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IV. 1.3. « Anthropo-centrisme » ou « anthropo-circonférencialisme » ?

IV.2. D’ HOMME A HOMME

IV.2.2. Quels regards sur l’espace riverain ?

D’après P. Donadieu (1994), « les regards intérieurs au territoire, ceux des groupes

sociaux qui les produisent, les utilisent et le plus souvent les habitent, sont constitutifs de leur attachement et de leur mémoire. […] L’attendu du regard n’est pas le motif du tableau à admirer […] mais le repérage identitaire d’un territoire balisé d’espaces familiers ou inconnus ». Pour cet auteur, les habitants qui portent ce regard intérieur ne se représentent pas

leur territoire comme un paysage à observer mais plutôt, comme un lieu de vie. Dans notre étude, ce type de regard est porté par les habitants originaires. Ils ne voient pas dans le ramier un tableau champêtre qui se laisse observer : ils en ont tout simplement une expérience territoriale, et non paysagère.

Même si les néo-ruraux déambulent dans l’espace riverain, il n’est pas un socle identitaire pour eux, bien que ce type de pratiques puisse contribuer à établir un sentiment d’appartenance au « local » (Haschar-Noé, 2009). Ils portent un regard extérieur sur l’espace, qui leur permet au contraire d’en avoir une expérience paysagère.

75 D’après la littérature, ces deux regards permettent de distinguer l’espace du territoire. Selon Di Méo (1998) « le territoire témoigne d’une appropriation […] par des groupes qui se

donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité ».

Ce serait donc un processus d’appropriation identitaire qui transforme l’espace en territoire. Ainsi, la différenciation sociale des habitants se joue sur ces notions d’espace et de territoire. Les rives de la Garonne seraient un territoire de vie pour les habitants originaires qui y portent un regard intérieur, tandis qu’il est un espace récréatif pour les néo-ruraux, qui en ont un regard extérieur.

Dans notre chapitre III, nous avons remarqué que les institutions territoriales ont « empaysagé » l’espace riverain par leur politique de patrimonialisation. Pourtant, F. Dubost (1991) soutient qu'à « trop autonomiser le paysage comme objet esthétique, ou comme simple

univers de signes, on perd de vu le réel, son référent. Il faut donc en revenir au paysage des habitants ». Certes, mais à quels habitants se réfèrent les institutions pour agir sur le

paysage ? Nous venons de voir que les regards n’étaient pas homogènes entre les habitants. De plus, les institutions elles-mêmes portent un regard spécifique sur l’espace de la Garonne.

Selon R. Larrère (2002), il existe trois types de regards correspondant à ceux de nos trois groupes d’acteurs qui incluent les notions de regard intérieur et extérieur :

- le regard « formé » à l’esthétique du paysage, « à la contemplation évasive et quotidienne » : celui des néo-ruraux ;

- le regard « informé » des spécialistes, qui « interprètent les structures spatiales » : celui des institutions territoriales ;

- le regard « initié » des personnes familières du lieu, qui voient évoluer leur territoire : celui des habitants originaires.

R. Larrère parle également du regard « endogène » assimilé au regard « initié ». Cette notion est équivalente au regard « intérieur » de P. Donadieu. Inversement, les regards « exogènes » regroupent les regards « formé » et « informé », apparentés au regard « extérieur ».

Nous l’avons vu (IV.1), les institutions favorisent sans le savoir le développement de pratiques longitudinales au fleuve à travers le sentier du « corridor garonnais ». Ils privilégient donc le regard « formé » et esthétique des néo-ruraux, avec lesquels ils partagent un regard « extérieur » au territoire. Avec ce projet de sentier, ils ont pris le parti du « grand public » et

76 délaissent donc le regard « initié » des personnes originaires. En effet, les anciens habitants émettent une réserve quant à ce projet, car ils devront partager leur territoire et voir de nouveaux usagers s’y établir : « oui, mais il faut voir qui ça va nous ramener tout ça » - 21. S’il attire de nombreux randonneurs, ce projet risque d’aller à l’encontre de l’aspect sauvage et intime du ramier, le socle identitaire commun aux initiés.

Finalement, il n’est pas non plus certain que les néo-ruraux fassent un plein usage de ce nouvel aménagement, comme le souhaitent les institutions. Leur volet pédagogique a été réalisé sans prendre en compte l’avis des habitants. Les néo-ruraux manifestent plus un désir de nature esthétique aménagée que l’acquisition de connaissances historiques ou un engagement écologique à l’égard des bords de Garonne.

