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La « Relation pure » d’Anthony Giddens et son problème

Beaucoup de travaux sociologiques d’Anthony Giddens sont consacrés à l’analyse de la particularité de la modernité. Pour les sociologues comme lui qui font des études sur la modernité, la question centrale est de définir comment les individus arrivent à établir des relations : dans notre société individualisée et détraditionalisée, où n’existe plus la tradition qui nous a imposé et garanti de vivre à deux, toutes les conséquences positives ou négatives de la vie en couple sont attribuées à l’individu. Anthony Giddens expose dans son analyse les modèles de vie à deux conformes aux particuralités de la société de la modernisation réflexive que nous avons examiné ci-dessus. Selon lui, l’avènement de l’époque moderne nous a apporté la possibilité de vivre une « relation pure » (pure rela- tionship), selon les termes de l’auteur, c’est-à-dire une relation entre deux individus égaux et indépendants, qui permet, par l’échange et l’engagement mutuel, une modification de leur identité. Cette relation ne s’établit que pour elle-même et dans le but d’en obtenir la satisfaction ou les récompenses. Lorsqu’elle n’est plus jugée satisfaisante, cette relation peut être dissoute :

It[Pure relation] refers to a situation where a social relation is entered into for its own sake, for what can be derived by each person from a sustained asso- ciation with another ; and which is continued only in so far as it is thought by

Université de Toulouse II M. Aihara 87/304 both parties to deliver enough satisfactions for each individual to stay within it (Giddens : 1992, p. 58).

La relation pure repose sur l’« amour confluent », amour libéré de toutes les contraintes socio-historiques, et basé sur une relation égalitaire entre deux individus. An- thony Giddens a souligné les caractéristiques de cet amour, qui s’oppose à l’amour roman- tique. Tout d’abord, comme nous l’avons examiné dans le chapitre 3.2, page 55, l’amour romantique s’appuie sur l’inégalité des sexes. Par contre, « l’amour confluent suppose

l’égalité dans l’échange émotionnel (Giddens : 1992, p. 62)26». Cet amour est défini

comme actif, contingent, et donc contraire à l’éternité et à l’unicité de l’amour roman- tique. L’augmentation des divorces et des séparations dans notre société (separating and divorcing society) est une conséquence de l’émergence de ce type d’amour. Pour l’amour confluent, le plus important est la « relation spéciale », non la « personne spéciale » de l’amour romantique (Giddens : 1992, p. 61-62).

Ensuite, l’amour confluent comprend la sexualité : la poursuite mutuelle de la satis- faction sexuelle est un élément important dans la décision de maintenir ou dissoudre la relation. « L’amour confluent est une version de l’amour dans lequel la sexualité est un

facteur qui doit être négocié comme une partie de la relation. » (Giddens : 1992, p. 63)27

L’exclusivité sexuelle n’est plus une valeur centrale contrairement à l’amour romantique. Si un couple ne s’accorde pas sur cette contrainte sexuelle, elle n’a aucune importance entre eux. Cet amour ne se limite pas à l’institution du mariage, ni même à celle de la monogamie et l’hétérosexualité : pour l’amour confluent, la sexualité est décidée par la volonté de deux individus (Giddens : 1992, p. 62-63).

Autrefois, c’est le mariage qui connectait la sexualité et l’amour : pour l’amour ro- mantique, cette sexualité était indissociable de la reproduction. De plus, au moyen âge,

la poursuite du plaisir sexuel par le couple marié était prohibée par l’Église28. La dé-

connexion totale de la sexualité et de la reproduction n’a été possible qu’au cours des 26. Ce texte a été traduit par l’auteur de cette thèse. L’original est : Confluent love presumes equality in emotional give and take, [...].

27. Ce texte a traduit par l’auteur de cette thèse. L’original est : It[confluent love] is a version of love in which a person’s sexuality is one factor that has to be negotiatied as part of a relationship.

