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C 2 La relation trophique au cœur des échanges intercellulaires

- Portée et limite d'une métaphore de substitution

Comment alors, si l’on met de côté la métaphore programmatique, donner un cadre cohérent à l’activité de chaque cellule prise isolément, dans la mesure où l’on

109 constate que globalement ces actions individuelles assurent généralement la survie de l’ensemble ici, l’organisme ?

Peut-être en regardant de plus près ce que nous avons l’habitude de qualifier de signal. Et en remarquant que ces " signaux " sont souvent, des facteurs trophiques. De nombreux exemples existent et permettent de donner une lecture trophique aux phénomènes qui président à la différenciation cellulaire, notamment dans les expériences les plus spectaculaires. Une illustration est donnée par les travaux de Hamburger et Levi-Montalcini.

Viktor Hamburger, dans les années 1940, travaillait sur le développement des neurones moteurs de la moelle épinière. Son modèle expérimental était le poulet. Cherchant à étudier l’adaptabilité des centres nerveux en fonction des changements d’environnement, il greffa, sur un embryon de poulet, un bourgeon supplémentaire qui permettait d’envisager d’obtenir un membre surnuméraire. C’est effectivement ce qu’il obtint, mais il remarqua en outre que cela avait provoqué là une hyperplasie, c'est-à-dire une augmentation du nombre de neurones en relation avec une hyperactivité fonctionnelle, qui avait été induite par la greffe de nouveaux tissus cibles de l’innervation. Comme le note Nicole le Douarin, " il émit l’hypothèse que les tissus cibles de l’innervation produisaient probablement des substances de type trophique qui transportées de manière rétrograde de la synapse au corps cellulaire du neurone, étaient responsables de l’hyperplasie constatée ". La collaboratrice d’Hamburger, Rita Levi-Montalcini, obtint des résultats sur les neurones des ganglions sensoriels similaires à ceux d’Hamburger sur les motoneurones. Ces résultats ainsi que d’autres, complémentaires, leur permirent de valider progressivement l’hypothèse d’un rôle trophique de l’innervation neurale (Le Douarin, 2000). On voit qu’ici, ce que nous serions tentés d’interpréter classiquement comme

un signal est en réalité une ressource pour laquelle la cellule à un intérêt immédiat. Cela active une réaction exploratoire du tissu neuronal dont la masse et le nombre de branchements s'accroît à la mesure de ce que la nouvelle source permet.

Un autre exemple de relation trophique peut conduire celle-ci à être abusivement présentée comme un signal. Dans le cadre des études de dédifférenciation, on peut entretenir des myotubes de tritons, indéfiniment, en culture. Ce sont, on l'a vu, des cellules multinucléées. Quand on enrichit le milieu en sérum de veau, de mouton ou de poule ces cellules repassent à l'état mononucléé (Tanaka, et al., 1999). On pourrait donc ici dire que les cellules par la fourniture ou la privation de sérum, reçoivent des signaux leur indiquant la voie à suivre. N'est-il pas plus simple de considérer que la différenciation est ici un stress correspondant à la privation de sérum, entraînant une adaptation sélective lors du passage d'un milieu nutritif à un milieu non nutritif et pour laquelle le phénomène inverse se produirait donc par enrichissement du milieu ?

Dans ces deux exemples, la métaphore du signal apparaît superflue voire trompeuse. Le comportement de la cellule peut s’interpréter en tant que tel et non pas dans le dessein d’un organisme supérieur. Que les intérêts à tous les niveaux coïncident, c’est ici évident. La cellule se nourrit et prolifère, et l’organisme se développe. Mais il y a bien un intérêt immédiat pour la cellule individuelle. Et rien n'autorise à penser que l'intérêt global prévaut. Bien plus logiquement, il semble parcimonieux de proposer que ce soit au contraire quand les cellules, individuellement, trouvent leur intérêt immédiat, dans la limite des contraintes imposées par leur génome, que peuvent se développer les conditions qui rendent possible un organisme multicellulaire. C'est sur la base de ces hypothèses que des travaux théoriques ont

111 pu proposer une place prépondérante pour la relation trophique dans la construction de la multicellularité (Kupiec, 1986, 1997).

Il faut bien sûr apporter de la nuance à cette proposition. Une cellule n'est pas réductible à une entité réagissante dans l'immédiateté. Elle est aussi le produit d'une histoire évolutive, dont le génome est l'archivage. La cellule répond aux variations environnementales avec le stock de réponses évolutives mémorisées que sont les gènes. Que ceux-ci aient été sélectionnés parce qu'ils ont permis le succès évolutif des individus qui les portaient, cela n'est pas contesté ici. Il n'en demeure pas moins qu'ils forment un ensemble par lequel chaque cellule doit pouvoir elle-même trouver des moyens de survie, et que faire l'impasse sur ce niveau d'organisation n'est pas cohérent dans l'approche endodarwinienne. Nous verrons à ce titre que même les gènes impliqués dans l'apoptose peuvent être soumis à cette grille de lecture.

