• Aucun résultat trouvé

« Différents travaux montrent qu’il y a un taux de morbidité psychiatrique plus élevé chez les Migrants par rapport à la population autochtone1. »

« En revanche, toutes les études portant sur la pathologie mentale en milieu transplanté montrent que la fréquence des troubles observés n’est pas supérieure à ce qu’elle est dans la population autochtone2. »

1. Bensmail B., « Notes sur les aspects transculturels et psychopathologiques de la migration maghrébine en France », Psychopathologie Africaine, 1990-1991, XXIII, 3 : 305-327 ; p. 315.

2. Scotto J.C., Antoni M., Dravet A., Frot N., Pin M., Warnery F., « Santé mentale et migration : aspects actuels »,

La première étude statistique conséquente sur la fréquence de la morbidité psychiatrique des migrants en France paraît en 19541. Ses auteurs (G. Daumézon, Y. Champion et J. Champion-

Basset) prennent appui sur le nombre d’admissions de patients nord-africains à l’hôpital Sainte-Anne entre 1945 et 1952, et concluent à un taux d’incidence morbide bien plus élevé dans cette population que dans celle autochtone puisque les données brutes indiquent un chiffre de 2.70‰ pour la première contre 1.15‰ pour la seconde. Ces chiffres diminuent toutefois sensiblement lorsque l’on prend en compte dans les calculs des indices pondérés tels la distribution d’âge, le sexe, l’état civil, le niveau économique, une première hospitalisation ou une réadmission etc. Ces résultats confirment d’ailleurs plusieurs études anglo-saxonnes qui, passées les données brutes indiquant des taux de deux à trois fois supérieurs, relativisent considérablement ce premier constat au fur et à mesure de l’introduction de nouvelles variables. Par exemple, l’étude de Malzberg évoquée précédemment (Mental disease among native and foreign born whites in New York State, 1936) fait tout d’abord apparaître un taux brut de 115,1 pour les blancs d’origine étrangère contre 58,7 pour les autochtones. Mais l’utilisation de divers paramètres tels que la répartition par classes d’âge l’amène finalement à nier l’existence d’une différence significative de morbidité. Plus globalement les divergences sont particulièrement flagrantes d’une étude à l’autre et elles s’expliquent par les difficultés méthodologiques relatives à la sélection des échantillons. Comment parvenir en effet à une homogénéisation au regard des disparités démographiques, sociales et économiques des populations de référence ? Sur la base d’une synthèse des différents travaux, Berner et Zapotoczky aboutissent à la conclusion que tous les arguments prenant appui sur ces données statistisques doivent être avancés avec la plus grande réserve et considérés comme provisoires faute de méthodologies vraiment fiables2.

[3.2.1] Troubles du regard

« [...] l’absence, chez beaucoup de transplantés, de relation obligatoire entre une symptomatologie donnée et une évolution précise, ne peut pas rester sans répercussions sur la nosologie psychiatrique dans la mesure où une telle relation était l’idée directrice de ces systèmes nosographiques3. »

« En outre, on y constate un polymorphisme dynamique propre qui fait qu’au cours de la même existence pathologique, les syndromes appartenant à des groupes nosographiques 1. Daumézon G., Champion Y., Champion-Basset J., « Étude démographique et statistique des entrées masculines nord-africaines à l’Hôpital psychiatrique de Sainte-Anne de 1945 à 1952. », L’Hygiène Mentale, 1954, XLIII, 1 : 1-20 ; 1954, XLIII, 3 : 85-107.

2. Berner P., Zapotoczky H.G., « Psychopathologie des transplantés », 1969, op. cit., p. 139. 3. Ibid., p. 141.

inconciliables ailleurs vont se mélanger ou se succéder à un rythme plus ou moins accéléré1. »

« Vouloir faire entrer ces maladies dans un cadre nosologique précis devient hasardeux ; au mieux est-on tenté souvent de porter le diagnostic « syndrome névro-psychotique multiforme » entité n’existant évidemment pas dans la nosographie psychiatrique traditionnelle2. »

