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B 4 La plasticité des devenirs cellulaires pose un problème à l'interprétation programmatique

-Dédifférenciation - Transdifférenciation

La capacité de régénération n'est pas une observation récente. Il y a plus de 230 ans Spallanzani observait que des salamandres adultes pouvaient régénérer leurs

102 membres, leur queue, ou leur mâchoire, et espérait dans la conclusion de son traité qu'un jour l'homme puisse être doté de pareilles capacités. On sait aujourd'hui que ces capacités régénératives sont principalement le fait de deux mécanismes qui ne sont pas indépendants l'un de l'autre : l'existence de cellules souches adultes, et la capacité de certaines cellules dans certaines espèces à se dédifférencier et transdifférencier pour remodeler un organe ou un membre. Nous nous intéresserons principalement au second mécanisme dans cette section sur la plasticité cellulaire. La dédifférenciation est un mécanisme qui peut survenir, notamment chez les salamandres à la suite d'une perte ou d'une amputation d'un membre. Autour de cette zone, les myofibres, les cellules de Schwann, les cellules périostéales et le tissu conjonctif se dissocient pour (re)former des cellules mononucléées qui migreront et se transdifférencieront de sorte que le membre soit reconstitué. Ce phénomène est particulièrement frappant pour les cellules musculaires striées, hautement différenciées et multinucléées qui se donnent en cellules mononucléées à proximité du site d'amputation.

Bien que limité en apparence, ce mécanisme est un fait biologique de portée générale puisqu'elle concerne le règne végétal dans sa grande majorité, les animaux diblastiques (Cnidaires, notamment l'hydre) comme les triblastiques (Planaires). Elle concerne aussi certains vertébrés comme les amphibiens. Chez les mammifères, les capacités de dédifférenciation ne semblent pas être nulles (Sanchez Alvarado, 2001), même si elles ne sont pas observées in vivo. Des résultats expérimentaux récents tendent à prouver que des facteurs synthétiques peuvent provoquer la dédifférenciation de myotubes de souris (Rosania, et al., 2000), ainsi que certains facteurs de transcription introduits par transgénèse (Odelberg, et al., 2000) qui permettent la dédifférenciation d'une fraction des cellules qui retrouvent alors leur

pluripotence. Enfin des myotubes hybrides triton/souris ont permis de montrer que lorsqu'on active en culture la dédifférenciation, le noyau murin reprend son cycle cellulaire et sort de son état différencié post-mitotique (Velloso, et al., 2001), renforçant l'hypothèse que ce n'est pas le noyau, mais plutôt l'incapacité globale de la cellule murine à réagir au sérum qui est responsable du maintien de l'état cellulaire différencié. Cela est à mettre en relation avec le fait que toutes les cellules ne sont pas capables de dédifférenciation / transdifférenciation. Chez les amphibiens ce sont les cellules du système nerveux, de l'intestin, de l'œil et du cœur qui sont concernées, sans savoir si cette liste est définitive.

Comment interpréter cette dédifférenciation, d'un point de vue endodarwinien ? On peut d'abord remarquer que cette propriété est un défi aux typologies cellulaires, qui sont indissociables d'une approche déterministe. En effet, on explique souvent que telle cellule réagit à une variation du milieu en tant qu'elle appartient à un type cellulaire particulier, possédant des marqueurs caractéristiques de ce type. Une position typologique précise permettra ainsi de comprendre une réponse cellulaire précise. Cette catégorisation sert de grille de réponse pour expliquer la dynamique de réaction de la cellule. L'exemple de la dédifférenciation montre que la cellule peut aussi répondre en échappant à ces catégories voire en passant de l'une à l'autre, ce qui ne justifie plus une approche cloisonnée des typologies cellulaires. Celles-ci doivent être considérées, nous semble-t-il, comme des profils moyens, et provisoires. Et l'on ne saurait fonder avec certitude la réaction présumée d'une cellule sur son appartenance à tel ou tel type cellulaire.

La dédifférenciation/transdifférenciation peut-elle être vue comme un programme ? Là encore, la littérature nous montre que les facteurs de dédifférenciation sont non seulement communs à tous les types cellulaires susceptibles de subir le phénomène,

104 mais sont en outre des molécules non spécifiques de cette fonction. Ce sont principalement des facteurs de transcription de la famille des facteurs de croissance fibroblastique (FGF), ou d'autres comme le facteur de transcription Msx-1 et Msx-2. L'ensemble des études disponibles ne permet pas de déterminer un gène, parmi ceux-ci ou d'autres, qui soit le déterminant de la dédifférenciation, et des cofacteurs sont recherchés. Ces gènes sont impliqués, leur expression est corrélée au phénomène, mais il semble difficile, là encore, de comprendre la logique d'un hypothétique programme de dédifférenciation. En outre, observation importante, les myotubes soumis à induction par Msx-1, qui apparaît comme un acteur majeur du phénomène, ne sont que partiellement stimulées à devenir des cellules mononucléées : seules 9% d'entre elles retrouvent leur potentiel pour se transdifférencier ultérieurement en ostéoblastes, chondrocytes, ou adipocytes. Soulignons ici que cette action sur une partie seulement des cellules, est typique d'un fonctionnement probabiliste de l'expression génétique (Echeverri et Tanaka, 2002).