Par ailleurs il importe de préciser ce que nous entendons par "ressource". Il est parfaitement légitime d'opposer à cette proposition qu'un certain nombre de "signaux" échangés n'ont pas de valeur énergétique ou métabolique particulière. A tout le moins, la survie des cellules n'est pas menacée par l'absence d'un grand nombre de signaux (les cellules du système immunitaire peuvent attendre un vie durant l'arrivée hypothétique de l'antigène sans mourir pour autant). Passons nous donc alors d'une métaphore "programme" à une métaphore "écosystème" qui possède autant d'approximations que la précédente ? Nous ne le pensons pas. Certes, cela reste une métaphore, une tentative allusive d'unifier nos propositions, mais cela n'implique pas une correspondance totale des deux éléments comparés. Toute métaphore a ses limites. Dans le cas de celle de l'"écosystème", une de ces limites est qu'un écosystème ne se reproduit pas. Un autre est donc celle de la définition de ce qu'est une "ressource". Dans le modèle endodarwinien, les signaux

sont fonctionnellement perçus comme des ressources en ce qu'ils permettent à la cellule de se multiplier, quel que soit le mécanisme déclencheur de cette multiplication. Cela n'implique pas formellement qu'ils aient en tant que tels une valeur métabolique particulière (Atamas, 1996).

- Relation trophique et vascularisation

Un autre exemple que l’on peut donner ici, sur la réinterprétation de la différenciation en terme d’adaptation aux ressources, est le cas des cellules de la crête neurale qui interviennent dans la vascularisation. Certaines de ces cellules sont décrites comme " destinées " à constituer l’endothélium vasculaire, c'est-à-dire la partie la plus interne, des vaisseaux sanguins irriguant les centres nerveux. La différenciation de ces cellules s’accompagne de la mise en surface d’un récepteur à un facteur de croissance vasculaire dit Vascular Endothelial Growth Factor (VEGF). LE VEGF est produit par le cerveau en formation et il induit alors les cellules endothéliales issues de la crête neurale à pénétrer dans l’épithélium neural pour constituer l’endothélium vasculaire. On semble donc avoir ici un exemple classique de signal émis provoquant une différenciation. Mais il est instructif de prêter attention au contexte de la sécrétion de ce facteur. Celle-ci a lieu dans le tube neural, mais dans un premier temps, le gène codant pour VEGF n’est pas exprimé. C’est seulement quand les cellules se retrouvent en situation d’anoxie, due à l’épaississement progressif de l’épithélium et l’impossibilité croissante pour l’oxygène de diffuser au travers, qu’elles vont secréter ce facteur qui va induire la vascularisation et favoriser la livraison d’oxygène (Le Douarin, 2000). Vu de cette manière, VEGF n’est pas un signal de différenciation mais la simple conséquence d’un stress cellulaire. Les cellules ne cherchent pas ici à communiquer entre elles, mais l’une émet des molécules

113 particulières à son état de stress et les cellules receveuses métabolisent cette molécule et vont à sa source. Il y a donc une relation trophique simple entre ces deux types cellulaires, au sens où elles ont un intérêt immédiat dans ce qui s’apparente à l’échelle de l’organisme comme une coopération intercellulaire mais qui est en fait une relation de symbiose. Ces résultats concernant la vascularisation et l'angiogenèse sont généralisables. L'hypoxie ou l'anoxie sont souvent impliqués dans le déclenchement des cascades menant à la vascularisation.

- Relation trophique et apoptose

Dans un ordre d’idée similaire, on peut ainsi et de manière symétrique envisager l’apoptose dans le contexte d’une vision trophique des relations intercellulaires. L’apoptose est un phénomène actif qui engage les cellules vers la mort, et se distingue en cela des nécroses qui sont des phénomènes passifs. Il s’agit donc dans l’acception classique qui est faite du phénomène, d’un suicide cellulaire qui est peu compatible avec une vision trophique : si les cellules ne réagissent qu’en fonction de leur intérêt immédiat, on comprend mal que certaines se suicident, pour le seul bénéfice de l’organisme. Mais si l’on s’intéresse aux causes qui président à l’apoptose, notamment aux " signaux " qui sont impliqués dans l’initiation du programme de " suicide ", on peut remarquer qu’il s’agit souvent d’une carence pour des molécules nécessaires au développement des cellules et qui doivent être nécessairement apportées par l’alimentation, comme le rétinol (ou vitamine A). La carence pour cette vitamine au cours de l’embryogenèse de poussins de cailles est reconnue comme une source d’apoptose qui obère un bon développement.

Par ailleurs, l’exemple souvent présenté comme canonique de l’apoptose, la perte des palmures entre les doigts au cours de l’embryogenèse des mammifères, peut

s’interpréter en terme d’accès aux ressources. En effet, l’apoptose suit la formation des cinq axes vasculaires qui sont l’ébauche de la vascularisation des futurs doigts. Les cellules qui rentrent en apoptose sont celles qui sont les plus éloignées de ces axes. Pour celles-ci, le problème de l’accès à l’oxygène devient problématique au fur et à mesure de l’épaississement des épithéliums. Les cellules les plus proches des vaisseaux, elles, profitent en priorité des ressources et progressivement la main se sculpte en épousant le contour de ces axes.

Grâce à ces exemples que l’on pourrait multiplier, on peut comprendre qu’il est possible de considérer les formes de différenciations cellulaires (et même les plus extrêmes comme la mort) comme une réaction locale à des conditions trophiques au sens large (alimentation, oxygène, espace).