancs »1. »

Professeur de psychologie à l’Université Paris 8, Tobie Nathan revendique le statut d’héritier de Devereux, dont il prolongerait l’œuvre depuis de nombreuses années tout en ayant su prendre quelques distances. Disciple fidèle de 1971 à 1981, il a effectivement rédigé une thèse de Doctorat sous sa direction (Idéologie sexuelle et névrose, publiée en 1977), l’a parfois

1. Nathan T., « Manifeste pour une psychopathologie scientifique » (1995), in Nathan T., Stengers I., Médecins et

remplacé pour assurer son séminaire d’ethnopsychiatrie à l’École des Hautes Études et obtint grâce à lui, dans cette même institution, un enseignement durant l’année 1977-78. Puis survient la rupture définitive en 1981, sous l’impulsion du Maître.

La véritable urgence pour Nathan et ses collègues d’alors réside dans l’invention d’une clinique, dans la construction d’un dispositif ethnopsychiatrique permettant une prise en charge effective des patients migrants, maghrébins et parfois africains. Or Devereux a certes fourni un cadre théorique et méthodologique mais nullement le cadre clinique et technique qui pourrait en découler ; d’où l’enjeu de formaliser un dispositif spécifique là où le Maître n’aurait cessé de maintenir une orientation épistémologique et universaliste. Si le souci dont témoigne Nathan s’enracine bien dans les difficultés cliniques rencontrées dans la prise en charge de patients migrants, il importe de souligner qu’aucune référence précise n’est faite au précédent paradigme de la psychopathologie de la migration, hormis une note de bas de page dans La folie des autres, renvoyant le terme de « sinistrose » à l’article d’Almeida sur Les perturbations mentales chez les migrants1. Et parmi tous les auteurs dont nous avons parlé

jusqu’à présent, seul Ifrah est rapidement mentionné à quelques reprises, sur le thème des désordres ethniques. Un tel oubli (que nous estimons délibéré) souligne a minima la volonté de rompre définitivement avec cette tradition et vient renforcer le caractère a priori novateur du propos – l’auteur s’évertuant à répéter qu’aucun cadre hormis le sien, n’est en mesure d’apporter aux migrants une réponse thérapeutique adaptée, faute d’une prise en compte heuristique de la culture au sein du dispositif. En effet, tout comme chez Ifrah, le terme de « migrant » désigne ici une altérité culturelle et non plus une condition sociale mais, malgré la commune référence à Devereux et l’affirmation d’un intérêt exclusif envers le registre culturel, ces deux versions d’une ethnopsychiatrie des migrants vont vite révéler certaines divergences fondamentales. Plus globalement, l’ethnopsychiatrie version Nathan est dès le départ orientée par la recherche d’un tracé inédit des lignes de construction du dispositif clinique, lorsque celui-ci se met à l’épreuve des migrants en tant que représentants d’une culture particulière. Le souci de prise en charge thérapeutique implique donc de facto une refonte complète de la théorie du cadre, et nous verrons par la suite comment cette voie d’entrée va aboutir à un projet d’une portée nettement plus ambitieuse : celui d’une authentique révolution scientifique dans le domaine de la psychopathologie.

Véritable laboratoire d’expérimentations d’où la révolution pourrait bien advenir, la première consultation d’ethnopsychiatrie version Nathan voit le jour en 1979 à l’Hôpital Avicenne de Bobigny dans le service de psychopathologie dirigé par S. Lebovici. Elle se déplacera ensuite, en 1988, vers le centre de Protection maternelle et infantile de Villetaneuse jusqu’en 1992, tandis que la précédente est poursuivie par une équipe de collaborateurs (pilotée par M.R.

1. Nathan T., La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, 1986, op. cit., p. 81, note 18. Dans la bibliographie en fin d’ouvrage, l’article est d’ailleurs intitulé « La perturbation mentale chez les migrants ».

Moro, qui dirige aujourd’hui le service). Puis en 1993, est fondé le Centre Georges Devereux au sein de l’UFR de Psychologie de l’Université Paris 8. Il s’agit d’un centre clinique universitaire dirigé par Nathan, dont l’objectif est d’être à la fois un lieu d’aide psychologique destiné aux populations migrantes, et un lieu d’enseignement et de recherche ayant à ce titre permis d’encadrer plus d’une trentaine de thèses.