88/304 4. Modernisation Réflexive : radicalisation de la modernité années 60 grâce à la légalisation des moyens de contraception dans notre société (Singly et Chaland : 2001, p. 290). De nos jours, selon Anthony Giddens, c’est la relation pure qui connecte sexualité et amour : la sexualité est devenue l’un des éléments majeurs dans la construction de la personnalité et de l’identité. L’auteur a qualifié ce type de sexualité de « sexualité plastique ».

Plastic love is decentred sexuality, freed from the needs of reproduction. It has its origins in the tendency, initiated somewhere in the late eighteenth cen- try, strictly to limit family size ; but it becomes further developed later as the result of the spread of modern contraception and new reproductive techno- logies. Plastic sexuality can be moulded as a trait of personality and thus is intrinsically bound up with the self. At the same time – in principle – it frees sexuality from the rule of the phallus, from the overweening importance of male sexual experience (Giddens : 1992, p. 2).

Cette sexualité plastique, libérée de la reproduction grâce à la légalisation des moyens de contraception, constitue une partie de la personnalité. Les expériences sexuelles chez les hommes ne sont plus aussi marquantes que celles qui étaient vécues dans le contexte de l’amour romantique. En somme, ce modèle de la relation proposé par Anthony Giddens (et pas seulement entre un homme et une femme ; ce point est crucial pour lui), dans notre société individualisée et détraditionalisée, est la « relation pure » dans laquelle deux individus s’unissent par l’« amour confluent », qui leur permet de satisfaire une « sexualité plastique ».

François de Singly et Karine Chaland ont critiqué ce modèle d’Anthony Giddens dans leur article intitulé, « Quel modèle pour la vie à deux dans les sociétés modernes ? » (Singly et Chaland : 2001) Le problème de la « relation pure », selon eux, est la sécurité ontologique avec qui cette relation idéale n’est pas compatible. La sécurité ontologique chez A. Giddens est une forme très importante du sentiment de sécurité, et exprime « la confiance de la plupart des êtres humains dans la continuité de leur propre identité et dans la constance des environnements sociaux et matériels de l’action » (Giddens : 1990,

Université de Toulouse II M. Aihara 89/304

p. 92)29. Essentiel pour la notion de confiance, le sentiment de fiabilité est selon lui à la

base du sentiment de sécurité ontologique ; tous deux sont donc psychologiquement très proches (Giddens : 1990, p. 92) .

La relation pure est, comme nous l’avons examinée ci-dessus, une relation ouverte qui est libérée de toutes les contraintes socio-historiques, et qui repose sur l’amour confluent et la sexualité plastique. François de Singly et Karine Chaland ont mis en doute la possibi- lité de maintenir la sécurité ontologique avec ce type de relation ouverte : pour obtenir un sentiment de sécurité dans la vie à deux, les individus doivent consentir à la persistance de cette relation (même si elle n’est pas nécessairement éternelle, mais de longue durée). Si la relation pure est privilégiée, l’amour confluent et la sexualité plastique doivent être aussi privilégiés. Par contre, la sexualité plastique de Anthony Giddens « peut se déconnecter de la fidélité dans le cadre de la vie à deux : la relation pure n’est pas "nécessairement mo- nogamique dans le sens de l’exclusivité sexuelle" » (Singly et Chaland : 2001, p. 290). En réalité, les auteurs l’affirment en présentant le résultat d’un sondage national (la fidélité occupe la première position pour les femmes et la seconde pour les hommes), qui montre que l’amour et la sexualité sont dissociables (Singly et Chaland : 2001, p. 295).

La fidélité est une manière de régler l’angoisse de la séparation. Si l’exclu- sivité sexuelle est le signe principal du lien, cela implique que la pratique sexuelle est considérée comme primordiale dans l’amour. Cela repose donc sur un postulat qu’amour et sexualité sont très fortement associés, comme l’expression « faire l’amour » l’indique.

Tous les individus qui désirent rompre avec ce postulat doivent faire alors un travail important : convaincre leur partenaire que la fidélité n’est pas la preuve de l’existence du couple, que la sexualité ouverte n’est pas incompatible avec un amour privilégié (Singly et Chaland : 2001, p. 295).

