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Ethnopsy désignera ici le domaine ouvert par Georges Devereux [1908-1985], c’est-à-dire une discipline formalisée, l’ethnopsychiatrie, réappropriée ensuite par certains disciples français soucieux d’intégrer sa rigueur méthodologique à une pratique clinique auprès de patients migrants. L’intitulé de cette section1 – Perturbations dans l’ethnopsy – trouvera sa

principale explication dans l’incroyable variété des approches se réclamant d’une fidélité aux thèses de Devereux et nous tâcherons de l’illustrer en abordant successivement, après un bref aperçu des fondements de la méthode, trois auteurs ayant chacun apporté une contribution significative, et détachée du paradigme précédent, à la clinique des migrants : Albert Ifrah, Tobie Nathan et Marie Rose Moro. Ce faisant, nous ne saurions bien entendu prétendre à un exposé représentatif des diverses tendances de l’ethnopsy post-Devereux mais ces trois auteurs, outre une relative célébrité, nous paraissent exemplaires dans leurs tentatives, non superposables, de saisir les incidences cliniques de la migration au travers de la méthode complémentariste initialement construite par le Maître.

Il convient également d’avertir le lecteur du schéma général de l’exposé – lequel accorde une place nettement plus conséquente à Tobie Nathan qu’à ses deux acolytes. Une telle disparité ne se justifie ni par un corpus de textes plus important, ni par une complexité accrue, ni par une plus haute pertinence des thèses avancées. La place qui lui revient ici serait davantage à l’image de celle qu’il occupe volontiers dans les débats français autour des cliniques à l’épreuve de la variabilité culturelle. En effet, il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer qu’il ordonne peu ou prou ces derniers car presque tous les auteurs œuvrant dans ce champ, et quelle que soit leur orientation, estiment nécessaire de se positionner à l’égard de l’ethnopsychiatrie version Nathan. Mais ces prises de position se font parfois au détriment d’un passage par les textes eux-mêmes et s’il s’avère bien légitime d’adopter un point de vue critique à leur endroit, il nous semble tout de même préférable de restituer la logique et l’évolution de cette pensée – ce qui éventuellement permettra, à terme, d’éclairer les raisons pour lesquelles tout énoncé critique, loin de porter atteinte à la doctrine, ne fait au contraire qu’en confirmer les prémisses.

Ceci posé nous nous autoriserons, au titre de prologue à cette excursion, à reprendre la difficile reconstitution historique de l’ethnopsychiatrie. Devereux est certes considéré comme le fondateur de la discipline dans la mesure où son projet est entièrement dédié à la formalisation des conditions épistémologiques d’une rencontre entre l’ethnologie et la psychanalyse. Mais s’il énonce un certain nombre de préceptes méthodologiques novateurs, il n’est bien évidemment pas le premier à avoir défricher le vaste champ d’interrogations des rapports qu’entretient la folie au fait socio-culturel. À ce titre, le détour par la psychiatrie coloniale nous aura permis d’entrevoir comment l’ethnopsychiatrie – dans une acception

1. Titre largement inspiré de celui donné par J. Allouch à l’un de ses articles, au demeurant fort éloigné des présentes préoccupations : Allouch J., « Perturbation dans pernépsy », Littoral, 1988, 26 : 63-86.

élargie – trouve en partie ses origines au XIXe siècle dans la rencontre de savants occidentaux

avec la folie indigène et comment, plus tardivement, le contexte colonial mènera aux premières études systématiques de la mentalité indigène et de son empreinte sur les manifestations de la folie. Ce premier fil généalogique ne saurait toutefois suffire à rendre compte de son émergence progressive, d’autant que la filiation coloniale n’est pas la plus fréquemment mentionnée. Si l’on suit les jalons historiques posés par Laplantine puis Rechtman et Raveau1, il faudrait aussi évoquer les premiers balbutiements ethnographiques

de la fin du XIXe siècle, la psychologie des peuples (aussi appelée en France « ethnopsycho-

logie2 »), l’anthropologie culturelle anglo-saxonne et enfin, l’anthropologie psychanalytique

qui, aux yeux d’un Géza Róheim, trouve son fondement dans le fameux texte de Freud rédigé entre 1912 et 1913 : Totem et tabou.

