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Problématiques du mariage moderne et de la famille moderne

Pour finir ce chapitre, nous ferons une liste de « problématiques » du mariage moderne et de la famille moderne. Celles que nous allons mettre en relief dans les prochaines pages ne sont peut-être pas vraiment « problématiques » : par exemple, l’invention de l’amour maternel a partiellement libéré les femmes, par la valorisation de l’importance d’« être

70/304 3. Mariage moderne et famille moderne : définition et problématique mère ». Nous ferons juste ici un bilan des conséquences de la modernité qui ont généré des contraintes sociales à l’égard du mariage moderne et aux femmes de nos jours. Cela nous permettra d’analyser le mariage japonais un peu plus loin.

Changement de la relation parents-enfants

Comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent (p. 62), la famille moderne joue un rôle plus complexe et multiple qu’avant la révolution des sentiments. Dans l’époque médiévale, la famille était l’unité économique de la société : on n’attendait pas de soutien affectif de la part des membres de la famille. D’ailleurs, l’enfant était considéré comme « un adulte en devenir », et la forte mortalité infantile défavorisait l’attachement des pa- rents à leurs enfants (Ariès : 1960). Avec le changement démographique (nucléarisation de la famille, baisse de la fécondité) qui est apparu, bien que lentement, à partir de la fin

du XVIIIesiècle, l’enfant devient l’un des éléments les plus importants dans la famille. La

découverte de la particularité enfantine a entraîné une nouvelle considération de l’enfant. Naturellement, ce changement dans les sentiments a déterminé une valorisation de l’« être mère », le soin domestique des enfants étant devenu plus important. Cependant, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent (p. 55), cette valorisation a été aussi à la base de la division du travail par sexe ; en effet, les tâches domestiques, y compris le soin aux enfants, ont été attribuées seulement aux femmes en déterminant leur rôle à la maison sous le prétexte d’une dimension « naturelle » de ce même rôle.

Invention de l’amour maternel

L’invention de l’amour maternel (Badinter : 1980) au cours de l’époque moderne a aussi déterminé une valorisation de l’« être mère », de façon plus forte que la découverte de la particularité enfantine. Alors que cette dernière a attribué à l’enfant un rôle central à l’intérieur de la famille, la première a entraîné l’idéalisation du rôle de mère. Cette idée, l’amour maternel dérivé de la nature des femmes, a justifié l’attribution aux femmes du « travail fantôme », des taches ménagères bénévoles(voir paragraphe 3.2, p. 55).

Université de Toulouse II M. Aihara 71/304 Idealisation of the mother was one strand in the modern construction of mo- therhood, and undoubtedly fed directly into some of the values propagated about romantic love. The image of ’wife and mother’ reinforced a ’two sex’ model of activities and feelings. [...] The idea that each sex is a mystery to the other is an old one, and has been represented in various ways in different cultures. The distinctively novel element here was the association of mothe- rhood with femininity as qualities of the personality – qualities which cer- tainly infused widely held conceptions of female sexuality (Giddens : 1992, p. 42-43).

En s’alimentant de l’idée d’amour maternel, l’image de la femme idéale a été concen- trée dans deux rôles seulement : épouse et mère. Désormais, l’objectif ultime de la vie féminine est le mariage, puisqu’il s’agit de la seule institution qui permette de concrétiser cette image idéale de l’être femme. De plus, les femmes sont volontairement soumises à la famille pour réaliser cette image idéalisée.

Nouvelle répression des femmes par le mariage d’amour

À l’époque moderne, le mariage est devenu un passage très important dans la vie des femmes. Quant à la tradition féodale, qui avait forcé les femmes au mariage arrangé, elle n’existe plus, puisque les principes de la modernité en ont libéré les gens, et que la personnalisation des sentiments, y compris la généralisation de l’amour romantique, permet de se conduire de façon plus personnelle. « Alors que jusque-là [la première moitié

du XIXesiècle] le sentiment semblait prendre la forme d’une vertu extérieure s’opposant

aux pulsions animales[...], la seconde moitié du siècle découvre non sans frisson qu’il est possible de se mettre à l’écoute des profondeurs de soi, et de libérer en la contrôlant l’énergie qui en découle (Kaufmann : 1999, p. 75). »

Mais en réalité, deux rôles seulement s’offrent aux femmes du fait de l’idéalisation des rôles : épouse et mère. Ainsi, les femmes de nos jours, libérées de la tradition qui les forçaient à se marier par arrangement familial, sont maintenues dans la contrainte : celle

72/304 3. Mariage moderne et famille moderne : définition et problématique du mariage d’amour. Depuis le début de l’époque moderne, le fondateur de la famille n’a pas changé : le mariage d’amour. Pour les femmes, comme à l’époque médiévale, il est toujours difficile de vivre en dehors de l’institution du mariage.