Si une relation pure apporte une sécurité ontologique au couple, cette liaison est cré- dible et stable. La fidélité dans un couple est considérée comme une qualité. Cependant, la 29. Ce texte a été traduit par l’auteur de cette thèse. L’original est : [The phrase refers] to the confidence that most humans beings have in the continuity of their self-identity and in the constancy of the surrounding social and material environments of action.

90/304 4. Modernisation Réflexive : radicalisation de la modernité sexualité plastique d’Anthony Giddens n’est pas compatible avec cette fidélité comprise comme exclusivité sexuelle. « Pour que l’ouverture de la frontière conjugale soit crédible, il faut admettre (et faire admettre) que le sexe peut n’avoir d’autre valeur que le plaisir tiré de cette activité, sans aucune autre signification, et que la valeur de son partenaire n’est en rien affectée par cette recherche d’un ailleurs. » (Singly et Chaland : 2001, p. 296-297) François de Singly et Karine Chaland ont donc conclu : « Chacun est condamné à trouver des formes d’association entre liberté et sécurité, indépendance et dépendance. Le modèle de la « relation pure » ne dessine donc pas l’avenir » (Singly et Chaland : 2001, p. 300).

Ces auteurs ont quant à eux proposé un autre modèle de relation : « une vie à deux sous tension ». « Dans les sociétés modernes avancées, les couples doivent, pour répondre à ce défi et pour concilier ces éléments contradictoires, pratiquer la dialectique ! Chacun doit apprendre à combiner le dosage entre le degré d’indépendance (pouvant s’inscrire dans l’ouverture) et la reconnaissance d’autres besoins, notamment la stabilité et la sécurité. » (Singly et Chaland : 2001, p. 298) Leur modèle « sous tension » est fondé sur le défi consistant à atteindre ce dosage en pratiquant sans cesse la dialectique.

Examinons à présent un autre problème à l’égard de la relation pure dans notre so- ciété de la modernisation réflexive : en général, une relation spéciale est possible avec quelqu’un de spécial. Passés les premiers temps de la découverte mutuelle de la liaison conjugale, les individus concernés décident progressivement de leur dosage de l’enga- gement entre la liberté individuelle et la sécurité conjugale. Cette dialectique persistante rend la relation spéciale, et par conséquent ce « quelqu’un » devient spécial. Cependant, en réalité, ce processus se développe réciproquement : c’est au fur et à mesure que le degré de la spécialisation progresse dans un couple que l’autre, ce « quelqu’un », devient spécial. Dans la plupart des cas, si l’« autre » n’étend plus son degré de la spécialisation, c’est parce que leur relation n’est plus spéciale. En définitive, c’est la relation spéciale qui est plus importante que ce « quelqu’un » de spécial. Il n’est pas simple de comprendre ce principe au regard de la « tradition » de l’amour romantique, comme nous l’avons déjà examiné ci-dessus. De plus, cette réciprocité du processus conjugal en dissimule le

Université de Toulouse II M. Aihara 91/304 détail, et il semble encore exister une confusion dans notre société actuelle car ce « quel- qu’un » de spécial peut aussi rendre une relation spéciale. Dans cette confusion, trouver « quelqu’un » de spécial est donc primordial. On peut observer ceci avec le phénomène de

l’« idolâtrie » du mariage30 : pour les partisans de ce phénomène, le mariage fonctionne

comme une attestation officielle de la spécificité de leur relation. Ces partisans font une confusion majeure entre la rencontre avec « quelqu’un » de spécial, et le commencement d’une relation spéciale. Le mariage facilite ce passage de quelqu’un d’ordinaire à « quel- qu’un » de spécial. Si la relation spéciale est plus importante, le mariage n’est qu’un des résultats de la dialectique conjugale qui a rendu une relation spéciale. Cependant, pour ceux qui pensent avoir trouvé ce « quelqu’un » de spécial, le processus suivant est la qua- lification : le mariage atteste immédiatement de la qualité spéciale de la relation avec ce « quelqu’un », mais parfois sans développer la relation réelle. Nous y revenons plus loin dans le chapitre 8, page 193.

4.4 Synthèse de ce chapitre : comparaison avec les carac-