Les idées défendues par Nathan, alliées à un style volontiers péremptoire et polémique, vont rapidement être l’objet de nombreuses critiques émanant pour la plupart de cliniciens français condamnant sans appel les dérives culturalistes – voire ethnicistes et néo- colonialistes – de cette nouvelle version de l’ethnopsychiatrie. Le débat, mêlant à des degrés divers clinique et politique, est d’ailleurs tel qu’il quitte un temps le cercle restreint des publications spécialisées pour investir celui d’une presse davantage grand public1. Il ne

s’agira pas ici de revenir sur chacune de ces critiques, d’autant que nous en croiserons

1. Voici à titre indicatif une sélection chronologique (1991-2000) et fort peu exhaustive de références venues ponctuer le débat :

• Cahiers Intersignes, 1991, 3, « Parcours d’exil ». (Actes du colloque « Incidences cliniques de l’exil », Paris, mai 1991).

• Dahoun Z.K.S., « Les us et abus de l’ethnopsychiatrie », Les Temps Modernes, 1992, 552-553 : 223-253. • Nathan T., Fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était... Principes d’ethnopsychanalyse, Grenoble, La

Pensée Sauvage, 1993.

• Nathan T., L’influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994.

• Rechtman R., « De l’ethnopsychiatrie à l’a-psychiatrie culturelle », L’Évolution Psychiatrique, 1995, 60, 3 : 637-649.

• Douville O., (dir.), Anthropologie et Cliniques. Recherches et Perspectives, Rennes, Éditions ARCP, 1996 (Actes du colloque « Anthropologie et Cliniques. Recherches et Perspectives », Rennes, mai 1994).

• Nathan T., « Entretien », Le Monde, 22 octobre 1996.

• Benslama F., « L’illusion ethnopsychiatrique », Le Monde, 4 décembre 1996. • Dorès M., « Le psy, le chaman et le charlatan », Le Monde, 4 décembre 1996. • Nathan T., « Une psychologie qui prend des risques », Le Monde, 4 janvier 1997.

• Latour B., Stengers I., « Du bon usage de l’ethnopsychiatrie », Libération, 21 janvier 1997. • Sibony D., « Tous malades de l’exil », Libération, 30 janvier 1997.

• Policar A., « La dérive de l’ethnopsychiatrie », Libération, 20 juin 1997. • Nathan T., « Pas de psychiatrie hors les cultures », Libération, 30 juillet 1997.

• Henry C., « La case de l’oncle Tobie », Psychopathologie Africaine, 1997, XXVIII : 107-111. • Psychologie clinique, nouvelle série, 1997, 3, « Les sites de l’exil ».

• Psychologie clinique, nouvelle série, 1997, 4, « L’exil intérieur ».

• Douville O., Natahi O., « De l’inactualité de l’ethnopsychiatrie », Synapse, 1998, 147 : 23-30.

• Benslama F., « Épreuves de l’étranger », in Ménéchal J. (dir.), Le risque de l’étranger. Soin psychique et

politique, Paris, Dunod, 1999 : 54-76.

• Fassin D., « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit », Genèses, 1999, 35 : 146-171. • Roudinesco E., « Je plaide pour la liberté de ne pas être toujours ramené à mes racines », Politis, 1999, 577 :

20-23.

• Douville O., « Notes sur quelques apports de l’anthropologie dans le champ de la clinique « interculturelle » »,

L’Évolution Psychiatrique, 2000, 65 : 741-761.

• Fassin D., « Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies africaines aux banlieues parisiennes », L’Homme, 2000, 153 : 231-250.

• Moro M.R., Giraud F., « L’exil et la souffrance psychique », Esprit, 2000, 7 : 155-168.

• Nathan T., « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de

l’ethnopsychiatrie », Genèses, 2000, 38 : 136-159 ; repris dans Nathan T., Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2001 : 69-110.

