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I Les observations expérimentales de variabilité non génétique et de stochasticité de l'expression génétique

I. A Variété des phénomènes biochimiques stochastiques

Dans le contexte de la biologie moléculaire et de son paradigme déterministe, on trouve néanmoins dans la littérature des éléments d'approche probabiliste qui pourraient être la base de dynamiques endodarwiniennes, même si celles-ci ne sont que très peu souvent envisagées. Ce paradoxe au sein du paradigme dominant pose la question du statut de ces exemples. Sont-ils des exceptions marginales au sein d'un ensemble incroyablement plus large de données allant dans un sens déterministe ? Sont-ils la base d'une possible réfutation expérimentale de ce paradigme ? On tentera de montrer que la diversité des situations physiologiques auxquelles elles se rattachent, et leur dispersion au sein du monde vivant, semble plaider pour la seconde hypothèse, à moins de supposer de nombreuses et sporadiques apparitions, hypothèse peu parcimonieuse. C'est donc une mise en cohérence de ces observations que nous proposons ici, inédite à notre connaissance. Toutes ne ressortent pas strictement d'une dynamique endodarwinienne, mais elles ont en commun une approche probabiliste et un recul pris par rapport à l'identité génétique comme source d'homogénéité.

L'étude des phénomènes stochastiques au sein d'un organisme, au niveau cellulaire ou tissulaire, est très documentée. Les phénomènes stochastiques au niveau cellulaire sont nombreux et ne doivent pas être confondus entre eux. Si on s’attardera sur la problématique particulière de l’expression génétique on peut néanmoins remarquer que plusieurs travaux ont aussi porté sur l'influence de la stochasticité sur la phosphorylation et la méthylation (nous y reviendrons par ailleurs), sur certains effets de résonance moléculaire (Dean Astumian, et al., 1997) et même de certaines composantes de la régulation du cycle cellulaire. Des aspects stochastiques ont été décrit dans différents aspects de la cancérogenèse : la simulation de modèles de carcinogenèse depuis cinquante ans fait appel à des composantes stochastiques (Armitage et Doll, 1954) pour décrire les dynamiques des mutations génétiques associées à l'apparition des tumeurs ou plus récemment pour décrire l'élimination des cellules cancéreuses (Michor, et al., 2003). Nous sortons ici du cadre de l'endodarwinisme, puisque la tumorigenèse repose dans ces modèles sur une ou des mutations génétiques malignes, mais c'est la stochasticité du modèle, et donc sa non-programmation, que nous mettons en avant. De la même manière, les mécanismes de vieillissement cellulaire, par modification des télomères (et donc là encore, modifications génétiques) ont une composante stochastique (Rubelj et Vondracek, 1999). Enfin Gerhart et Kirschner consacrent un chapitre entier de leur ouvrage de synthèse (Gerhart et Kirschner, 1997) à ce qu'ils nomment les mécanismes exploratoires, regroupant des cas de progression par essai/erreur conceptuellement semblables aux dynamiques endodarwiniennes, mais à différents niveaux du vivant, celui de l'individu (recherche de nourriture chez les fourmis) qui nous intéresse peu ici, mais aussi celui systèmes immunitaires et nerveux déjà décrits (Cf. infra), de l'angiogenèse et de la trachéogenèse, et enfin au niveau

60 subcellulaire, dans le comportement dynamique du cytosquelette. Ce niveau subcellulaire présente aussi une autre dynamique qui pourrait présenter des similitudes avec l'endodarwinisme : il s'agit de la répartition apparemment stabilisée des territoires chromosomiques à l'intérieur du noyau, en rapport avec le niveau d'expression des gènes qu'ils contiennent. Enfin, la ségrégation aléatoire des organites cellulaires, et notamment des chloroplastes, a été théorisée (Birky et Skavaril, 1984) et observée (Hennis et Birky, 1984). Ces observations ont montré que consécutivement à une partition inégale, un mécanisme de rééquilibrage a

posteriori existait. Notons que si ces exemples subcellulaires peuvent présenter un

profil hasard/stabilisation, ils ne ressortent pas de l'endodarwinisme au sens strict car il n'y a pas de sélection d'une unité de reproduction, comme peut l'être la cellule (analogue en cela à l'unité de sélection qu'est l'individu dans le cadre classique de la sélection naturelle). Il y a seulement une stabilisation d'états particuliers.

Ces exemples variés montrent que la dimension stochastique des phénomènes biochimiques est une donnée fondamentale qui doit être prise en compte pour une meilleure compréhension des mécanismes du vivant.