Ces trois problématiques, la centralisation du rôle de la famille sur l’enfant, l’idéali- sation du rôle d’« épouse/mère » et la répression par le mariage d’amour, résultent sim- plement d’un bilan des conséquences de la modernité concernant le mariage et la famille, comme nous l’avons vu au début de ce paragraphe. Il faut souligner que les caractéris- tiques du mariage moderne et de la famille moderne et leurs problématiques ne sont pas seulement le reliquat de l’époque médiévale, mais découlent de la modernité.

Chapitre 4

Modernisation Réflexive : radicalisation

de la modernité après les années 80

Pour finir cette partie, « Modernité, Individualisation et Mariage », nous analyserons la modernité de notre époque en introduisant l’idée de « la modernisation réflexive » : cette idée représente la particularité de la modernisation « avancée », y compris le dé- veloppement de l’individualisme. La définition de la modernisation réflexive n’est pas très évidente. Même dans l’ouvrage intitulé Reflexive Modernization, avec la collabora- tion d’ Anthony Giddens, Ulrich Beck et Scott Lash, les idées développées au sujet de la modernisation réflexive sont diverses (Beck, Giddens et Lash : 1994). (Ils ont admis le désaccord dans ce livre.) Les auteurs ne partagent que quelques concepts en commun, tel que l’importance de la réflexivité de notre époque, la « dé-traditionnalisation » et les pro- blèmes globaux lié aux données écologiques actuelles. Dans cette thèse, nous employons le concept de modernisation réflexive inspiré par les travaux des sociologues Anthony Giddens et Ulrich Beck.

Pourquoi la modernisation « réflexive » ?

Le concept de « post-modernité » ne convient guère aux deux sociologues parce que le terme « post- » renvoie à l’idée de la fin de la société moderne. Anthony Giddens em- ploie le terme « High-modernity » (la modernité « avancée ») ou « Late Modernity » (la

74/304 4. Modernisation Réflexive : radicalisation de la modernité modernité de deuxième niveau) pour éviter l’utilisation de « post-modernity », car « plutôt qu’entrant dans une période de la post-modernité, nous sommes en train de bouger ver une époque où la conséquence de la modernité devient plus radicale et universelle qu’avant

(Giddens : 1990, p. 3)17. Selon lui, la réflexivité représente une des particularités de la

modernité, cependant, elle n’est pas l’élément unique de la société moderne. La particu- larité de notre époque est sa grande échelle : l’influence de cette réflexivité rayonne non seulement au niveau personnelle mais aussi au niveau du système social.

It[Reflexivity] is introduced into the very basis of system reproduction, such that thought and action are constantly refracted back upon on another. [...] The reflexivity of modern social life consists in the fact that social practices are constantly examined and reformed in the light of incoming information about those very practices, thus constitutively altering their character. [...] only in the era of modernity is the revision of convention radicalised to apply (in principle) to all aspects of human life, including technological interven- tion into the material world (Giddens : 1990, p. 38-39)

Anthony Giddens attire l’attention sur l’utilisation de la statistique officielle. À l’époque du sociologue Durkheim, par exemple, la statistique était considérée comme un moyen utile de rendre compte de la société de façon plus concrète. Par contre, l’État, exé- cuteur de cette statistique civile, en profite pour mettre en œuvre des tactiques politiques, et parfois même pour contrôler les citoyens. Ainsi, l’utilisation de la statistique modifie la société elle-même, et transforme aussi la vie privée : lorsque la statistique annonce une augmentation des divorces dans une société, les gens modifient leur comportements à l’égard du mariage (hésitation vis-à-vis du mariage, ou alors, une préparation pour le cas du divorce (Giddens : 1990, p. 42-43)). Ainsi, la réflexivité signifie selon lui des actes unilatéraux à deux dimensions, la dimension personnelle et la dimension systématique dans la société moderne.

17. Ce texte est traduit par l’auteur de cette thèse. L’original est : Rather than entering a period of post- modernity, we are moving into one in which the consequences of modernity are becoming more radicalised and universalised than before.

Université de Toulouse II M. Aihara 75/304 Pour Ulrich Beck également, la modernisation réflexive représente une radicalisation de la modernité, et non une transformation dans une période post-moderne. « La moder- nisation réflexive est donc supposée signifier un changement de la société industrielle [...] qui implique une radicalisation de la modernité qui démolit les prémisses et le contour de la société industrielle et qui ouvre la voie vers une autre modernité. » (Beck, Giddens et

Lash : 1994, p. 3)18

Ulrich Beck a distingué la réflexivité de la « réflexion ». Cette dernière renvoie à l’ac- croissement de la connaissance et la « scientification » à l’époque moderne. Par contre, la réflexivité signifie essentiellement selon lui la confrontation à la modernisation « elle- même ». Pour clarifier son idée de la réflexivité, il distingue deux modernisations : la modernisation « simple » ou « normale » et la modernisation « réflexive ».