• Rechtman R., « De la psychiatrie des migrants au culturalisme des ethnopsychiatres », Hommes & Migrations, 2000, 1225 : 46-61.

plusieurs dans les prochaines sections de la thèse. Et nous nous contenterons pour l’instant de donner la parole à Tobie Nathan lui-même qui, en 2000, pose de la manière suivante les termes de la controverse qu’il a fait naître :

« Ils ont la prétention de faire apparaître les travers politiques – voire les alliances « objectives » – de l’ethnopsychiatrie afin de la disqualifier, non pour des raisons scientifiques, mais du fait qu’elle viendrait en contradiction avec des impératifs moraux soit de gauche, « contre les lois de la République », soit de nature psychanalytique, « contre le sujet ». Les énoncés les plus caricaturaux – qui pourraient même se révéler drôles s’ils ne semaient des germes de tragédie – étant ceux qui énoncent que la reconnaissance de l’inconscient freudien équivaut à une sorte d’adhésion aux principes républicains (« Immigrés, faites une psychanalyse et vous deviendrez républicains ! »). Au-delà des rancœurs, ces énoncés provenant tous d’une même tendance psychanalytique sont tout de même, me semble-t-il, le signe d’une certaine incompréhension des enjeux réels d’une pratique psychologique avec les migrants1. »

Cette réponse nous apparaît bien exemplaire de la logique argumentaire actuelle de l’auteur puisqu’elle rejette de principe la moindre critique émanant d’une rationalité psychanalytique ici recollée sur un projet politique, et répond sur le terrain de la pratique clinique qui fonctionnera toujours comme la référence centrale de légitimation2. Le recours à la clinique

devient en effet l’argument d’autorité au nom duquel tout énoncé critique sera souverainement dévalorisé, dès lors qu’il oserait se situer en dehors du dispositif lui-même – position d’ailleurs tout à fait cohérente avec les options épistémologiques de l’auteur. Si ce rapport particulier à la clinique en tant que référence centrale de légitimation accompagne les textes de Nathan depuis le début, son rapport à la psychanalyse a quant à lui nettement évolué puisque celle-ci est passée du statut de cadre théorique et clinique à celui de prototype d’une pensée occidentale ethnocentriste, à combattre comme telle. Il faudrait ainsi distinguer au moins deux périodes dans le frayage de l’ethnopsychiatre, le grand virage s’amorçant visiblement entre 1988 et 1993. Les deux périodes s’inscrivent toutefois dans une véritable continuité de sorte que l’actuel rejet de la psychanalyse n’est peut-être qu’une conséquence logique des prémisses du système.

1. Nathan T., « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethno- psychiatrie », 2000, op. cit. ; repris dans Nathan T., Nous ne sommes pas seuls au monde, 2001, op. cit. : 69-110 ; p. 71.

2. Sur cette logique, telle qu’elle s’est notamment déployée chez Malinowski et Lévi-Strauss dans leurs rapports conflictuels à la psychanalyse, voir : Pulman B., « Le débat anthropologie/psychanalyse et la référence au « terrain » », Cahiers Internationaux de Sociologie, 1986, LXXX : 5-26 ; p. 12.

[4.3.1] Premier mouvement : la négociation

« Disons les choses clairement : la psychiatrie occidentale s’est révélée incapable d’assurer la santé psychique des membres de sociétés traditionnelles, tant dans leur pays d’origine que dans la migration1. »

Cette citation, première phrase du Sperme du diable, situe d’emblée l’enjeu et l’urgence des recherches de Nathan : mettre au point un dispositif clinique livrant une réponse enfin pertinente aux difficultés psychiques rencontrées par les migrants en tant que membres de sociétés traditionnelles, là où la psychiatrie n’a eu de cesse d’échouer. Ce dernier constat, ayant dans la démonstration valeur d’axiome, trouverait son motif dans la difficulté pour les cliniciens d’intégrer au sein de leurs pratiques la différence de culture, de modes de pensée et de représentations du monde singulièrement distincts de ceux occidentaux. En effet lorsque la commune appartenance culturelle n’est plus la règle, lorsque le patient est issu d’une culture non occidentale, le clinicien risque fort de ne plus savoir comment orienter son travail ou, cas plus problématique, de ne pas respecter le droit du patient à s’exprimer non seulement dans sa langue, mais bien dans le cadre d’une logique de pensée culturellement déterminée. Partant, quel que soit le dispositif thérapeutique proposé à un patient migrant, il restera foncièrement inadapté s’il s’obstine à méconnaître, de manière consciente ou non, le rôle crucial joué par la culture dans la structuration de la pensée et du désordre. Or seule l’ethnopsychiatrie semble être en mesure de fournir un cadre à la fois théorique et technique susceptible de résoudre ces difficultés.