Il semble donc difficile, d'un point de vue expérimental, de parler de reprogrammation. D'autant que nous avons souligné (cf. supra) que cela est aussi très périlleux, d'un point de vue logique. Si l'on accepte de dire que tout ce qui n'est pas programmé peut être considéré comme reprogrammé, on dévoile la nature assez rhétorique de l'ensemble. Car à considérer que tout phénomène physiologique soit une perpétuelle reprogrammation, on finit par vider le mot de son sens.

Figure 13 : Exemple de greffe interespèces.

Greffe des somites 1 à 7 (niveau vagal) de caille en substitution des somites 18 à 24 (niveau brachial) de poulet.

105 - Le cas des cellules de la crête neurale

Les cellules de la crête neurale, étudiées notamment sur les embryons de poulet, proviennent d'une région précise de l'ectoderme et possèdent un nombre de propriétés particulières. En nombre limité au départ, elles sont pluripotentes, et nous en verrons ci-dessous les conséquences. Elles ont une capacité migratoire très importante qui leur permet de quitter leur localisation d'origine pour gagner de nombreuses régions de l'embryon, dans lesquels elles ont des devenirs très différents. Elles participent à la formation du système nerveux périphérique, où elles peuvent jouer le rôle de neurones ou de cellules annexes (cellules gliales, cellules de Schwann). D'autres donnent des cellules endocrines, d'autres des cellules pigmentaires, d'autres participent à la formation du squelette, de la cornée, de muscles ciliaires. Cet inventaire non exhaustif veut illustrer que la pluripotence de ces cellules est très large. Elles sont pour ces raisons un sujet d'étude classique des mécanismes du développement embryonnaire.

On peut dresser des cartes des territoires présomptifs de ces cellules dans la crête neurale. Le terme de territoire présomptif ne doit pas nous induire à penser que chaque cellule de ces territoires est déterminée dans un destin particulier. Le terme de "présomptif" exprime bien, subtilement, que l’appartenance à un territoire est corrélée à un devenir "présumé", mais celui-ci n’est aucunement fixé de manière rigide. Les cartes donnent une topographie des devenirs qui pourrait laisser penser, à tort, que ces devenirs sont gravés dans le marbre. Mais on doit interpréter ces cartes à la lueur des nombreuses expérimentations complémentaires qui les accompagnent et qui, elles, mettent en évidence la plasticité de ces devenirs.

Des expériences de ce type reposent sur des xénogreffes qui sont compatibles entre deux espèces proches, par exemple caille et poulet. De plus on est capable, par des marquages avec des anticorps spécifique de la caille, de tracer le devenir des cellules de cailles greffées sur un poulet. Pour évaluer la plasticité des cellules de la crête neurale, on procède de la manière suivante. On greffe un fragment de crête neurale de caille dans un embryon de poulet, à un niveau de l’axe nerveux autre que celui dont il provient chez la caille. Par exemple, on remplace la région des somites 1 à 7 d’un embryon de poulet par celle des somites 18 à 24 d’un embryon de caille. On parle alors de transplantation hétérotopique (Figure 13). La question qui se pose alors est de savoir si, dans l’embryon de poulet greffé, les cellules du greffon vont se comporter en fonction de leur localisation initiale ou de leur nouvelle localisation. On constate alors que les cellules se comportent en fonction de leur nouvelle localisation. Non seulement elles vont migrer dans les territoires qui correspondent à cette nouvelle localisation, mais en outre elles y assureront les mêmes fonctions (si elles deviennent des neurones, elles secréteront les mêmes neurotransmetteurs) que les cellules qu’elles remplacent. Ceci montre que ces cellules, pourtant localisées dans une zone précise dans la crête neurale de la caille, présentent une certaine plasticité quand on les change de zone. Et l’on peut interpréter cette plasticité non pas comme l’exécution d’un programme, mais plutôt une sensibilité de ces cellules au conditions environnementales et tout particulièrement trophiques qui motivent leur migration. Cette plasticité, encore une fois, semble mal s’accommoder avec la prédétermination qui est sous-jacente dans la notion de programme. La possibilité de greffe elle-même contredit l'approche programmatique, ou du moins n'est compatible qu'avec une approche très nuancée du "programme", où la principale faculté de celui-ci serait son adaptabilité à en mettre un autre en route...

107 II. C Une relation trophique au cœur du développement