La très grande majorité des spécialistes s’accordent nettement à dire qu’il n’y a pas de syndrome spécifique de la transplantation, que l’accumulation de signes ne permet manifestement pas d’aboutir à l’autonomisation d’un tableau clinique unitaire. On est donc a priori fort éloigné de l’affirmation péremptoire d’un syndrome commun à tous les transplantés. Néanmoins les diverses tentatives nosographiques et leur recoupement laissent bientôt apparaître quelques régularités, de sorte qu’il reste possible de dégager un minimum de traits permettant peut-être de constituer une classe. La très classique distinction états aigus/états chroniques va effectivement permettre de répartir les symptomatologies les plus fréquemment rencontrées selon une perspective synchronique (un groupement de signes opposé à un autre) et diachronique (l’évolution des signes tout au long de l’histoire du patient et, surtout, de sa maladie). Ce n’est cependant pas ce relatif consensus qui, selon nous, garantit à une telle classe nosographique la moindre consistance. Si des signes se donnent effectivement à voir de manière tout aussi régulière que bruyante, force est de constater la difficulté des cliniciens à les déchiffrer ou, plus simplement, à les lire. Tout se passe alors comme si l’excès de visibilité était ici, en quelque sorte, corrélatif d’un défaut de lisibilité.

Classification synchronique

La méthode la plus fréquente consiste donc à répertorier les troubles selon les deux catégories états aigus/états chroniques et nous prendrons ici pour base de présentation, tout en la complétant, la classification synthétique proposée par D. Moussaoui et G. Ferrey3.

États aigus

Phénomènes manifestement les plus rencontrés par les psychiatres, les états aigus peuvent se diviser en trois groupes. Tout d’abord, les crises d’angoisse souvent qualifiées d’hystériformes à défaut d’une authentique manifestation hystérique. Ensuite, les psychoses délirantes aiguës ou confuso-anxieuses. Proches des bouffées délirantes polymorphes obser-

1. Almeida (de) Z., « Introduction à la psychopathologie de la transplantation », L’Information Psychiatrique, 1972, 48, 2 : 167-173 ; p. 170.

2. Benadiba M., Adjedj J.P., Horber M., Sichel J.P., « Quelques problèmes particuliers posés par la pathologie mentale des transplantés nord-africains », Annales médico-psychologiques, 1980, 138, 1 : 88-94 ; p. 89.

3. Moussaoui D., Ferrey G., Psychopathologie des migrants, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Psychiatrie ouverte, série Nodules, 1985 ; pp. 35-48.

vées chez les autochtones, elles s’en distingueraient toutefois par leur tonalité anxieuse ou agitée. Les délires, à thématique persécutoire ou hypocondriaque accompagnées d’idées d’empoisonnement et d’ensorcellement, ne s’organisent que très rarement en un véritable système et n’évoluent pas, non plus, vers une véritable schizophrénie. Enfin, groupe le plus exemplaire, celui des états dépressifs, volontiers qualifiés d’atypiques. Outre la tonalité anxieuse de l’humeur s’accompagnant parfois d’une agitation prononcée parfois proche de conduites jugées théâtrales, ces états dépressifs restent presque systématiquement masqués par de multiples plaintes somatiques extrêmement répétitives, auxquels R. Berthelier donnera le nom de « dépressions à expression somatique prévalente1 ». On parlera

également d’hystérie, de cénesthopathie, de Mal-partout, de maladie psychosomatique ou encore d’hypocondrie. Il est par ailleurs fréquent que ces états soient accompagnés de conduites d’allure paranoïaque, comme en témoignent les idées de persécution et les attitudes revendicatrices. Le pronostic de ces troubles reste quant à lui objet de débats car si quelques-uns plaident en faveur de leur disparition rapide, la plupart insiste au contraire sur une évolution désespérément traînante qui tend progressivement à la chronicité.

États chroniques

En ce qui concerne les psychoses chroniques, les plus fréquemment observées chez les migrants seraient la schizophrénie dans ses formes paranoïdes et simples et les délires chroniques hallucinatoires ou paranoïaques. Les déséquilibres psychiques tels que les conduites psychopathiques et délinquantes sont rares, à la différence de l’alcoolisme auxquel s’adonnent nombre de transplantés.

Parmi les états névrotiques, on retrouve tout d’abord des troubles anxiodépressifs chroniques proches de la « pseudopsychasthénie » décrite par Sivadon, Koechlin et Guibert. Caractérisés par un contenu peu structuré, une perte progressive de l’intérêt pour l’entourage et une inertie aboulique, on les a parfois curieusement qualifiés d’ « autisme dépressif ». Les névroses phobiques et obsessionnelles structurées, quant à elles, demeurent exceptionnelles et se présentent rarement à l’état pur.