Les rapports psychisme/culture

Pour bien saisir les ressorts du cadre qui va être construit, il convient d’expliciter la conception des rapports psychisme/culture qui le sous-tend ; c’est-à-dire, appréhender en premier lieu la manière avec laquelle Nathan entend s’inscrire dans la lignée complémentariste. Devereux a selon lui mis au point une méthodologie du double discours qui suppose de la part de l’ethnopsychiatre la maîtrise de deux discours non simultanés, dont aucun ne peut être subordonné à l’autre. Cette proposition placerait ipso facto le chercheur et le clinicien dans une position de double jouant sans cesse sur/avec la frontière, l’interface entre les discours. Il s’agit donc d’une discipline qui élèverait la frontière au statut d’objet d’étude à part entière. Ceci posé, Nathan peut envisager les rapports tissés entre psychisme et culture sur le même modèle du double : ces deux structures constituent des doublets, des structures homologiques co-émergentes :

1. Nathan T., Le sperme du diable. Éléments d’ethnopsychothérapie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Les Champs de la Santé, 1988 ; p. 13.

« Quoiqu’elles s’acquièrent indépendamment, ces deux structures entretiennent entre elles des rapports d’homologie : l’une est le double de l’autre. Elles sont toutes deux gérées par les catégories du dedans/dehors et du manifeste/latent. Le sujet existe si – et seulement si – ces deux structures coexistent en lui dans un rapport homologique1. »

Dès lors, pas de sujet humain s’il n’est nanti d’une culture et d’un psychisme. Et dans cette perspective, les énoncés « l’homme est un être de culture » et « l’homme est un être doué de psychisme » deviennent alors strictement équivalents. Citons une nouvelle fois l’auteur afin d’illustrer les particularités d’un tel nouage :

« [...] la culture utilise les mêmes éléments que le psychisme, les agence à l’aide des mêmes processus, a recours aux mêmes mécanismes de défense. De ce fait, tout homme possède au sein de son psychisme deux organisations qui fonctionnent en double : appareil psychique et culture2. »

Le double discours tenu par l’ethnopsychiatrie inviterait de fait au dédoublement de ce que l’on nomme habituellement « psychisme » en deux structures : d’une part la culture telle que l’ethnologie peut l’étudier en ses diverses variations et, d’autre part, l’appareil psychique tel que construit par la métapsychologie freudienne. Ainsi sur le registre du préconscient, la culture vécue devient le double du moi tandis que sur le registre inconscient, l’inconscient ethnique devient le double de l’inconscient idiosyncrasique. Et la stabilité du système n’est effective qu’à la condition d’étayages constants entre les structures : l’organisation psychique s’étaie en permanence sur l’organisation culturelle qui, si elle est certes externe puisqu’elle préexiste au sujet, n’en est pas moins intériorisée. Plus précisément, l’enveloppe psychique s’étaie sur l’enveloppe culturelle, de la même manière que le portage primaire de la mère par l’enfant est relayé par le portage culturel de la psyché. Tout ce montage, en tant que système logique de correspondance et de réduplication des contenants psychiques et des contenants culturels, garantit ainsi l’équilibre et la fonctionnalité des limites moi/non-moi, dedans/ dehors, manifeste/latent etc. On perçoit mieux, maintenant, en quoi la prise en charge de patients migrants implique nécessairement une attention soutenue envers les données culturelles, puisque la culture est ici pensée comme l’enveloppe formelle du psychisme. Le clinicien a donc affaire à des sujets qui certes ne diffèrent pas des autres du point de vue de l’universalité des règles de fonctionnement psychique mais qui, toutefois, portent en eux un référentiel culturel hétérogène organisant spécifiquement l’image du corps, l’identité, l’écran du rêve, le symptôme etc.

1. Nathan T., La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique, 1986, op. cit., p. 34. 2. Ibid., p. 212.

La problématique du désordre

Attardons-nous dorénavant sur la manière avec laquelle Nathan envisage la problématique du désordre, du symptôme. Au regard des précédents développements, il devient évident que ce dernier trouvera une grande part de détermination dans le registre de la culture. S’il est certes possible d’envisager que le symptôme prend racine dans un conflit intrapsychique, il demeure inéluctablement codé dans un texte culturel ou, plus précisément, structuré par une théorie étiologique. Dérivé de celui de désordre ethnique, ce concept désigne tout d’abord un mode d’explication culturel du désordre dont la thématique est essentiellement magico- religieuse. Possession, sorcellerie, envoûtement, maraboutage, transgression de tabou, philtres etc., constituent ainsi autant de théories étiologiques traditionnelles balisant les voies d’expression de la maladie, prescrivant au conflit une forme. Toutefois,