En réalité, l’ambition sociale des institutions n’est ni de favoriser l’espace des néo-ruraux ni le territoire des natifs, mais consiste à démocratiser un lieu. En effet le lieu est « un

milieu doué d’une puissance capable de grouper et de maintenir ensemble des êtres hétérogènes en cohabitation et corrélation réciproque » (Retaillé 1997). Bien que les

institutions territoriales favorisent inconsciemment les regards « extérieurs » au territoire, elles espèrent faire se croiser les regards « formé » et « initié » en un lieu commun.

Moins banal qu’il n’y paraît, l’espace riverain de la Garonne n’est pas resté figé dans le temps. Nous avons découvert la complexité des relations entre les différents acteurs qui y interviennent, chacun avec leurs propres représentations sociales de l’espace et de la nature. Ils ont ainsi posé leur marque sur l’espace à différentes époques et continuent à rendre ce lieu socialement dynamique.

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C

ONCLUSION

L’espace riverain de la Garonne à Mas-Grenier et à Finhan n’est pas si banal qu’il n’y paraît. En portant notre attention sur les catégories de langage utilisées pour parler de l’espace « entre les villages et la Garonne », nous avons constaté que les personnes interrogées ne se représentent pas toutes de la même façon l’espace. En outre, elles n’aperçoivent pas la même nature des changements et ne véhiculent pas les mêmes valeurs pour en parler.

La façon qu’ont les acteurs de nommer l’espace révèle en fait des types de pratiques différents de l’espace, qui ont organisé leurs représentations de l’espace et de la nature, en fonction d’un univers de référence propre à chacun d’entre eux.

Pour les habitants originaires, le ramier n’est pas qu’un espace cultivé et initialement structuré matériellement par la topographie, les dynamiques fluviales de la Garonne et la peupleraie. L’étude des objets concrets tels que les ronces, le maïs et les « nouvelles eaux » a mis en avant leur vision d’un espace changeant, en référence à une époque passée et idéalisée : l’âge d’or du ramier. Le terme local « ramier » exprime ainsi une manière de vivre de l’intérieur une relation identitaire à ce territoire, et même, une manière de se différencier des autres personnes qui pratiquent l’espace.

Le « bord de Garonne » est une dénomination de l’espace utilisée par les nouveaux habitants, arrivés depuis une dizaine d’années dans ces villages. L’espace riverain représente pour eux une zone agréable à proximité du village, peu affectée par des changements.

Ils ont développé un regard extérieur et une représentation d’un espace à fort potentiel récréatif, en référence à d’autres espaces de nature aménagée qui se rapportent à l’eau, comme le canal latéral à la Garonne.

Pour les institutions territoriales, le « bord de Garonne » est un patrimoine naturel et culturel à sauvegarder. Comme les nouveaux habitants, ils regardent de l’extérieur les bouleversements écologiques qu’ils perçoivent. Ils ont développé la représentation d’un lieu à reconquérir physiquement et idéologiquement par le grand public, pour mieux le protéger. Selon ces acteurs, le bord de Garonne est un bien commun susceptible d’accueillir, sur un lieu partagé, les habitants originaires et les néo-ruraux qui pratiquent et se représentent l’espace différemment.

78 L’anthropologie de l’environnement est une discipline particulièrement adaptée à l’étude des rapports des hommes aux espaces ordinaires du « proche ». Ce terrain nous a amené à nous questionner sur la compatibilité des formes de sociabilité qui s’établissent dans un même espace. Les institutions territoriales interviennent effectivement sur le territoire sans que de demande ne soit formulée par des enquêtes sociales. Comprendre les représentations des habitants ne se devine pas à travers des impressions, mais nécessite une véritable étude anthropologique, qui ne s’improvise pas.

L’espace riverain de la Garonne est le produit historique d’un rapport nature/société complexe et dynamique. Il s’agit d’un espace pluridimensionnel – économique, culturel, symbolique, écologique, juridique – qui décrit dans sa totalité la relation des hommes avec l’espace et entre eux (Mauss, 2007). Plus qu’un simple espace conquis et cultivé par l’homme, « l'interprétation continue des mutations contemporaines » (Balandier, 2001) de l’espace riverain déconstruit un réseau de relations agencées spécifiquement, à chaque époque, entre les différentes entités humaines et non-humaines. Les changements écologiques et sociaux qui affectent l’espace a amené au fil du temps un réagencement du réseau.

Ainsi, un « espace social total » ressort de l’analyse de la vie sociale quotidienne des riverains de la Garonne.

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B

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