Enfin, la dernière entité classiquement rangée dans ces états névrotiques chroniques est de loin celle qui, véritable objet de fascination, s’est vue consacrer le plus grand nombre de pages. Il s’agit de la version chronicisée des états dépressifs à expression somatique, dont la nomination varie sensiblement d’un auteur à l’autre : cénesthopathies (Alliez et Decombes), états névrotiques de type hystérique (Moussaoui et Ferrey), états psychosomatiques (Daumézon), syndrome hystérique bâtard de l’immigrant (Barros-Ferreira), syndrome

1. Berthelier R., Incidence psychopathologique de la transplantation dans une population musulmane, Thèse pour le Doctorat en Médecine, Lyon, 1966, n°49.

coenestho-dépressivo-anxioypocondriaque (Almeida), états dépressifs psychasthéno- hypocondriaques (Bensmail et al.), névrose invalidante (Pélicier) et pour terminer, sinistrose1... Particulièrement fluctuantes, ces formes symptomatiques se caractérisent avant

tout par des plaintes somatiques multiples sans cause organique précise. « J’ai mal partout » constitue bien souvent la seule et unique doléance, répétée de manière suffisamment insistante pour très rapidement exaspérer les nombreux médecins consultés. Décrivant son syndrome hystérique bâtard de l’immigrant portugais, Barros-Ferreira le caractérise par le tableau suivant :

« fatigue, anxiété, sensations d’étouffement, dyspnée, toux, frissons « de la tête aux pieds » habituellement unilatéraux, paresthésies, mal au ventre (estomac), céphalées et « mal partout », paresthésies, rachi-algies, pleurs et tristesse, peur de mourir ou d’avoir un cancer, asthénie, picotements et contractions des jambes, vomissements, diarrhée, douleurs précordiales, palpitations, lipothymies et syncopes etc.[...] Les symptômes s’entremêlent, fluctuent, se remplacent les uns par les autres sans que l’on puisse avoir la prétention de les saisir et de les dissocier pour en faire à chaque moment une entité nosologique2. »

Pour compléter ce tableau sans parvenir toutefois à l’exhaustivité, il faudrait évoquer de nombreux autres éléments tels que l’hypocondrie quasi-délirante, l’hyper-expressivité, le théâtralisme, les crises d’agitation, la suggestibilité, l’impuissance sexuelle, le « black-out » libidinal, le comportement régressif de type infantile, la perte d’initiative, l’intolérance à la frustration, les attitudes de revendication, les conduites d’allure paranoïaque, etc. De plus, quoiqu’il soit souvent affirmé qu’une telle constellation de signes est repérable chez n’importe quel immigrant, il serait tout de même plus juste de souligner la fréquence avec laquelle ce syndrome est associé aux travailleurs immigrés maghrébins et portugais. Certes,

« les traits de caractère hystérique [...] peuvent être apposés à tort à un migrant originaire d’une culture méditerranéenne3 »

de même que s’il est question la plupart du temps de migrants d’origine maghrébine, on doit éviter d’inférer ici

« une attitude discriminatoire vis-à-vis d’une collectivité parmi d’autres ou, pis encore, quelque présupposé liant psychopathologie et particularité ethnoculturelle4. »

1. Nous présenterons plus en détail ce syndrome dans le point suivant.

2. Barros-Ferreira (de) M., « L’immigrant portugais et « son » hystérie ou l’hystérie de l’immigration »,

L’Évolution Psychiatrique, 1978, XLIII, 3 : 521-548 ; p. 528.

3. Moussaoui D., Ferrey G., Psychopathologie des migrants, 1985, op. cit., p. 40.

4. Scotto J.C., Antoni M., Dravet A., Frot N., Pin M., Warnery F., « Santé mentale et migration : aspects actuels », 1990, op. cit., p. 1000.

Il n’empêche que l’on ne peut tenir pour rien cette solidarité entre l’entité clinique et l’origine présumée des sujets chez qui on l’observe : les désordres somatiques hystériformes restent en France indissolublement liés aux immigrés dits « méditerranéens » et, comme nous le verrons par la suite, l’on cherchera bien souvent dans leurs particularités culturelles, dans le langage culturel méditerranéen de la souffrance, des clefs de compréhension.

Perspective diachronique

La classification précédente procède d’une répartition synchronique des manifestations cliniques les plus fréquemment rencontrées chez les migrants. Fondée sur la distinction aigu/ chronique, elle introduit certes un élément de temporalité mais elle reste peu apte à rendre compte précisément de la dynamique évolutive des symptômes. Plusieurs auteurs ont alors tenté de mettre en lumière cette dynamique le long d’un segment temporel linéaire dont le premier point est représenté par la date d’arrivée sur le territoire. Nous ne mentionnerons ici qu’une seule classification, a priori la plus systématique et la plus célèbre : celle de Z. de Almeida. Ce choix est également orienté par les motifs invoqués par l’auteur pour justifier son approche. Almeida a en effet été l’un de ceux qui ont le plus insisté sur le polymorphisme des troubles psychiques liés à la migration et il va instituer ce constat en une véritable caractéristique clinique : la fluctuation des symptômes chez un même sujet obéit à une logique, celle de la temporalité linéaire :