« ces « théories étiologiques » ne sont pas seulement de parole et de pensée, elles sont aussi de corps et de groupe. Si, très souvent, le malade en ignore tout ou au moins une grande part, en revanche, son corps le sait et se comporte de manière à peu près conforme1. »

L’individu se conformerait donc à une théorie traditionnelle du désordre, incarnerait à son insu l’explication culturelle de ce dont il souffre. Mais il ne s’agit pas seulement d’une « théorie » car celle-ci contient en elle-même le type de traitement, donc de thérapeute, nécessaire pour résoudre le trouble. Autrement dit, le patient donne à voir par son symptôme une théorie que seul un thérapeute traditionnel peut énoncer. En conséquence, les étiologies traditionnelles doivent également, et surtout, être considérées comme des outils ou des procédés techniques permettant la rencontre entre un patient et un thérapeute. Le processus thérapeutique s’enclenche plus précisément lorsque patient et thérapeute sont reliés par une théorie étiologique commune – thèse explicitement dérivée du triangle thérapeutique proposé en 1970 par J. Pouillon, par lequel l’ethnologue caractérise la dynamique de la relation thérapeutique selon un triangle, que chaque société détermine précisément, dont les sommets sont constitués par le malade, le médecin et le « mal » (l’explication de la maladie)2.

La théorie étiologique prescrit ainsi le type de rapport entre patient et thérapeute en ce qu’elle engage un mode de traitement particulier – traitement qui, quelle que soit sa forme, permettra de restituer un sens au trouble, de le réinstaurer dans une temporalité et de redessiner les contours des limites visible/invisible, présent/passé, vie/mort, dedans/dehors etc. Bref la théorie étiologique, dès son énonciation par le thérapeute, offre au patient un contenant fonctionnel sur lequel la psyché peut à nouveau s’étayer. Et dans la mesure où la

1. Nathan T., Le sperme du diable. Éléments d’ethnopsychothérapie, 1988, op. cit., p. 129.

2. Pouillon J., « Malade et médecin : le même et/ou l’autre ? (Remarques ethnologiques) », Nouvelle revue de

problématique du désordre ne peut plus se concevoir en dehors du système étiologico- thérapeutique qui lui donne forme, signification et résolution, il devient logiquement impératif pour l’ethnopsychiatrie de mener des études approfondies sur les systèmes de soin traditionnels qui, loin de fonctionner selon une logique « irrationnelle » voire « primitive », constituent au contraire des techniques thérapeutiques pleinement rationnelles, rigoureuses et efficaces.

Les incidences cliniques de la migration

Qu’en est-il maintenant de la conception ethnopsychiatrique des troubles présentés par les patients migrants ? L’hypothèse générale est celle d’un traumatisme de la perte du cadre culturel ou, version 1986, d’un traumatisme de la perte du double culturel1. Elle désigne

donc la perte du contenant, la rupture de l’étayage de la psyché sur son enveloppe culturelle. Cette perte (l’auteur parle aussi de perte de la culture d’origine) ne devient traumatique qu’à la survenue d’un événement qui, pour être métabolisé par la psyché, nécessite l’étayage et la fonctionnalité de la « barrière muqueuse-culturelle ». Les migrants peuvent vivre de manière tout à fait adaptée dans leur nouvel environnement – quoique au prix d’un certain clivage entre les mondes – jusqu’à ce qu’une crise les confronte à l’impossibilité de trouver un contenant offrant les appuis suffisants pour y faire face. Nathan propose alors de distinguer quatre type de crises liées au phénomène migratoire. Le premier concerne la fameuse névrose traumatique survenant à la suite d’un accident du travail, où nous reconnaîtrons bien entendu la sinistrose. L’auteur pose l’hypothèse que ce n’est pas l’accident du travail lui- même qui produit la névrose traumatique, mais bien la perte du cadre culturel qui ne prend sa valeur que dans un après-coup :

« Tel patient algérien, en France depuis vingt ans, marié depuis une dizaine d’années, ne développera sa névrose traumatique que lorsqu’il sera confronté au fait qu’il est obligé de recourir aux compétences de sa fille, âgée de neuf ans, pour lire ses documents