’Reflexive modernization’ means the possibility of a creative (self- )destruction for an entire epoch : that of industrial society. The ’subject’ of this creative destruction is not the revolution, not the crisis, but the victory of Western modernization. [...]

Thus, by virtue of its inherent dynamism, modern society is undercutting its formations of class, stratum, occupation, sex roles, nuclear family, plant, bu- siness sectors and of course also the prerequisites and continuing forms of natural techno-economic progress. This new stage, in which progress can turn into self-destruction, in which one kind of modernization undercuts and changes another, is what I call the stage of reflexive modernization (Beck, Giddens et Lash : 1994, p. 2).

L’idée principale de la modernité réflexive chez Ulrich Beck est la destruction créa- trice de soi-même (creative (self-)destruction). La radicalisation de la modernité détruit la société industrielle, fruit de la modernité « simple ». Il souligne l’importance de la vic- toire de la modernité occidentale comme une cause de cette destruction créatrice. Un des 18. Ce texte est traduit par l’auteur de cette thèse. Le texte original est : Reflexive modernization, then, is supposed to mean that a change of industrial society [...] implies the following : a radicalisation of modernity which breaks up the premises and contours of industrial society and opens paths to another

76/304 4. Modernisation Réflexive : radicalisation de la modernité exemples est l’augmentation de la participation des femmes sur le marché du travail. Le principe de la modernité était l’égalité des hommes. Cependant, en réalité, la société mo- derne industrielle s’est construite sur la division du travail par sexe qui s’appuyait sur la famille moderne (voir également chapitre 3.2, page 55). Avec la radicalisation de la mo- dernité à notre époque, les fruits de la modernisation « simple » (la société industrielle, la famille moderne, etc.) sont exposés aux critiques puisque les femmes ont multiplié les démarches pour l’obtention d’un droit égalitaire. Ces démarches n’ont causé ni crise ni révolution, mais elles ont pourtant renversé petit à petit la société moderne industrielle et décomposé la famille moderne qui avait contribué à la répartition sexuée. C’est un fruit de la modernisation réflexive.

Définition de la période

Ensuite, il faut définir la période où cette modernisation réflexive s’est ancrée dans la société contemporaine. Comme le sujet de cette thèse est l’analyse du mariage contempo- rain, nous allons la définir en examinant le phénomène social sur le mariage.

Jusqu’aux années 70, le mariage en France et le mariage au Japon n’étaient pas très différents, malgré une tendance sociale divergente : comme nous l’avons déjà mentionné dans l’introduction (page 17), environ 10 % des français sont issus de couples en concu- binage, alors qu’au Japon, moins de 1 % des nouveau-nés étaient des enfants extra- conjugaux. Cependant, même en France dans les années 70, le choix d’avoir des enfants hors mariage était un choix « extra-ordinaire », comme dans le Japon actuel et d’autrefois. L’importance sociale du mariage dans ces deux pays était à peu de choses près la même jusqu’à ces années-là. Pendant les années 80, avec le développement de l’individualisme dans la modernisation « réflexive », de moins en moins de couples français choisissent le mariage ; par contre au Japon, le mariage est encore un passage obligé dans la société actuelle.

Il est difficile de dire précisément quand cette divergence a débuté. En effet, plusieurs sociologues remarquent cette transformation socio-culturelle après les événements de 68.

Université de Toulouse II M. Aihara 77/304 À notre avis, c’est à partir des années 80 que plusieurs signes de cette différence ont émergé dans la société. Par exemple, au Japon, le taux de natalité a commencé à diminuer après les années 80, alors que pendant les années 70, il était plutôt stable. Les fruits de cette modernisation réflexive sont apparus de façon plus concrète dans la société des années 80, surtout dans le domaine privé. Dans notre thèse, nous considèrerons donc que l’ancrage de la modernité réflexive a débuté dans les années 80.

Dans la section suivante, nous analyserons, tout d’abord, deux caractéristiques im- portantes de la modernité réflexive : individualisation de la société et de la famille, et « dé-traditionnalisation ». Ensuite, nous soulignerons un problème de la société actuelle, à travers le concept de « relation pure » d’Anthony Giddens, dont nous citerons une cri- tique de François de Singly et Karine Chaland. Enfin, nous indiquerons les changements de la famille moderne à partir des caractéristiques examinées dans le chapitre 3.2, page 53.

4.1 L’individualisation de la société et de la famille