« En réalité, l’on se trouve en face d’un syndrome d’évolution et de forme particulières qui n’entre pas dans les cadres habituels, dûment étiquetés, de la nosographie classique. À une certaine époque, le patient était vraiment déprimé ; par la suite, il est devenu délirant ; puis il a exhibé des symptômes hystériques, tec. La mobilité vertigineuse des désordres mentaux typiques des migrants pourrait ainsi traduire la réorganisation en profondeur d’une personnalité [...]. Elle va traverser de multiples crises d’identité, difficiles à surmonter, crises qui l’obligeront à assumer des personnages successifs différents1. »

D’où la nécessité de repérer la chronologie des désordres qui seule viendra révéler la dynamique adaptative qui les sous-tend. Nous laisserons pour l’instant de côté cette dynamique au profit de l’exposé de la classification. Celle-ci est proposée trois ans plus tard et repose sur l’étude de près de 1000 dossiers de patients étrangers résidant en région parisienne, observés sur des périodes de trois mois à dix ans. Sont distingués les troubles à court, moyen et long terme2.

1. Almeida (de) Z., « Introduction à la psychopathologie de la transplantation », 1972, op. cit., p. 170. 2. Almeida (de) Z., « Les perturbations mentales chez les migrants », 1975, op. cit., pp. 255-274.

Les troubles à court terme

Il existerait tout d’abord une période de latence entre la migration et l’éclosion des premiers troubles, exempte de manifestations pathologiques. Les premiers signes surgissent entre le troisième et le sixième mois et prennent diverses formes : dépressions réactionnelles accompagnées de conduites d’opposition et d’accentuation des particularités culturelles, rêveries nostalgiques, hypersthénie relationnelle, refuges, paniques... Dans un deuxième temps de l’adaptation apparaissent des crises d’identité proches de la psychasthénie qui viennent révéler une quête de l’estime de soi, l’intériorisation d’une image dévalorisée et le renoncement aux traditions. Almeida insiste également sur les crises de dépersonnalisation, syndrome le plus typique de la psychopathologie de la transplantation. Elles se traduisent par un sentiment d’étrangeté, d’irréalité de soi et du monde extérieur, avec angoisse d’anéantissement. S’exprimant massivement dans le registre corporel, ces crises ne constitueraient pas de véritables entités cliniques mais des moments évolutifs.

Les troubles à moyen terme

Situés entre la fin du premier semestre et la dixième année après la migration, ces états s’avèrent plus organisés que les précédents. Ils peuvent tout d’abord prendre la forme de syndromes névrotiques multiformes combinant des symptômes dépressifs, anxieux, psychasthéniques, hypocondriaques et hystériques. Il peut s’agir également d’épisodes psychotiques aigus multiformes dans lesquels les poussées psychotiques prennent, simultanément ou successivement, des formes dépressives, paranoïdes, cataleptiques, stuporeuses, confusionnelles, oniriques... Les thèmes délirants les plus fréquents sont l’influence et la possession tandis que le pronostic, quant à lui, reste favorable. Les troubles à moyen terme peuvent aussi correspondre à des états névro-psychotiques (dans lesquels les éléments névrotiques et psychotiques se combinent ou se succèdent) ou, enfin, à des sinistroses.

Les troubles à long terme

Ces derniers, situés au delà de la dixième année, provoquent généralement des modifications durables de la personnalité. Sont observés des désordres caractériels se traduisant par des manifestations paroxystiques de type hystérique, dépressif, revendicatif, persécuteur, pervers... et autres. Mention doit être faite, également, des colères violentes et des crises clastiques auto- et/ou hétéro-agressives. Une seconde classe de troubles à long terme rassemble les paranoïas atypiques où prolifèrent les délires chroniques paranoïaques qui disparaissent souvent au bout de quelques années d’évolution. « Atypiques » car ils rapprochent des états hystéro-paranoïaques empreints d’une coloration hystérique et d’une importante polymorphie des thèmes délirants.