Si nous ne détaillerons pas ces divers repères généalogiques, il convient toutefois de souligner rapidement ce texte freudien dans la mesure où il initie effectivement un rapport bien particulier de la psychanalyse à l’anthropologie. Puisant dans un abondant matériel ethnographique, Freud se donne en effet pour projet d’établir quelques concordances dans la vie d’âme [« Seelenleben », plus fréquemment traduit par « vie psychique »] des sauvages et des névrosés – concordances fondées sur la célèbre équation « névrosé = primitif = enfant». Mais si Totem et tabou reste en cela largement tributaire d’une vision évolutionniste, il rompt néanmoins radicalement avec elle en érigeant le meurtre du Père et l’institution du Totem comme véritable point d’ombilic, point d’origine mythique à partir duquel s’inscrit non seulement la règle sociale mais surtout, pour chacun, primitif ou civilisé, le renoncement pulsionnel – la névrose devenant ainsi la condition même de la Kultur. Mais en deçà des thèses avancées par Freud, attardons-nous sur la préface de l’ouvrage, où s’affirme une position qui pourrait bien, a posteriori, faire figure de programme pour l’ethnopsychiatrie :

« Ils [les quatre essais composant l’ouvrage] entendent faire la médiation entre d’une part les ethnologues, linguistes, folkloristes, etc., et d’autre part les psychanalystes, et ne peuvent pourtant donner aux uns et aux autres ce qui leur manque : aux premiers, une introduction suffisante à la nouvelle technique psychologique, aux derniers, une maîtrise satisfaisante du matériel en attente d’élaboration. Ainsi devront-ils sans doute se contenter, d’un côté comme de l’autre, d’éveiller l’attention et de susciter l’espoir qu’une rencontre assez fréquente des deux parties ne puisse rester sans profit pour la recherche3. »

1. Laplantine F., L’ethnopsychiatrie, 1988, op. cit. ; Rechtman R., Raveau F.H.M., « Fondements anthropologiques de l’ethnopsychiatrie », 1993, op. cit.

2. Voir Miroglio A., La psychologie des peuples, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 1958 ; et notamment le chapitre « Le passé de la psychologie des peuples », pp. 13-34.

3. Freud S., Totem et tabou. Quelques concordances dans la vie d’âme des sauvages et des névrosés (1912-1913), in Freud S., Œuvres complètes. Psychanalyse. Volume XI. 1911-1913, Paris, Presses Universitaires de France, 2005 : 189-385 ; pp. 193-194.

Mais cet espoir d’une rencontre fructueuse entre les deux parties restera, au moins dans les premiers temps, totalement vain. La première raison concerne l’accueil très critique des thèses freudiennes par les anthropologues, les reproches portant principalement sur le parti pris évolutionniste (Boas), les hypothèses jugées erronées de la horde primitive et du meurtre du père (Kroeber) et la prétendue universalité du complexe d’Œdipe (Malinowski, Mead). Pulman1 souligne à ce titre que la grande majorité des premières critiques anthropologiques

de la psychanalyse se caractérisent par une profonde méconnaissance des propositions freudiennes puisqu’elles passent sous silence la spécificité des concepts tels que l’inconscient, le refoulement, le pulsionnel, le fantasme etc. Mais il y a peut-être une seconde raison à cette absence de rencontre, qui proviendrait cette fois du rapport qu’entretient la psychanalyse aux données ethnographiques. En 1939, dans le troisième essai de L’homme Moïse et la religion monothéiste, Freud évoque son vieux mythe de la horde primitive et les nombreuses objections ethnologiques à la théorie totémique jadis empruntée à Robertson Smith :

« [...] je n’ai jamais été convaincu ni de la justesse de ces nouveautés ni des erreurs de Robertson Smith. Une objection n’est pas pour autant une réfutation, une nouveauté n’est pas forcément un progrès. Mais avant tout je ne suis pas ethnologue, je suis psychanalyste. J’avais le droit de tirer de la littérature ethnologique ce que je pouvais utiliser pour le travail analytique. Les travaux du génial Robertson Smith m’ont fourni de précieux points de contact avec le matériel psychologique de l’analyse, des indications pour son utilisation. Je n’ai jamais trouvé de terrain de rencontre avec ses adversaires2. »