I. A. 2 De nombreux systèmes où une variabilité non génétique est observée

I. A. 2 a Variabilité chez les procaryotes

Chez les procaryotes, une hétérogénéité non génétique a été étudiée dans le cadre de la variation de taille des population de bactériophages (Delbruck ,1945), dans les temps de divisions cellulaires bactériennes (Powell 1956, 1958), dans l'alternative

lyse/lysogénie des bactéries infectées par le phage λ, dans l'induction ou la répression de bactéries cultivées sous induction LacZ (Novick et Viener, 1957 ; Benzer, 1953 ; Maloney et Rotman, 1973 ; Tolker Nielsen, et al., 1998), dans le comportement natatoire des bactéries flagellées (Spudich et Koshland, 1976), dans la variation aléatoire du gène (fliC ou fljB) qui code pour la flagelline de Salmonella

enterica (Stocker, 1949), dans l'induction de la différenciation (Russo-Marie, et al.,

1993, Chung, et al. 1994, Chung et Stephanopoulos 1995).

I. A. 2 b Variabilité intercellulaire dans les voies de différenciation

En accord avec un modèle probabiliste, des expériences sur de nombreuses lignées ont démontré que leur cinétique de différenciation est mieux décrite lorsqu'on assigne à chaque cellule une probabilité de se différencier par unité de temps. C'est le cas des expériences pionnières de Till sur des cellules souches hématopoïétiques murines (Till, et al., 1964) renforcés bien plus tard (Mayani, et al., 1993 ; Abkowitz, et

al.., 1996). D'autres signes d'une variabilité d'expression ont été détectés dans des

lignées de mélanocytes (Bennett 1983), de myoblastes (Lin, et al., 1994), de cellules de la crypte intestinale (Paulus, et al., 1993), d'hépatocytes (Michaelson, 1993 ; accompagnée de sélection : Van Roon, et al., 1989), de chondrocytes (Bohme, 1995). Un modèle de différenciation reposant sur une base stochastique a été proposé pour les lymphocytes T (Davis, et al., 1993 ; Chan, et al., 1994), les lymphocytes B (Deenick, et al., 1999), les érythrocytes (Hu, et al., 1997) et les cellules originaires de la crête neurale (Baroffio, et al., 1992).

62 I. A. 2 c Hétérogénéité intercellulaire d'expression génétique dans un contexte homogène

D'autres observations expérimentales de variabilité d'expression intercellulaire ont été faites dans des lignées exprimant des gènes rapporteurs sous contrôle de différents promoteurs. C'est le cas de la lignée macrophagique RAW 264 (Ross, et

al., 1994) transfectée de manière stable par LTR-HIV1-LacZ. Des résultats

comparables ont été obtenus concernant l'expression de lacZ dans la lignée humaine Jurkat sous contrôle de différents promoteurs ou éléments cis activateurs (Fiering, et

al., 1990), ainsi que pour des séquences cibles d'hormones stéroïdes (Ko, et al.,

1990) et dans des constructions de cellules expriment la luciférase sous divers promoteurs (White, et al., 1995 ; Takasuka, 1998). Dans le cas de cellules murines musculaires multinucléées, des différences d'expression internucléaires pour des gènes donnés, dans un contexte cytoplasmique supposé homogène ont été mesurées (Newlands, et al., 1998).

Plus surprenant encore est le cas l'expression hétéroallélique. Alors que les allèles baignent dans un environnement transcriptionnel commun, des observations en nombre croissant montrent que pour certains gènes les deux allèles s'expriment différemment. Cela peut être dû au phénomène d'empreinte, sur lequel nous reviendrons (méthylation différentielle des allèles en fonction de leur origine parentale, conduisant à la répression de l'expression de l'un des deux). Mais dans de nombreux cas, ce phénomène très dynamique et variant de cellule à cellule semble être dû à une expression stochastique, notamment pour les gènes d'immunoglobulines (Nemazee, 2000), des récepteurs olfactifs (Chesset al, 1994), de

la globine (Wijgerde, 1995) - où cette variabilité est décrite comme héritable (de Krom, 2002), des récepteurs T et NK (Held, et al., 1999),des cytokines IL-2 et IL-4 (Hollander, et al., 1998 ; Rivière, et al., 1998).

Ainsi tous ces exemples mettent en évidence le phénomène de plasticité phénotypique qui permet, sur la base d'un génome commun et par des dynamiques aléatoires, de d'aboutir à une diversité qui peut permettre de répondre à un besoin de souplesse dans l'adaptabilité à des fluctuations environnementales. Reste à envisager des mécanismes qui permettent, dans un second temps, de stabiliser certaines options.