[3.2.2] L’in(con)sistance de la sinistrose

Parmi toutes les formes d’états dépressifs à expression somatique, il en est une sur laquelle nous souhaiterions insister davantage, dans la mesure où cette entité clinique constitue manifestement aux yeux des cliniciens la figure la plus extrême, et la plus fascinante, de la chronicisation : la très énigmatique sinistrose. Introduite dès 1908 par Brissaud, elle a d’abord été observée chez des bretons et des auvergnats venus travailler sur les chantiers du chemin de fer parisien. Et dans le contexte de la psychopathologie de la transplantation, elle concernera avant tout les travailleurs immigrés maghrébins et parfois portugais. Berthelier et Lejeune peuvent ainsi affirmer dans leur présentation d’une sinistrose observée chez un travailleur immigré portugais que

« quand on convoque la sinistrose chez les travailleurs immigrés, on profère sans nul doute un lieu commun sinon un pléonasme1. »

Dans le même ordre d’idée, dans son étude sur la sinistrose chez le migrant maghrébin, B. Naili Douaouda indique que

« statistiquement, les sinistroses sont relevées avec plus de fréquence dans la population maghrébine. On relève pas moins des cas sinistrosiques chez les autochtones. Si les migrants maghrébins sont le plus touchés actuellement, cela répond à des données conjoncturelles sur lesquelles il est inutile de s’étendre ; il s’agit présentement de la couche de population la plus défavorisée et aux capacités d’adaptation très précaires. Hier, c’était les Bretons, aujourd’hui ce sont les Maghrébins et à un degré moindre des Portugais2. »

Bretons, auvergnats, maghrébins, portugais ; les sinistrosés ont également été polonais et italiens lorsqu’un psychanalyste allemand, travaillant à l’époque à la clinique de Bürghözli auprès de Jung et Bleuler, les a rencontrés. Les curieux hasards de la lecture nous ont en effet permis de croiser un texte signé Karl Abraham, dans lequel la sinistrose est rapidement évoquée. Le fait est d’autant plus remarquable que sa rédaction date de 1907, soit un an avant la publication de l’article princeps de Brissaud. Et, à notre connaissance tout du moins, il n’est jamais devenu une référence dans la généalogie de la notion – raison suffisante pour lui consacrer quelques lignes supplémentaires3.

1. Berthelier R., Lejeune F., « Les émigrés en France. Problèmes de sinistrose », L’Information Psychiatrique, 1981, 57, 4 : 483-490 ; p. 485.

2. Naili Douaouda B., « La sinistrose chez le migrant maghrébin », Annales médico-psychologiques, 1986, 144, 10 : 1099-1104 ; p. 1101.

3. Signalons, toutefois, au moins une exception : sa brève mention dans l’ouvrage, lu après notre « découverte », de Mohammed Ham : L’immigré et l’autochtone face à leur exil. Cultures d’exclusions et savoirs hors sujet. Essai

La sinistrose, version Abraham

Cette étonnante référence à la sinistrose surgit dans un article de jeunesse consacré au rôle étiologique du traumatisme sexuel infantile1. Discutant les vues freudiennes sur la question –

discussions rétrospectivement jugées erronées, comme l’indique le post-scriptum de 1920 – Abraham soutient la thèse selon laquelle la survenue d’un traumatisme sexuel au cours de l’enfance ne suffit pas à rendre compte de la formation des névroses et des psychoses. Pour qu’un tel événement fasse trace, encore faut-il que l’enfant ait été inconsciemment complaisant : l’enfant subit le traumatisme selon « l’intention » de son inconscient. Or le motif inconscient procède d’une disposition particulière, d’un désir anormal de plaisir sexuel. Ainsi la recherche inconsciente du traumatisme, et sa répétition, participe d’une forme infantile et anormale d’activité sexuelle. Abraham évoque alors plusieurs vignettes cliniques afin d’illustrer ces existences orientées par cette surprenante tendance au traumatisme. C’est alors qu’apparaît l’exemple suivant, que nous reproduirons in extenso :

« Il est indiscutable que, dans un très grand nombre de cas, l’hystérie traumatique a la même signification que la sinistrose. La lutte pour l’obtention d’un dédommagement empêche la disparition des manifestations morbides. Lorsque l’amélioration constitue une menace de réduction, voire de suppression de la rente, les symptômes disparus ou atténués réapparaissent avec une force nouvelle. Ainsi, nous appréhendons les milles manières dont dispose l’inconscient pour réaliser des désirs qui restent obscurs pour la conscience. Il n’est pas rare de voir des personnes ayant subi un accident, en subir un second, souvent insignifiant, puis un autre qui vient à point pour appuyer leur revendication d’une rente. J’ai pu observer cela chez une catégorie de sujets particulièrement disposés à l’hystérie, les travailleurs polonais couverts par l’assurance- accidents allemande. De l’avis général, ces personnes défendent avec obstination leur droit à la rente et les symptômes traumatiques-hystériques sont d’un entêtement extrême. Le nombre de travailleurs polonais qui revendiquent le paiement d’une rente en raison de