La horde primitive peut certes n’être qu’une just so story (comme la qualifiait certains anthropologues tels Marett puis Kroeber3) mais cela n’a aux yeux de Freud aucune

importance car c’est en psychanalyste qu’il interroge l’ethnologie – discipline dont il n’a pas à partager la rigueur puisque ses propres questions se situent sur un autre registre. Et l’enjeu est peut-être moins de démontrer les fondements ethnologiques et préhistoriques du meurtre du Père et ses conséquences pour les fils, que de trouver dans le savoir ethnologique les éléments à partir desquels fomenter un mythe psychanalytique pouvant dire quelque chose d’une autre vérité, celle d’un père qui ne cesse de hanter les fantasmes du névrosé. Dès lors,

« [...] une comparaison de la « psychologie des peuples de la nature », telle que l’enseigne l’ethnologie, avec la psychologie du névrosé, telle que la psychanalyse nous la fait connaître, ne pourra que mettre en évidence de nombreuses concordances et nous

1. Pulman B., « Anthropologie et psychanalyse : « paix et guerre » entre les herméneutiques », Connexions, 1984, 44 : 81-97.

2. Freud S., L’homme Moïse et la religion monothéiste. Trois essais (1939), Paris, Gallimard, Folio Essais, 1993 ; pp. 236-237.

3. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), in Freud S., Essais de Psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1988 : 117-217 ; pp. 189-190.

permettra, d’un côté comme de l’autre, de voir sous un nouvel éclairage ce qui est déjà connu1. »

Freud ne semble attendre de l’ethnologie rien d’autre qu’un nouvel éclairage sur la névrose, et qu’il n’ait toujours pas trouvé, en 1939, de terrain de rencontre avec ses adversaires s’expliquera sans doute par l’empressement de ceux-ci à toujours répondre, logiquement, sur le terrain de leur propre discipline sans repérer les enjeux cliniques de la question freudienne à l’endroit des hommes primitifs. Car la psychanalyse n’affiche aucune prétention ethno- logique, et c’est peut-être pour cette raison qu’elle s’autorise à se jouer avec désinvolture de matériaux qui ne lui sont a priori pas destinés. Et il est éloquent de voir le peu d’intérêt de Freud à l’égard des critiques ethnologiques qui lui sont adressées, laissant à ses élèves le soin de les réfuter. Ainsi, face aux objections d’un Malinowski quant à l’universalité de l’Œdipe au regard du système de parenté matrilinéaire trobriandais, il reviendra d’abord à Ernest Jones de répondre en 19252, puis ce sera au tour de Róheim – personnage auquel est d’ailleurs

rattachée une amusante anecdote illustrant assez bien la position de Freud dans le débat. Apprenant par Róheim que les trobriandais, dixit Malinowski, ignorent les perversions et l’érotisme anal, il préférera effectivement répondre par le Witz, authentifiant par là-même que tout cela n’aura bien sûr été qu’une just so story : « Eh quoi ! Ces gens-là n’ont donc pas d’anus ! 3 »...

Géza Róheim [1891-1953] tient par ailleurs une place particulière dans la constitution de l’anthropologie psychanalytique – lui-même se définissant comme le premier à avoir bénéficié d’une double et solide formation ethnologique et psychanalytique4. Rencontrant la

psychanalyse au cours de ses études universitaires à Berlin, il sera, à son retour à Budapest, analysé par Ferenczi (1915-1916) puis par W. Kovacs. Vivement encouragé par Freud à poursuivre ses travaux d’interprétation psychanalytique de matériaux ethnographiques (le folklore hongrois, le totémisme australien...), il se verra confier la réalisation d’une mission ethnographique soutenue par Freud, Ferenczi, Kovacs et M. Bonaparte. Il part ainsi en 1928 pour un long périple le menant de l’Australie aux États-Unis, en passant par la Nouvelle- Guinée. Outre la possibilité pour lui de réaliser enfin de véritables enquêtes de terrain, et non plus des études portant sur un matériel de seconde main, l’un des objectifs est également de

1. Freud S., Totem et tabou, 1912-1913, op. cit., p. 197.

2. Malinowski B., La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives (1924-1927), Paris, Payot, 1971. Outre les deux premiers essais de 1924 posant la controverse, voir également la curieuse réponse à Jones dans le troisième, rédigé en 1927. Voir également : Jones E., « Le droit de la mère et l’ignorance sexuelle chez les sauvages » (1925), in Psychanalyse. Folklore. Religion, Paris, Payot, 1973 : 129-152.

3. Cet épisode est mentionné par Roger Dadoun : Dadoun R., Géza Róheim et l’essor de l’anthropologie

psychanalytique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1972; p. 41.

4. Pour ces développements, nous nous référons à Dadoun R., Géza Róheim et l’essor de l’anthropologie

psychanalytique, 1972, op. cit. ; et Róheim G., Psychanalyse et anthropologie. Culture-Personnalité-Inconscient

profiter de l’expédition pour répondre aux attaques de Malinowski en allant voir directement sur le terrain d’observation de l’anthropologue (non pas les îles Trobriand mais les îles Normanby, aux organisations sociales matrilinéaires suffisamment proches). L’un des apports fondamentaux de Róheim sera d’appliquer la méthode psychanalytique en tant que technique d’enquête : association libre, analyse des rêves, maniement du transfert... Partant, l’ « ethnologue » règle ici son écoute d’un matériel ethnographique en tant que déterminé par le travail de l’inconscient – méthode qui, en retour, coupe court aux projets de réfutations s’attachant jusqu’ici, comme Malinowski, à objectiver les seuls comportements manifestes. De même, l’argument de l’incommensurabilité des cultures n’a plus ici force d’autorité car

« si l’interprétation n’a de valeur que dans le cadre d’une seule culture, comment se fait-il que nous trouvions des éléments identiques dans de nombreuses cultures, bien qu’elles puissent être orientées vers des buts différents ? Faut-il invoquer la diffusion ? C’est bien peu probable. Du reste, cela ne prouverait rien car une collectivité n’empruntera ou n’acceptera que des éléments culturels correspondant à quelque chose dans sa propre organisation. Mais il existe une preuve bien plus frappante : c’est que dans toutes les

cultures, les rêves ont la même signification latente1. »

Et pour terminer, contentons-nous de préciser qu’un autre apport de Róheim concernera une relecture de Totem et tabou soucieuse de rompre avec loi biogénétique (l’ontogenèse récapitule la phylogenèse) au profit d’une théorie ontogénétique de la culture attachée à la seule expérience culturelle individuelle ou encore, à la reconstitution des configurations pulsionnelles propres aux individus membres de telle ou telle culture – les différences culturelles portant sur les types de conflits et de traumas infligés aux enfants au cours de leur développement ; dans une optique qui n’est pas sans rappeler certains travaux issus de l’école culturaliste. Il s’avère enfin que l’œuvre de Róheim aura une remarquable influence sur Devereux qui, comme lui, sera l’un des rares à pouvoir revendiquer une double formation à l’ethnologie et la psychanalyse. Outre le postulat de l’unité psychologique de l’humanité et le recours à la méthode psychanalytique auprès de membres de sociétés « primitives », ce n’est sans doute pas forcer le trait que de reconnaître effectivement dans la théorie ontogénétique de la culture plusieurs éléments annonçant les fameux désordres ethniques. Et dernier fait notable, Devereux partagera toujours avec son prédécesseur une même méfiance envers les thèses biogénétiques de Freud, préférant lui aussi saisir la culture en son unique incarnation individuelle.

Le contexte des premières rencontres manquées psychanalyse/anthropologie étant esquissé, il est temps de quitter ces quelques considérations tant historiques qu’approximatives pour en revenir à nos préoccupations de départ, relatives aux cliniques à l’épreuve de la migration

lorsqu’elles trouvent dans l’ethnopsychiatrie une boussole susceptible de les orienter. Et pour ce faire, nous commencerons par donner un bref aperçu du projet ethnopsychiatrique tel que Devereux l’a d’abord imaginé.